Deux plus un font un.

lull

La salle d'attente est petite, atrocement carrée. Sombre aussi. Quand je suis venu la première fois, j'ai surpris la secrétaire qui fumait. Debout sur sa chaise, elle parvenait encore mal à sortir la tête par la fenêtre. Je suis entré sans un mot et c'est en faisant grincer ma chaise qu'elle fit attention à ma présence. Elle faillit perdre l'équilibre mais se reprit à temps.  Elle me salua en laissant échapper sa dernière bouffée de cigarette.
"Monsieur S. va vous recevoir dans quelques instants"
J'acquiesçais d'un léger hochement de la tête. Je n'étais pas pressé. La moquette marron qui recouvrait les murs me semblait asphyxiante. Mais j'appréciais particulièrement le silence de la secrétaire.

"Bonjour monsieur, entrez, je vous en pries. Asseyez, vous.
- Alors qu'est-ce qui vous amène ici ?
- L'acharnement stupide de mes parents. Et vous ?
- Comment ça, moi ?
- Bah oui, qu'est-ce qui vous a poussé à vous farcir l'esprit avec les démons des autres ?
- C'est à moi de poser les questions, il me semble.  
- Il vous semble ?
- Bon écoutez, nous sommes ici parce que vous avez besoin de mettre des mots sur votre mal-être.
- Erreur, nous sommes ici parce que vous êtes payés une fortune, donc c'est la moindre des choses que vous fassiez un minimum semblant de vous intéresser à moi. Et moi si je suis ici, c'est le résultat d'une piteuse tentative de chantage de mes géniteurs. Entre blouses blanches médicaments, et une heure deux fois par semaine avec vous. J'ai choisi la solution la moins pire. Ca les rassure, ils me fichent la paix, ils vous paient. Tout le monde est content. vous n'avez qu'à faire quelques mots croisés, car je n'ai rien à dire.
- Rien ? Vraiment ?
- ...
- Je ne vous forcerai pas à parler de quoi que ce soit, parlez moi de tout ce que vous voulez.
- Votre secrétaire, elle est vraiment sexy, vous ne trouvez pas ?
- Je... je ne vous permet pas !
- Faudrait savoir, on peut parler de tout ou pas ?
- Heu ... c'est à dire que ... Concentrons nous sur vous, vous voulez ?
- Pourquoi ça, on pourrait tout aussi bien parlez de vous ... et du fait que vous préfèreriez parlez de moi.
- Je suis payé pour ça, c'est mon travail.
- Si vous n'étiez pas payé, le feriez vous ?
- Bien entendu, j'aime mon travail.
- Alors c'est que ce n'est plus juste un travail.
-  Bon. Parlez moi de vos parents. Comment se passe le lycée?
- Vous êtes lâche. Vous pourriez au moins être direct. Et me demander pourquoi. Pourquoi ces 73 cachets retrouvés noyés dans la vodka au fond de mon estomac.
- Je ne voulais pas vous brusquez, les personnes ayant tenté le suicide sont souvent fragile.
- Vous me faites bien rire, vous croyez que vos questions minables me mettent mal à l'aise ? Vous croyez vraiment que vous devez me ménager ?
- Si ça peut vous défouler de me parlez agressivement, allez-y je suis là pour ça. Sortez votre rage.
- ...
- Allez-y, ne craignez rien, tout ce que vous direz ne sortira pas de cette pièce.
-  Je sais très bien comme ça se passe, vous prendrez de jolies notes que vous rangerez dans une jolie chemise cartonnée colorée. Chemise que vous rouvrirez lors d'un entretien avec mes parents.
- Hum .. et bien nous en étions où ...  donc vous vouliez me parler de votre passage à l'acte ..
- Non ...
- Mais vous venez à l'instant de ...
- J'ai constaté que vous manquiez d'audace, cela ne veut absolument pas dire que je compte vous en parlez pour autant.
- Bon écoutez, soyez coopératif, c'est pour votre bien que je suis là ...
- C'est la meilleure ça... jusqu'à preuve du contraire, ce n'est pas vous qui êtes en mesure d'exiger quelque chose...
- Bon dites ce que vous voulez, partez si vous le souhaitez, je ne vous retiens pas.

- Elle travaille pour vous depuis longtemps ?

- Si vous insistez ... Oui, ça fait des années. Maintenant, cessez vos questions, je ne compte pas évoquer ma vie personnelle avec vous jeune homme.
- Intéressant.
- Quoi ? ... Heu ... Finalement non, je ne veux pas savoir quoi ...
- Je vous parle de votre secrétaire et vous me dites que vous refusez de parler de votre vie privée. C'est intéressant.
- ...
- Je vais vous donnez l'occasion de prendre votre beau stylo encre.
- ...
- D'abord, parlons de ces chers géniteurs.
- Pourquoi gén...
- Ne me coupez pas !
- Etre les auteurs de ma vie ne suffit pas à mériter le titre de parents, aussi, je ne suis pas leur fils je suis juste un résultat, la somme d'une addition. Etre un père où une mère, implique d'être là, mal ou bien, qu'importe, chacun à le droit à l'erreur. Mais être là, juste ça.  Et moi je ne vaux pas mieux, parce que je n'ai pas essayé. Pas une fois. J'ai été trop vite lucide, sans doute trop lucide également. Ça fait des années qu'ils me renvoient comme une balle qu'on a peur de se prendre en pleine tronche.
- Mais s'ils vous ont amené ici, c'est que ...
- C'est qu'ils veulent avoir bonne conscience. "Vous avez pris la bonne décision madame, ça doit être invivable comme situation" " Monsieur je compatis à votre douleur, votre enfant unique, en plus, vous êtes courageux" Voilà pourquoi je suis ici. Pour que le pharmacien d'à coté ou la copine de la salle de sport puissent rassurer le peu de conscience qu'ils viennent d'acquérir.
- vous ne croyez pas que vous exagérez un peu ... ils s'inquiètent vraiment, ils cherchent à comprendre.
- Oh c'est vrai ? Je suis tellement touché.. Notez bien ceci, répétez le leur, que s'ils culpabilisent et qu'ils pensent que c'est de leur faute, rassurez les. Ce n'est ni à cause d'eux que j'ai envie de mourir, ni pour eux que je retrouverai l'envie de vivre. Deux plus un font un. Je l'ai bien imprimé.
- Je suis tenu par le secret, vous savez.
- Je sais ce que vous lui direz, bien entendu, vous ne direz pas mot pour mot, attention Monsieur respecte les codes. Vous les convoquerez sans moi, vous leurs direz que je souffre d'un manque énorme et que ça remonte sans doute à ma petite enfance. vous leur expliquerez qu'il faut qu'ils soient présents pour moi et eux vous écouteront avec toute leur attention. Ils boiront vos conseils, se confondront en excuses et dégoulineront de culpabilité. Puis ils reviendront chez eux, chez nous. Ils joueront aux parents protecteurs et attentionnés. Uniquement pour pouvoir dire un jour, "on a vraiment essayé mais lui ne voulait pas s'ouvrir". S'ils savaient un dixième de ce que je pense, ils n'oseraient pas m'envoyer ici, ils craindraient que je parle. Et si c'était le cas, ils mériteraient peut-être de savoir ne serait-ce que le "pourquoi" de mon acte parfaitement mesuré.
- Mais vous savez, les gens font de lamentables erreurs mais chacun à le droit de se racheter, vous ne voudriez pas leur donner une chance, tout le monde change... Non ?
- Non.
- ...
- Vous savez ce serait tellement simple pour moi. Je pourrai prendre un ton mélodramatique et vous racontez, ma rupture avec ma petite amie, le coma éthylique qui a précédé la mort d'un très bon pote, la bière du matin, le rhum du midi et le whisky du soir. Je pourrai me faire les yeux mouillés et mettre des silences pour donner le la consistance et de la sincérité entre mes phrases. Je pourrai vous dire que c'est un appel à l'aide, que je voulais pas vraiment, que c'était pas réfléchi, qu'en fait j'aime assez la vie pour me battre. On se verrait genre un mois, je vous donnerai l'impression que je me reconstruit en vous parlant des gens que je rencontre, ou même des slams que j'ai commencé à écrire. Et vous croirez que j'avance, que je repars du bon pied. Avec mes pseudo parents, ce serait encore plus drôle. Je n'aurai qu'à écrire une lettre, parce qu'un garçon ça parle pas facilement, une lettre où je dirai que je suis désolé, que je regrette et que je referai plus. Comme à huit ans, quand on joue à couper les cheveux de sa petite cousine et qu'on se fait surprendre.  Ils baisseront leur garde. Et là je ne me raterai pas. L'autre jour c'était juste une erreur de timing.
- Vous avez sans doute besoin de ...
- Vous savez très bien qu'elle fume. La pièce empeste les Brooklyn. Seulement vous faites semblant de ne pas savoir. Parce que vous aimez ces quelques secondes pendant lesquelles vous apercevez ses longues jambes dans l'entrebâillement de la porte. La façon dont elle mâchouille son capuchon de stylo. L'imagination fait le reste. Le soir en rentrant vous vous souviendrez de son rire rose glacé. Et vous attendrez impatiemment demain matin. Dans votre bureau dix fois trop grand pour vous et votre solitude, vous vous oubliez dans le gouffre des autres.
- Il est déjà 16h26, je ne vous facturerai pas les 11 minutes.
- Vous êtes déjà mort, rendez vous compte.
- Vous ne l'êtes pas encore, réagissez"

Signaler ce texte