Deuil d'une amitié

Zoé Winter

Toutes les nuits, je rêve de toi. Nos regards se croisent, on s’échange un sourire. Le réveil en est d’autant plus amer.

16/3/22

Toutes les nuits, je rêve de toi. C'est toujours la même chose. Ce qui a été fait a été fait, mais on ne s'évite pas. Nos regards se croisent et on s'échange quelques mots. Un sourire. Une conversation. Ce qui est fait est fait. Mais ça ne nous empêche pas d'être amies.

Le réveil en est d'autant plus amer.

Ça fait trois ans maintenant. Trois ans, tu te rends compte ? J'ai l'impression que la dernière fois que je t'ai vue date d'il y a beaucoup plus longtemps. Pourtant, j'ai toujours le réflexe de prendre le téléphone pour te demander comment tu vas. Comme si tu allais répondre.

Et tu pourrais répondre, j'ai toujours ton numéro, si tu ne l'as pas changé. Mais j'ai déjà essayé de te recontacter, on a vu ce que ça a donné. Je peux pas m'empêcher de t'imaginer derrière l'écran, à fixer des lettres qui n'ont aucun sens pour toi, parce que pourquoi cette personne qui t'a fait tant de mal essaierait de reprendre contact avec toi ?

Je sais même pas comment on en est arrivées là. J'ai jamais prévu mon avenir sans toi. Encore maintenant. Parce que c'était évident que tu serais là à chaque étape. Qu'on serait ensemble. Ça ne pouvait en être autrement.

Ça passe en boucle dans ma tête. Qu'est-ce qui a déconné ? Quand est-ce que ça a foiré ? Et je me rends compte que ça n'a pas été violent, ça n'a pas été soudain, ça a été un long déclin, sur plusieurs années. Petit à petit, une douleur s'est installée. On ne s'est pas éloignées, puisque comment on pourrait vivre l'une sans l'autre ? Mais c'était là, depuis tout ce temps.

Est-ce que je savais ce qui allait se passer ? Est-ce que j'aurais agi autrement, si j'avais su ? J'ai l'impression que ça n'aurait pas pu se passer autrement, que c'était une fatalité, mais je veux pas y croire. Je cherche dans mes souvenirs, je pointe du doigt tout ce que j'ai loupé. Ce que j'ai fait, ce que je n'ai pas fait. Les moments sont brisés en morceaux et je ne peux plus les rassembler. Comment c'est possible ?

Tu étais ma sœur. Tu l'es toujours. Parce que c'était pour la vie, et quand je t'ai fait cette promesse, j'y croyais vraiment.

Je sais pas pourquoi tu m'as choisie. En creusant le cimetière de mes souvenirs, évidemment que j'ai déterré les os. Pourquoi moi ? Celle qui t'a poussée dans les escaliers, celle qui s'est moquée de ta couardise, celle qui te repoussait sans cesse ? Pourquoi moi ? Tu t'es accrochée à moi, tu as supporté mes coups et je…

Je comprends pas.

Un jour je voulais bien être ton amie, un jour non. Puis, les jours « non » sont devenus moins fréquents. On s'engueulait souvent. Je suis retournée chez toi en courant parce que tu avais disparu. Tu t'étais enfermée dans les toilettes et j'ai pleuré de soulagement parce que j'avais cru te perdre. J'étais désolée de m'être moquée.

Je t'écrivais de longues lettres. Après un mois d'absence, je te serrais dans mes bras en sanglotant puisque tu m'avais manqué. Tu me frappais quand je buvais, parce que tu savais très bien que je le faisais pour me faire du mal. Sauter des repas aussi.

Qu'est-ce que tu étais maigre.

J'étais souvent en colère contre toi. Sûrement parce que tu étais ma sœur, et que je savais que, quoi qu'il arriverait, tu me pardonnerais. Il n'y avait pas beaucoup de gens avec qui je pouvais me lâcher, parler comme on grogne, insulter comme on mord. C'était une période de merde.

Il y a eu les scarifications. La tentative de suicide. La dépression, un poids qui enchaîne sans qu'on puisse plus rien faire. C'est toi qui m'as relevée. C'est toi qui m'as tenue la main, qui m'as aidée à tenir. C'est uniquement toi.

Je passais énormément de temps chez toi. C'était mon refuge. L'endroit où je pouvais être moi-même. On ne se cachait rien. Tu étais tout pour moi. On avait d'autres amies, c'est vrai, mais tu passais devant tout le monde. Quoi qu'il arrive, c'était toi que je suivais. On se suivait mutuellement.

Je sais pas quand ça a foiré. Le monde brûlait en permanence autour de nous, c'était toujours la merde. Depuis qu'on se connaissait, et même avant. Ça fait beaucoup d'années merdiques.

Et un jour, tu n'étais plus à mes côtés. Le temps est passé, et tu n'es pas revenue. Je n'ai pas cherché à te contacter non plus, pas immédiatement.

J'aurais aimé être là pour toi. J'aurais aimé pouvoir t'aider. J'aurais aimé t'être utile.

Plus que tout, j'aurais aimé te voir heureuse.

Je me demande si tu l'es, aujourd'hui. J'ai du mal à l'imaginer, parce que je ne t'ai jamais vue heureuse. Peut-être que tu as rencontré le bonheur, au détour d'un chemin. Que, enfin, tu as trouvé ce que tu cherchais, enfin, tu peux profiter, enfin, tu peux te poser. Enfin.

Les dernières nouvelles que j'ai eues ne sont pas bonnes. Pas bonnes du tout. Je sais pas ce que tu es devenue. Je risque même pas de te croiser, j'habite à l'autre bout du pays maintenant.

Les rêves sont là pour me montrer que ça aurait pu être autrement. Les regrets sont là pour me rappeler tout ce que j'ai fait, et tout ce que je n'ai pas fait. Les battements de mon cœur accélèrent quand j'entends ton nom, je me retourne lorsqu'une personne a les mêmes cheveux que toi, comme si on pouvait se rencontrer ici, par hasard.

Chaque nuit, je rêve de toi. La dernière fois, tu étais enceinte, et peut-être que c'est arrivé, peut-être que ça va arriver, parce qu'on va chacune de notre côté continuer nos vies. Temps de tourner la page. Temps de te laisser en paix. De faire le deuil de notre amitié. C'est presque pareil à la mort, je parle à quelqu'un qui ne m'entend pas, et ne me répondra jamais.

On était que deux pauvres filles qui s'aimaient trop l'une l'autre pour leur propre bien.

Trois ans plus tard, alors que le deuil de notre amitié devrait être accompli, j'accepte seulement que ce ne sera jamais le cas. J'ai envie de te prendre dans mes bras. Que tu prennes tout cet amour que j'ai pour toi, parce que je sais pas quoi en faire. Mais il est sûrement trop mélangé au chagrin et à la colère pour ne pas t'être nocif.

Ça n'aurait pas dû se passer comme ça. Ça ne devrait pas continuer. Dans le quotidien comme dans mes rêves, où que je sois, je porte toujours en moi deux amies inséparables.

Deuil impossible

***

Illustration : https://www.deviantart.com/naarci/art/Chest-Hole-844116544

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