DEUX GRAINS DE BEAUTE AU DESSUS DU NOMBRIL

hectorvugo

Mon père m'avait observé ces derniers mois. Il m'avait vu travailler dans la boutique, accueillir les clients, ne faire aucune distinction entre eux qu'ils fussent asiatiques ou non, m'assurer que le meubles ou les objets que nous vendions fissent de bonne qualités.

Et ce pendant presque six mois.

Je n'étais plus l'étudiante, la remplaçante pour le job d'été. J'étais dans un entre deux professionnel.  Je n'étais plus la fille du patron mais pas encore une titulaire. On ne me prenait pas au sérieux. On m'interpellait toujours avec ces charmants surnoms : la petite, la gamine. On me couvait du regard. Je vivais en quasi état de liberté surveillée bienveillante.

Un jour la donne changea. Mon père me convoqua dans son bureau.

Pour couper court à toute mauvaise interprétation de ma part, il me dit : «  tu es enfin prête ».

Il se leva de son siège et demanda au personnel de regagner son poste. Il pesta : « toujours à vouloir espionner. De vrai concierge ». Il ferma les stores vénitiens.

-          J'ai une mission de confiance pour toi. Un français doit passer demain en début d'après-midi acheter un brûleur d'encens et des bâtonnets au monoï

-          Vendre un bruleur ? Une mission de confiance ? En quoi est-ce si particulier papa ?

-          Ce brûleur-là est un produit très sensible. D'abord il a sur le dos une marque à l'encre de Chine. Et surtout il est magique

-          Qu'est-ce que c'est que cette blague ?

-          Je suis sérieux. Il parle.

-          Quoi ?  Mais c'est impossible !

-          Je t'assure. Si tu brûles un bâtonnet  dessus, tu l'entendras.

-          D'où sort ce produit papa ? On n'a jamais vendu de brûleur pareil ? Enfin pas à ma connaissance

-          Détrompes toi. Seulement à une clientèle triée sur le volet, essentiellement des asiatiques, âgés de plus de 35 ans pour être très précis

-           Mais ton client, il est français ?

-          Justement. C'est pour cela que je te charge de cette mission. C'est le premier européen. Et c'est madame Xiu qui nous l'envoie.

-          Ah je comprends mieux

Je m'étais raidie à l'ouïe de ce nom. Madame Xiu était la cliente la plus importante du magasin. Elle faisait directement ou indirectement la moitié de notre chiffre d'affaire.

Elle tenait une maison close dans les faubourgs de Saigon, un hôtel particulier décoré avec goût. Et pour cause, c'était presque une annexe de notre magasin. Les habitués de Madame Xiu étaient si emballés par la décoration qu'ils venaient en masse chez nous pour prendre une table basse, un bibelot ou encore un lit à baldaquin.

Si j'avais fait une étude sociologique sur le sujet, j'aurais pu en dire que la plupart ces habitués-là étaient blancs, parfois militaires gradés, souvent des civils haut placés dans l'administration coloniale et ayant des moyens financiers.

La bourgeoisie quoi. Celle qui ne portait pas attention aux indochinois.

Papa et moi étions des exceptions dans ce monde-là.  Lui était un asiatique pur, moi une eurasienne par accident. Papa avait eu une liaison avec une parisienne dont je fus le fruit. Depuis, On nous regardait autrement. On nous avait classés comme des français.

Nous avions nos entrées dans ces endroits à la mode exclusivement ouverts à des européens. A la grande jalousie des locaux qui nous prenaient pour des colonisateurs.

Pourtant, nous étions comme eux, du cru. Saigon n'avait pas de secret, c'était chez nous aussi.

Notre boutique étaient une caverne d 'Ali baba, une fourre-tout paumé dans une ruelle de la capitale, à deux pas des hôtels chics, des maisons closes, une sorte de trait d'union entre le fréquentable et le non fréquentable, un sasse où les gens biens venaient se décontaminer après leurs forfaits. Ils reprenaient leur place.

La clientèle chez nous n'était pas agressive. Elle était, pour la plupart, zen. Et quand un brin de nervosité l'habitait, c'était la mauvais herbe du remord. Ça se voyait dans les yeux des hommes. On les apercevait quitter l'établissement de madame Xiu la tête basse. Ils avaient répondu à la pulsion de leur corps sans entendre leur cœur. La nature allait parfois à contre-courant des sentiments.

Je ne leur en voulais pas. Je m'amusais à les voir dans leurs pensées quand ouvrant leur portefeuille il se trouvait nez à nez devant la photo de celle qu'ils avaient trompée. Nous aurions fait immensément fortune si nous avions vendus des parfums, des robes ou des sacs à mains. De tout temps, l'amant infidèle offre toujours un cadeau à son épouse pour obtenir son pardon.

Mon père m'avait dressé le portrait de ce client français dont je devais m'occuper. Un grand, brun, musclé, à l'approche de la cinquantaine, une fine moustache accrochée au bord des lèvres, un général répondant au nom de Kepler.

Ça sonnait légionnaire, Kepler, ça sentait la testostérone, le moyen orient. Mais ici c'était l'orient et nous ne faisions pas les choses à moitié. La mousson s'abattait dans les rues. Dieu envoyait des seaux d'eau

A chaque fois qu'un brun ressemblant à Kepler rentrait dans le magasin, une peur me prenait, j'avais le trac. Plus le brun en question s'approchait de mon présentoir, plus mon cœur battait fort. C'était peut-être lui là-bas ? Non,  il quittait la boutique sans un achat, alors qu'en venait un autre plus ressemblant encore.

Celui-là était bizarre. Il tourna dans un périmètre restreint comme un lion en cage. Il tira sur une cigarette blonde pour se donner un genre distant, puis fonça en ma direction. Sans me saluer, et sans prendre sa respiration, il balança le fameux mot. : Je viens pour le bruleur d'encens, c'est Madame Xiu qui m'en qui m'en qui m'en, m'envoie.

Le pauvre était bègue.

Il me régla son bruleur et son encens en liquide et refusa un papier cadeau. « Pas be be be soin de les emba emba emballer, c'est c'est c'est pourrrr moi » me dit-il dans un effort incroyable de communication.

Je lui renvoyai un franc sourire en guise de remerciement. N'en faisais je pas trop ? Si. Mais je trouvais la réaction de son visage (ce rouge sur ses joues) si charmant que je ne m'en voulais pas.

J'avais donné un peu de bonheur à un client et rempli ma tâche.

 

Le soir même, nous dinions avec mon père dans un restaurant du centre-ville, un dîner à la française avec du bon vin. Manger n'était pas du domaine de la survie, il servait le plaisir, notre plaisir. Un instant j'oubliai ce qui tourmentait la foule autour de moi, cette guerre dont nous savions qu'elle serait perdue un jour ou l'autre. Qu'allions nous devenir ? Des bannis ou des nouveaux citoyens sur un qui un jeune pays compterait pour se bâtir ? La grande histoire se mélange à la petite et nous ne sommes qu'un simple linge dans la grande lessiveuse du temps.

En entendant, papa réglait l'addition et j'avais un poids sur l'estomac.

Il m'avait dit qu'il avait été fier de moi parce que j'avais répondu à ses attentes. En quoi vendre un brûleur à un bègue avait été un exploit ? C'était tout ou plus une anecdote à mes yeux.

-          Et mon père de me couper la parole : nous avons rendu un service à un gradé. En échange, nous serons aidés en cas de besoin. Par les temps qui courent…..

-          Je vois. Ce genre de service peut assurer nos arrières.

-          Tout à fait ma fille

-          En tout cas je suis heureuse d'avoir aidé ce brave Kepler à ma manière

-          Brave ?

-          Oui je l'ai trouvé attendrissant.

-          Drôle de qualificatif pour un militaire

-          Un gradé bègue, ça ne court pas les rues

-          L'expression orale n'est pas son fort, c'est vrai. Mais avant son accident, c'était un crac dans ce domaine.

-          Ah bon ? Et quel accident a-t ‘il eu ?

-          Sa jeep a été attaquée peu avant la libération de Paris en 45.  Il en a réchappé par miracle. Reste cette unique séquelle.

-          Le bégaiement

-          Absolument

 

Nous étions rentrés en prenant un taxi. Saigon pleurait toujours, la pluie n'avait pas cessé. Les flaques se reliaient entre elles dans certaines ruelles que nous avions parcourues. De sorte que la chaussée était devenue un petit fleuve sur lequel nous roulions.

Le bord des trottoirs devenait des rivières. Après demain Venise aurait une sœur asiatique si le soleil ne venait pas.

Or, deux jours plus tard, il frappait à la porte du ciel comme un soulard rentrant chez lui très en retard. La pluie avait cessé. En ouvrant la fenêtre je sentis ce cocktail d'humidité et de chaleur rendant la vie si difficile. Les vêtements allaient coller au corps et chaque mouvement engendrerait un seau de transpiration.

Même avec le ventilateur accroché au plafond, le magasin ne serait pas un refuge de fraîcheur, tout au plus une halte à l'ombre pour les clients.

Ils venaient mais ne restaient pas. Je les comprenais. On ne pouvait pas tenir plus de 20 minutes. Notre boutique se transformait en sauna. Nous privatisions le trottoir attenant, mettions des tréteaux sur lequel nous exposions quelques babioles, le tout protégé par des parasols de couleurs vives.

Pour autant, il n'y avait pas foule. Je scrutais la moindre personne s'arrêtant devant la boutique, touchant un cadre, un éventail, un paquet de bâtonnets d'encens et je priais pour qu'elle reste un peu et ne s'évanouisse pas dans la nature.

Peine perdue, ce n'était que du furtif, de l'évanescent. La ville semblait morte, recroquevillée sur elle-même comme un escargot dans sa coquille. Nous attendions tous la nuit.

Tous sauf cet homme à la démarche hésitante, d'un gabarit au-dessus de la moyenne. On ne pouvait pas le rater tant il se démarquait étrangement de par son physique et sa simple présence. Chemise kaki près du corps à cause d'une transpiration abondante, front ruisselant et regard fuyant. C'était Kepler. Nul doute qu'il ne passait pas par hasard. Je le vis s'arrêter devant les paquets de bâtonnets d'encens avec un grand intérêt, les prendre un à un, les soupeser, faire son choix sur le monoï et hésiter longuement à rejoindre le présentoir ou je me tenais.

Sublime timidité surlignée sans doute par ses petits pas, sa tête baissée à mesure qu'il s'approchait de moi.

Un visage d'enfant avec des traits obliques. La  nature était paradoxale parfois. Elle osait des mélanges que même les peintres les moins académiques n'osaient pas essayer. Kepler était un modèle à part, une tentative picturale que la brulure des sentiments n'avait pas épargné. Son manque de confiance le prouvait.

Je trouvai ce trait de caractère charmant. Il adoucissait son portrait, me le rendait comestible à l'amour. Quelle idée d'associer un client à un sentiment si doux et si noble !

Vous ne résistiez pas à l'envie de le protéger.

Il s'adressa à moi certes usant d'une phrase très courte mais sans buter sur les mots. Comment souligner ses progrès sans le froisser ? Que lui dire. J'hésitai moi aussi, à presque bégayer. Dialogue étonnant. Nous en riions.

-          Alors vous êtes satisfaits de votre brûleur ?

-          Oui, il est… étonnant

-          Absolument

-          Et il m'est d'un grand se..secours

-          Je n'en doute pas. Vous êtes revenus pour prendre des bâtonnets ?

-          Oui. Je n'en ai plus

-          Déjà

-          Oui

Papa avait suivi de loin notre conversation. Il s'assurait que je ne fisse pas trop dans la proximité. Vendre seulement et rien de plus.

Il accompagna le Général jusque sur le trottoir. Les deux se connaissaient. C'était certain. Leurs gestes trahissaient un lien dont j'ignorais tout.

Ce jour-là, la boutique ferma un plus tôt que d'habitude. Nous n'avions vendu pas grand-chose. Mieux valait ne pas attendre le soir pour constater les dégâts. La nuit tombait sur Saigon et les commerçants broyaient du noir.

Tous se disaient que la conjoncture n'était pas bonne, que le météo aussi et qu'au bout de la route, notre place ne serait plus ici. C'était une question de temps, on le sentait.

Même l'air ne ventilait plus cette sensation d'avenir que la douceur du soir transportait.

Alors pour nous remonter le moral, nous nous réunissions chez les uns ou chez les autres pour nous réchauffer le cœur. Un réflexe d'exilé.

C'était autour de Paul de nous recevoir. Nous étions heureux de venir chez lui. Car il avait de la place pour nous accueillir. Il tenait un restaurant voisin de l'établissement de Madame Xiu.

Il avait mis à notre disposition une salle en retrait normalement destinée à des réceptions pour de fidèles clients.

Ce soir c'est pour les amis nous avait-il confiés en préambule avec son accent du Sud de la France.

Des amis, il en avait beaucoup. Et d'horizons divers. Militaires, civils, hommes, femmes, indochinois, Européens. Pas tristes pour un sou. Mûs par la politesse épatante du désespoir, ils affichaient  des sourires et des postures qui n'annonçaient en rien la fin d'un monde.

Une femme se démarquait plus des autres par une hilarité contagieuse qu'elle balançait de son rire enfantin.

Elle butinait les mots des uns et des autres, allant de groupe en groupe avec un art certain de la communication.

Elle était connue et je ne la connaissais pas. Je m'en voulais.  Je n'osais pas interroger quelqu'un à son sujet de peur de passer pour une imbécile. J'observais son manège, j'attendais qu'une voix au hasard d'une conversation attrapée par mes oreilles me dévoilât son identité.

Il fallut du temps, de la patience car beaucoup l'appelaient Madame ou en aparté l'affublait d'un « elle » très intime. Pas de nom, pas de prénom jusqu'à un dialogue volé entre deux cigarettes sur le pas de la porte d'entrée. Deux hommes échangeaient quelques impressions sur cette fameuse femme en la nommant Madame Xiu.

C'était donc elle….

J'avais été bien naïve à ne pas remarquer ces regards masculins gourmands posés sur cette ruche de jeunes femmes qui entourait les hommes de la soirée. Ces dames semblaient bien trop sophistiquées pour être honnêtes et désintéressées.  Madame Xiu était venue avec ses « filles ».

A les regarder plus attentivement, je n'éprouvais pour elles aucune jalousie. J'étais heureuse de mon sort. J'appartenais  au club très restreint des femmes non vénales de la soirée. L'adjectif est péjoratif mais réel. Cependant la gratuité de mon état n'augurait en rien la facilité de me conquérir.

Quelques goujats par très observateurs avaient fait de grossières tentatives d'approche avec moi. Je les avais éconduits fermement.

-          Madame Xiu pas fâchée d'assister à ces lourdes manœuvres me félicita : j'aime les femmes de caractère. Vous en êtes une ma chère.

-          Je vous remercie

-          Vous faites quoi dans la vie mademoiselle ?

-          Je travaille pour la boutique du Boulevard Gallieni

-          Vous êtes employées chez Monsieur Dabord ?

-          Oui. Je suis sa fille

-          Je vous ai envoyé un client récemment

-          Vous vous parlez du général Kepler je présume ?

-          Tout à fait.  En me le montrant discrètement du doigt. Tiens c'est lui là-bas. Quel bel homme vous ne trouvez pas ?

-          Il est vrai qu'il se démarque des autres

-          Je vois qu'il est à votre goût

-          N'allons pas jusque là

-          Vous savez mademoiselle, je connais suffisamment l'âme humaine pour deviner une  attirance.

-          Et ?

-          La vôtre se voit comme le nez au milieu de la figure. Ce Kepler vous plaît.

-          Oui. Mais de là à….

-          Inutile de minimiser la chose. Assumez ma chère. Votre choix est excellent.

-          Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

-          C'est un homme bien.

-          Vous dites ça des hommes qui fréquentent votre établissement.

-          J'arrive à faire la distinction entre les crapules et les gens seins. Kepler n'est pas une crapule. Tiens en parlant du loup….

Le général s'approcha de nous

-          Mesdames puis je vous tenir compagnie ?

-          Madame Xiu s'excusa : Pardonnez-moi je dois vous quitter. Une longue journée m'attend demain. S'adressant à Kepler : je vous laisse entre bonnes et charmantes mains mon cher

-          Képler tout en contrôle  rétorqua : je n'en doute point

-          Je rougis du compliment : merci.

Je fus surprise en flagrant délit de timidité. Je baissai la tête. Les mots ne venaient pas. Et quand il s'apprêtait à venir, je les sentais sur le point de buter. Si je parlais, j'allais bégayer. Bégayer comme le général quand nous nous étions rencontrés la première fois. Bégayer. Bégayer.

Je m'accrochai à ce verbe comme une bouée de sauvetage. J'ouvris enfin la bouche

-          Vous avez fait d'énorme progrès depuis que nous nous sommes vus soulignai-je

-          De quoi parlez-vous ?

-          Votre bégaiement

-          Ah oui. C'est vrai. Et je vous le dois en partie.

-          Ah bon ?

-          Votre brûleur d'encens. C'est un petit miracle. C'est mieux qu'un orthophoniste.

-          Comme vous y allez…

-          Non je vous assure. Je ne plaisante pas. C'est grâce à lui que je peux vous parler sans accrocher sur les mots

-          C'est fou il y a peine une semaine, vous ne pouviez dire un mot en entier.

-          J'ai passé des nuits à parler avec lui

-          De quoi parlez-vous ?

-          De tout et de rien. De la vie, de la mort, de la pluie, du beau temps…

-          En résumé votre brûleur est un philosophe.

-          Un peu.

-          Il est presque sans défaut.

-          C'est vrai que je ne lui en vois pas beaucoup. A part qu'il fume trop à mon goût. D'ailleurs, il va falloir que je passe à votre magasin. Je n'ai déjà plus d'encens.

-          Nous aurons, alors, le loisir de nous revoir

-          Je dirai plutôt le plaisir

Son regard avait ce quelque chose d'insistant et doux. Ce signe qui vous fait chavirer si vous n'y prenez pas garde. Or je n'étais pas prête à m'abandonner. A être séduite en revanche, oui. Je l'étais par jeu, par envie aussi. Pour voir. Pour vérifier si la femme que j'étais devenue plaisait.

J'attendis la suite avec gourmandise, persuadée que le général Kepler finirait notre conversation avec une invitation à boire un verre, ou mieux partager un repas dans un endroit à la mode.

Il s'éloigna de moi, non sans laisser son regard sur ma silhouette. Comme si son corps regrettait cette absence de hardiesse dans le langage, cette prise de risque que consistait une agréable proposition.

L'époque n'était pas encore à l'initiative féminine dans ce domaine. Dommage, j'aurais voulu poursuivre l'aventure pour voir. En guise d'expérience.

Même s'il était plus vieux que moi. Même si les autres jugeraient notre histoire scabreuse et incongrue.

J'espérais dans  mon fort intérieur le revoir bientôt. Ne m'avait-il pas dit : « je suis en rupture de stock d'encens ».

J'attendis deux semaines le retour du général à la boutique. Mais rien, aucun brun à l'horizon. Les ventes de notre magasin baissaient. Une vague de chaleur s'était abattue sur Saigon. Au point que l'on brulait des cierges dans les églises pour réclamer le retour de la pluie.

J'avais parfois des hallucinations. Je croyais voir un militaire arpentant le trottoir proche de notre boutique, puis s'éloignant vers la maison de Madame Xiu.

Pendant plusieurs jours, j'eus cette vision. Elle disparut avec le retour de la pluie. Des averses noyèrent Saigon une quinzaine, période au cours de laquelle, notre chiffre d'affaires retrouva des couleurs.

J'en avais presque oublié Kepler. Qu'était-il devenu ?  Je posais la question à mon  père. Ce dernier resta évasif.  Le général avait-il péri dans une sombre bataille que la radio nationale donnait comme perdue ? Avait-il regagné l'Europe précipitamment ?

Je n'en savais rien. Je n'en étais pas triste pour autant. Juste dégrisée, amusée par l'intérêt que j'avais eu pour lui. Quelle idée de s'enticher un peu pour un inconnu !

Le temps passait. Bizarrement, l'image de Kepler restait dans ma mémoire, une image associée aux bâtonnets d'encens. A chaque fois qu'un client en achetait un, je revoyais le général.

Bientôt un mois que je n'avais plus de nouvelles. Même indirectement. J'en avais demandé à Madame Xiu. Elle n'avait pas vu Kepler depuis cette soirée où nous en avions parlé. Elle s'inquiétait à son sujet : « cela fait un bail qu'il n'est plus venu chez nous. Je crains qu'il ne lui soit arrivé malheur »

Elle avait tenté d'interroger à un autre général à son sujet. Sans succès.

Un matin, elle vint toute essoufflée me glisser à l'oreille : « il est revenu à Saigon. Je tiens l'information de son facteur »

Le même jour, l'après-midi, un homme se présenta à la boutique. Il acheta de l'encens au monoï en grande quantité.

Il revint le lendemain en reprendre

-          Je lui demandai : je vois que vous adorez le monoï

-          Ce n'est pas pour moi. C'est pour un ami

-          J'osai : il est trop timide pour en acheter lui-même ?

-          C'est qu'il a quelque souci d'élocution

-          Serait-il bègue ?

-          Oui. Absolument

-          Aurait-il un bruleur d'encens bavard ?

-          Oui

-          Serait-il militaire ?

-          Comment le savez-vous ?

-          Je crois que je le connais….

La suite ne dut qu'au charme de mon regard, qu'à la faiblesse de cet homme, qui pourtant avait prêté serment de ne rien dire.

Il parla. Il passa aux aveux. Oui il achetait de l'encens pour Kepler. Oui ce dernier en avait urgemment besoin.

Il m'avoua que le Général s'était blessé lors de cette bataille que Radio France Asie avait annoncée perdue, qu'il avait séjourné à l'hôpital quelques temps et qu'aujourd'hui il  poursuivait sa convalescence chez lui avec la seule compagnie de son brûleur. Je lui arrachai à mots couverts le fait que son bégaiement était revenu et qu'il lui tardait d'échanger quelques mots sans buter sur eux. Il avait besoin de se rééduquer au plus vite. D'où l'achat d'encens.

Il me confia aussi l'adresse de Kepler, celui d'un hôtel particulier situé à deux minutes d'ici à pied.

D'où me vint cette rage de le rejoindre, de lui dire combien je lui en voulais d'avoir coupé les ponts, le sachant si proche géographiquement de moi. Je ne comprenais pas cette soif de discrétion l'ayant poussé à disparaître.

Pourquoi cette peur de gêner ? Etait-ce la honte de la défaite, bien que  ses compagnons d'armes, depuis lors, eussent renversé la vapeur militaire ? Etait-ce cette indisponibilité physique ? Etait-ce bégaiement revenu sournoisement au fil des jours ?

Devant le portail je n'eus aucune hésitation. Je sonnai, sonnai encore jusqu'à l'arrivée d'une vieille femme voutée à la voix fluette qui timidement me fit comprendre que Monsieur ne désirait recevoir personne.

Mais je me moquais de son désir à lui. Je n'écoutais que le mien, violent, intrusif, d'une ingérence humanitaire incroyable.

Je me sentais comme ces vendeurs d'encyclopédie, ne reculant devant rien, pour peu qu'on leur ouvrît les portes d'un domicile. Quitter à violer la politesse.

Pas une once de remord devant cette servante courbant l'échine. Elle marchait sans énergie sur ce chemin de graviers menant à cette bâtisse néocoloniale. Je me refreinais à ne pas la doubler, à rester sagement derrière elle, même si je mourrais d'envie de la dépasser.

Elle mit un temps fou à gravir un escalier de quatre marches, à ouvrir la porte d'entrée. Pas un mot ne sortit de sa bouche, juste une respiration lente et bruyante, comme une ventilation à l'agonie

La vieille dame me laissa sur le carreau, dans ce hall monumental ou je faisais face à un autre escalier massif, interminable. Il fallait cinq minutes pour compter le nombre de marches.

Or, elle me les donna aisément, puisqu'elle s'amusa à rejoindre l'étage. Elle me fit signe d'attendre.

Kepler descendit en robe de chambre, boitant très bas.

-          C'est une vieille ble ble blessure de guerre qui qui qui est revenue. Ne vous vous inquiétez tez tez pas

-          Justement comme beaucoup j'étais inquiète pour vous. Ou étiez-vous passé ?

-          Ce se se serait trop long a vous ex ex ex expliquez

-          Vous bégayez de nouveau

-          Oui, mais je je je m soi soi soigne.

Le général sortit de sa poche avant un bâtonnet d'encens en souriant.

Inutile d'aller plus loin et de l'importuner. J'avais la preuve qu'il était vivant.

-          Je vous laisse. J'espère que nous nous reverrons bientôt

-          Je vous le pro pro promets

Je quittais seule la demeure sans l'aide de la vieille dame. Je connaissais le chemin. A proximité je croisais l'aide de camp du général. Nous nous connaissions puisqu'il avait acheté récemment de l'encens à la boutique pour lui.

Nous nous saluâmes d'un geste poli.

-          Il me demanda : le général n'est trop en colère ?

-          Non. Il a été tout à fait aimable

-          Ah tant mieux. C'est qu'il est d'humeur massacrante. Il déteste perdre

-          Je vois

-          Ces dernières semaines ont été dures pour lui. Il s'est blessé au combat. On a dû le rapatrié sur Saigon à la hâte.

-          Quel genre de blessure ?

-          Une balle à la jambe gauche. Il a frôle l'amputation.

-          Il s'en est remis très vite. Il marche déjà.

-          C'est un miracle. Il ne s'en rend pas compte. Ce qui l'obsède c'est son bégaiement.

-          Il a disparu un temps. Mais c'est revenu. Ah s'il n'avait pas oublié son bruleur d'encens.

-          Vous voulez dire qu'il ne l'a pas emmené dans son paquetage

-          Tout à fait

Kepler était donc tête en l'air comme la plupart des hommes. Ce dénominateur commun me le rendit plus charmant encore.

Je me faisais une joie de pouvoir me moquer de lui en mettant en relief  ce défaut délicieux.

Et j'attendais son retour à la boutique.

Le lendemain de mon passage chez lui, je ne l'avais pas vu, le surlendemain non plus. J'enrageais. Je me disais : il me mène en bateau. Heureusement qu'il n'était pas un amiral, je l'aurais vraiment cru.

Le troisième jour il vint, boitant toujours un peu, bégayant moins. Nous discutâmes tels de vieux amis sans prêter attention aux regards des autres jugeant déjà notre proximité suspecte.

Etait-ce parce que je lui avais offert un paquet de bâtonnets d'encens ? Ca parlait. Ca cancanait peu après la fermeture de la boutique.

Et même dans les dîners en ville. De nouveau chez Paul, cette fois ci en plus petit comité,

-          Madame Xiu ne fit une remarque amusée : certains clients me disent que vous et le général Kepler c'est une affaire qui roule

-          Paul rebondit : c'est vrai je confirme. Il parait que l'on vous a vus chez lui, il y a quelques jours.

-          Je réagis : vous savez les gens s'imaginent des choses

-          Madame Xiu perfide : ils les voient aussi. On m'a dit qu'il passe fréquemment à la boutique et que vous êtes très complice

-          Moi baissant pavillon : les nouvelles vont vites

Le train était en marche et je ne pouvais rien faire pour l'arrêter. Au contraire j'étais heureuse de la rumeur. Elle prédisait un avenir que j'attendais de mes vœux.

Seulement les petites conversations avec Kepler aux hasards d'une vente ne me suffisaient plus. Même s'il passait tous les jours, même si je voyais que son bégaiement s'estompait.

J'espérais qu'il disparaisse et qu'enfin nous puissions aller au-delà d'un dialogue volé au détour d'une vente d'encens.

Deux semaines après le diner chez Paul, son aide de camp se présenta à la boutique. J'eus la peur de ma vie. J'imaginai qu'il était arrivé quelque chose au général. Fausse alerte, rien de grave. L'homme m'expliqua que Kepler était retenu par son état-major pour une réunion de dernière minute, qu'il était peiné de ne pouvoir être là et que, pour se faire pardonner, il me proposait de diner avec lui ce soir.

-          Où et quand veut-il que nous nous voyons ? demandai-je toute excité à l'aide de camp

-          Il me rétorqua :  aux grands couverts à  19h30.

-          Dites-lui que j'y serai sans faute

 

On m'avait raconté tant de choses. Que dîner avec un homme était dangereux, qu'accepter c'était dire oui à une histoire, dégrader son image, avouer à la terre entière que vous étiez une femme facile, légère, disponible aux passades, attirée par l'aura sociale d'une liaison dont vous alliez tirer sans doute moult bénéfices.

Et vous imaginez quoi encore !

Que j'aimais jouer aux échecs avec les hommes, que Kepler serait un pion que je  manipulerais à ma guise.

Seulement dans les années 50 personne ne pensait une seule seconde, qu'une jeune femme voulait passer une soirée avec un homme pour vivre un bon moment sans croire une seconde à l'issue d'une charnelle conclusion.

C'était impossible. Vous disiez oui un dîner. Et il fallait coucher en guise de pousse café.

C'est d'une bêtise sans nom !!!!

C'est un raisonnement d'homme.

Je savais que j'étais en avance sur mon temps. A la minute où nous avions franchi Kepler et moi l'entrée de ce restaurant, les yeux s'étaient posés sur nous, de la télé réalité bien avant l'heure. Nous étions hors la loi, lui trop vieux, moi trop jeune. Lui divorcé et moi célibataire. Les liaisons de ce genre n'étaient pas du tout à la mode. Et une sorte de silence gêné s'était invité dans cette salle. On s'étonnait déjà que la direction acceptât de nous installer à une table aux vus et sus de tous. Inutile de dire que nous étions bons amis, personne ne nous aurait cru.

Kepler pourtant paraissait trop gentil pour jouer un homme à femmes, j'étais trop ingénue pour camper une poupée calculatrice. Le casting semblait bien improbable. Seulement le Saigon de ces années-là marchait comme Saint Thomas, il ne croyait que ce qu'il  voyait. Et ce qu'il observait était suffisamment criant de vérité pour imaginer des histoires entre nous.

Le général très gentleman n'avait cessé d'être prévenant à mon endroit. Trop pour être honnête en somme. Et moi, je m'étais laissé faire. J'avais joué jusqu'ici la biche enamourée. Ça c'était pour le langage du corps. Mais les tables environnantes avaient-elles suivi notre conversation ? Non. Elles se situaient trop loin pour nous entendre, toutefois suffisamment proches pour déceler nos lèvres bouger.

Que le général était bavard. C'était un plaisir de suivre son discours avec une fluidité que je ne lui avais jamais connu. Il me racontait. Il se racontait.  Sa jeunesse, ses parents qu'il avait perdus en 14-18, les années folles ou il avait connue des aventures féminines sans se poser vraiment, les années 30 où il avait gravit les échelons dans l'armée jusqu'à la seconde guerre mondiale. Je le relançai avec mes questions de profane, mais au moment de la libération de Paris, de cette sombre histoire de blessure, je ne me sentis pas le courage de briser le silence, de le pousser à aller plus loin dans la narration. Nous touchions ici le point sensible, cette crête ou le vent du destin aurait pu poser le point final de sa vie.

9 ans le séparaient de ce mois de mai 45. 9 ans qu'il avait traversés comme un fantôme. Le fait qu'il vécut aussi ici une autre guerre ne le traumatisait pas. C'était son travail. Simplement. Qu'attendait-il de la vie ? Pas grand-chose. Il avait la sensation de jouer les prolongations, de faire du bonus. Sans goût, sans bonheur apparent. 

Il avait cette élégance de garder sous cloche cette sensation-là. Pour autant on la devinait dans ses gestes, ses postures, ses moments où il reprenait sa respiration, ou il cherchait ses mots.

Bien qu'ils fussent rares.

Car j'étais heureuse de le voir si volubile et fière d'y être surement pour quelque chose.

Il était à l'aise. Il s'oubliait lui-même, portant un intérêt sur mon existence, me questionnant. Je n'avais pas grand-chose à lui dire. Ma vie était bien pauvre à côté de la sienne. Trop ordinaire à mon goût, identique à beaucoup. Quoique.. J'avais encore mon père. Je me rendais compte que c'était une particularité proche du miracle. Beaucoup d'hommes avaient péri entre 1939 et 1945. Kepler souligna cette particularité et rebondit de suite sur mon père.

-          Il m'avoua :   savez-vous que je le connais très bien. Et depuis longtemps. Nous avons fait la guerre ensemble. Nous avons combattu les allemands.

-          Je restai sans voix :…

-          Vous l'ignoriez

-          Oui

-          Je crains avoir commis un impair

-          Vous savez toute les familles ont un secret

-          Vous ne saviez pas que votre père avait fait la libération de Paris ?

-          Non.

-          Je pensai qu'il vous avait mis au courant

-          C'est un taiseux vous savez.

-          Pas autant avec moi. On a partagé beaucoup de choses ensemble. On s'est confié énormément. Il m'a parlé souvent de vous. J'ai même vu votre photo. Il l'emportait avec lui n' importe où. Je vous ai connu petite.

-          Ah.

-          Vous avez tellement changé

-          Vous avez l'air déçu

-          Non pas du tout. Vous êtes devenue une femme comme elle. Vous lui ressemblez tellement…

Sa voix se brisa d'un coup. Et il me baisa la main tendrement.

-           Elle ? Je ressemble à qui ?

-          A votre mère voyons. Vous êtes son portrait craché

-          Vous l'avez connue ?

-          Oui. A Paris il y a  22 ans.

-          22 ans mon âge.

-          Je ne vous croyais pas si jeune.

 

Nous aurions dû rentrer chez lui à pieds. La douceur du climat le permettait. Seulement nous prîmes un taxi jusqu'à chez moi. Je fus exemptée du dernier verre dans son salon, du baiser fougueux sur son sofa et peut être d'une étreinte dénudée sur son lit.

J'étais prête à me donner à lui, non pas par politesse, mais par la gourmandise de sa silhouette dont j'avais senti les effluves dans le taxi.

Je regrettai qu'il me raccompagne à mon domicile parce qu'il l'avait promis à mon père. Je le compris dès lors que son corps s'était crispé lorsque le mien se rapprocha du sien au hasard d'un virage pris trop brusquement.

Tout contre lui j'avais senti son bloc monolithique de chair et de muscles, ce même bloc qui luttait contre la douceur de mon être et le désir qu'il transpirait. Oui j'avais envie du général Kepler comme on a envie d'être aimée et de prendre l'ascenseur social. Tombée amoureuse tout en échappant à sa propre condition c'était le nirvana.

Le taxi s'arrêta devant la boutique, l'appartement de dessus avait la lumière allumé. L'ombre d'une tête contre la fenêtre regardait la rue. C'était la tête de papa.

Kepler m'embrassa sur la joue.

-          J'aimerais vous revoir Clarisse

-          Il n'en tient qu'à vous général

-          Oubliez le général. Appelez-moi André.

 

Le lendemain je me réveillai tard. J'avais fait une grasse matinée. Constance avait ouvert la boutique sans moi  et  demandé à Sylvie la jeune stagiaire de me remplacer.

J'arrivai au magasin le corps en décalage horaire, les idées ailleurs. Papa n'était pas là. Il y avait un drôle d'ambiance dans la boutique, un nuage de non-dits planait au-dessus de nous tous, un vent de tristesse comme un lundi. Or nous étions jeudi. D'habitude, c'était assez gai le jeudi, on se relâchait. Nous sentions que nous tenions le bon bout. Le week end approchait.

Sylvie n'osait pas me regarder en face, Constance non plus, comme si j'étais une pestiférée. Que me reprochait-on ? Mon retard ? La soirée d'hier ? Le fait d'être sortie avec un vieux ? On m'évitait. Même Madame Xiu qui était passée acheter quelques bougies me n'avait pas adressé la parole. Elle était partie presque en pleurant.

Que se passait-il donc ?

Hervé le magasinier faisait sa pose. Il lisait la presse. C'était le seul à avoir une attitude a peu près normal avec moi.

-          Les gens tirent une de ces têtes. Vous me faites presque tous la gueule. Qu'est-ce que vous avez ce matin ? Vous m'en voulez parce que je suis en retard ? C'est ça ?

-          Non Clarisse.

-          Alors quoi ?

-          C'est dur de te parler, tout en sachant….

-          Tout en sachant quoi Hervé ?

-          Toute la ville en parle

-           De quoi ! Que je suis sortie hier soir avec Kepler !

-          Non. Tu n'es y pas

-          Alors Hervé !! Parle par pitié

-          Ben….

-          C'est Papa. Il est arrivé quelque chose à papa

-          Non. C'est Kepler. Il est mort. Tu es presque la dernière à l'avoir vu en vie.

Sous le choc de la nouvelle je fis un malaise vagal.

La police vint au magasin m'interroger. « Quelques questions de routine, rien de méchant » me glissa l'inspecteur. On ne me soupçonnait de rien. On voulait juste vérifier deux ou trois détails, reconstituer les dernières heures du général.

J'en avais fait partie. L'idée de raconter par le menu ce que s'était passé hier soir était désagréable. J'aurais voulu garder cela pour moi, en constituer un charmant souvenir.

On me demandait de l'exposer sans fard, brutalement, comme un médecin légiste dissèque un mort.

Je m'exécutai et de manière chirurgicale j'énumérai les événements, sans pour autant y ajouter une opinion, un qualificatif.

-          Quand l'épisode du taxi fut fini, l'inspecteur opina du chef : nous vous remercions mademoiselle, votre témoignage coïncide avec la chronologie des faits.

-          La mort du général Kepler est-elle criminelle inspecteur ?

-          C'est un peu tôt pour le dire. Toutefois la thèse de l'accident domestique me semble la plus plausible. Son décès serait dû à une intoxication par de l'encens. On l'a retrouvé asphyxié dans son lit.

 

Je me rendis chez André dans l'heure. Dans mon esprit je l'appelais par son prénom pour la première fois, alors que de son vivant je n'avais jamais osé le faire.

J'en avais l'intention lors de notre prochaine rencontre, comme j'avais l'intention aussi de l'embrasser et de lui appartenir.

Sa mort me volait une histoire d'amour. Ma première histoire d'amour, celle que je voulais découvrir, consommer, déguster.

Je fis le chemin à pied jusqu'à la grille de l'hôtel particulier. Une foule d'anonymes et de proches campaient là. Quelques privilégiés y rentraient avec la bénédiction de la vielle femme, toujours aussi voutée et lente. Elle scannait du regard les uns et les autres, disaient oui ou non, selon qu'ils fussent ou pas de la famille du général.

Vint mon tour, un seul regard et un oui franc et massif. Le portail s'ouvrit pour moi seule. Un majordome se posa à ma hauteur et me demanda de le suivre. J'avais droit à un traitement particulier. Le chemin de graviers, le hall, le cahier de condoléances posé sur une desserte, quelques bouquets de fleurs sur le sol autour, l'escalier, les 40 marches menant à l'étage, cette chambre sur la droite furent autant de préambules à une scène dont je redoutais la vision : le cadavre de l'homme que j'aimais.

Pour la première fois, je le vis torse nu et découvris estomaquée un détail qui changea tout : deux grains de beauté en dessous du nombril

J'avais les mêmes au même endroit.

Dès lors je sus que l'homme avec qui je voulais faire ma vie était mon père biologique.

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