Devant les joies se tiennent les peines

mazdak-vafaei-shalmani

EPISODE PREMIER : MAGBAR SHA (MORT AU ROI)

A l’appel de cette sentence  « Republic Islamic Of Iran », nos athlètes défilent comme toutes les autres nations pour la grande cérémonie d’ouverture des jeux olympiques de 1992 de Barcelone. Je suis devant ma télévision à la campagne, et j’ai tout d’un coup envie de me cacher derrière le moindre petit arbuste qui pourrait contenir ma corpulence d’ado obèse. J’aimerais me faufiler sous la terre comme ces taupes, que l’on ne voit jamais, et qui ravagent le jardin tous les soirs, creuser des tunnels de rage jusqu’à m’évanouir en me frappant le museau contre un caillou plus gros que moi.  Le lendemain matin, on trouvera le sol éventré, et un cadavre gisant sur le sol, un homme et son tombeau. Peu de d’entre nous peuvent se vanter d’avoir creusé leur propre tombe. La délégation iranienne est complétement masculine, et l’Iran a apparemment refusé toute présence féminine, y compris celle des jolies modèles en bikini qui accompagnent toutes les délégations. Si la vision d’un monde sans femme peut choquer en France, elle est d’autant plus embarrassante pour un enfant exporté d’Iran 12 ans auparavant. Toute ma vie, j’ai été contraint d’expliquer la République Islamique, de raconter la chute de la démocratie, et de trouver des mots pour justifier l’extrémisme dans lequel se terre ce peuple sacrifié. La lapidation, le voile, les exécutions sommaires des rebelles, la presse muselée, les artistes maltraités, tout y passe, et pourtant derrière cette curiosité si bienveillante se cachent l’incompréhension et la peur de la France devant des exactions qu’elle n’a jamais essayé d’empêcher, et qu’elle-même en partie encouragé au moins indirectement, ayant reçu et protégé l’imam Khomeiny pendant son exil. Mon père est surexcité, il est atteint depuis son arrivé en France du syndrome du bledard. Déçu par sa vie en France, brisé par le système, il considère à tort l’Iran comme un eldorado où il ira finir ses jours. Mon père cet ingénieur qui a fini employé, cet homme qui a tout perdu de l’Iran sauf cette soif de connaissance, qui l’a propulsé au premier rang des érudits pauvre ; ces hommes tiraillés entre le besoin et la sagesse, ces prédicateurs du nouveau siècle, qui annoncent les mauvaises nouvelles bien avant nos très chères politiques. Pauvre Cassandre me dis-je.

-C’est ton pays !

-Tous les pays défilent, de toute façon ! Mais là on n’est pas passé inaperçu, même les Afghans étaient accompagné par des hôtesses.

-C’est la révolution islamique.

-Tu sais,  quand je me refouler d’une boite de nuit,  j’ai souvent l’habitude d’entendre «  Accompagné Messieurs »; j’ai l’impression que le célibat là-bas s’est plutôt bien vu. Et puis, c’est seulement parce que je vis ici, que je trouve ça extraordinaire de voir des fumées noires sortir de mon pays en feu. Ouh ouh, l’Iran défile comme les autres pays de la planète.

-Tu sais comment c’est arrivé, Khomeiny n’a pas pris le pouvoir tout seul. Lorsqu’il est revenu en Iran après son exil forcé en France, il a été reçu par une foule en délire. C’est le peuple iranien qui a porté Khomeiny au pouvoir, il a toujours représenté la seul opposition crédible au Scha, le parti laïque, le front national s’est fait balayer.

-Ne me dis pas que tu as participé à ça ?

-Tu seras étonné de savoir que d’une manière ou d’une autre, nous y avons tous participé ; je vais te raconter une histoire.

Il m’est resté très peu d souvenirs de cette époque, car en réalité  je ne l’ai pas vécu. Je suis né le 1er juin 1982 à l’aune de la guerre qui a opposé l’Iran à l’Irak, et quelques années seulement après la révolution islamique de 1979. Mais cela a-t-il vraiment de l’importance ? La nostalgie qui me ramène à la jeunesse de mon père, à mon enfance heureuse en Iran, n’ont rien à voir avec ce que j’ai réellement vécu. Mes parents, ma famille, m’ont insufflé cette culture, ce témoignage, chaque fois que le moment s’est présenté, transformant le triste sort d’une famille contrainte à l’exil en un extraordinaire roman d’aventure, où tous les combattants ont fini par perdre une partie d’eux-mêmes, lorsqu’ils ont mis le pied en France. Il ne faut même plus parler de déclassement mais de déclin. Toute une génération a sombré dans son exil après la révolution, une autre partie de cette génération y a perdu la vie.

Le Scha d’Iran, « eoda be amorzat » (que Dieu le bénisse) a toujours été un fin admirateur des Etats-Unis d’Amérique. Difficile à croire, lorsque l’on sait qu’Israël et les Etats-Unis figurent en tête de la liste des Etats que l’Iran et son trublion antisémite, antidémocratique, et inhumain de président (Ahmadinejad) veulent « rayer de la carte ». Mais au crépuscule des années 70, si les Etats-Unis devaient se choisir une colonie, ou dirons-nous une zone d’influence docile, au Moyen-Orient, ils auraient sans doute choisi l’Iran. Au demeurant, la répression de l’appareil d’Etat était féroce, et le police politique, « les Savaks » tenaient le pays d’une main de fer. Ils contrôlaient toutes les réunions politique, la presse, et ils étaient même présent dans les campus. Il est très étonnant de voir comme l’histoire marque les esprits. Car l’une des insultes les plus en vogue chez les exilés au début des années 90 était « Savaki » (petit savak).  Il n’a donc jamais régné en Iran une atmosphère de liberté et de démocratie, cependant, l’Iran a été l’un des premiers Etats de la Région à subir l’influence grandissante des Etats-Unis. Les femmes étaient plutôt déshabillées, les séries américaines étaient diffusées en boucle sur les seules chaînes de télévision que les iraniens pouvaient s’offrir. Il m’est arrivé de revoir les photographies de ma mère lorsqu’elle était encore une jeune bachelière. J’ai été surpris de découvrir une femme déguisée en Hippy. Elle m’a avoué plus tard qu’elle n’avait jamais épousé ni les aspirations, ni les idéaux, de cette tribu, mais qu’elle en avait tout juste adopté le style vestimentaire. C’était l’Iran, un semblant de démocratie, une apparence de liberté ; un masque de générosité affichée aux yeux d’un monde, plus soucieux de la protection des droits de l’homme depuis quelques temps, qui permettaient au monarque de mettre le pays à feu et à sang, à l’abri des regards indiscrets, et avec la bénédiction des occidentaux, consommateur de pétrole, et donc ami de l’Iran.

Le Scha était un « tyran apprécié », il n’avait rien d’un rebelle international comme Khadafi, ou d’un terroriste comme Ben Laden, il respectait les règles du jeu tant qu’il pouvait régner sans partage sur la terre des Perses.   

Mais au-delà de la répression sanglante, du « vendredi noir », et de l’entrée en scène des religieux, mon père a voulu me raconter à sa manière les circonstances dans lesquelles le Scha avait perdu toute crédibilité politique. Pour la première fois, me dit-il, il a entendu ma mère chantonner le petit air qui allait constituer notre fin à tous : « Magbar Cha » (Mort au Roi). Comme il me l’avait dit, le Scha adorait impressionner ses voisins occidentaux, et leur montrer, avec une grande modestie, qu’il était l’héritier d’une tradition, vieille de plus de 2000 ans. Alors au cours de l’année 1971, le Scha organisa la commémoration des 2500 ans de la monarchie iranienne, qu’on appelait plus communément les célébrations de Persepolis. Toutes les têtes couronnées et la plupart des présidents des plus grandes démocraties s’étaient réunis en Iran, pour célébrer, l’un des plus vieux régimes autoritaires du monde. Alors que le peuple iranien criait famine, il semblait que le Scha avait organisé son pot de départ, car c’est bien sur les ruines d’une monarchie antique que le Roi d’Iran voulait bâtir un Iran moderne dont il serait à la fois le centre névralgique et la source unique du pouvoir. Autant dire que les interlocuteurs se pressaient et se succédaient à la tribune pour féliciter le Scha, comme à ses grands jeux d’autocongratulations auxquels on assiste dans tous les partis politiques.  

Pour ma part, je pensais que le plus important dans cette histoire était la présence de chef de file du monde libre aux célébrations de Persepolis. Ils avaient en quelque sorte légitimée la politique répressive du Scha. Mais s’agissant des relations internationales, pour ne pas paraphraser Chomsky, il faut résonner en termes d’intérêt. Si les américains et les européens ne se souciaient guère du sort réservé au peuple iranien, c’est justement parce que l’Iran était un allié stratégique et économique. Le bien et le mal en politique n’existe pas, le vainqueur dicte sa logique aux vaincus, et Candide comme j’étais, j’imaginais que le respect des droits fondamentaux étaient la seule valeur à laquelle devait se référer un homme politique avant de prendre position sur l’échiquier international. Je me suis fait berner comme tout le  monde.

Mais apparemment, la grande messe de Persépolis avait réservé une autre surprise au Scha. Alors que les Chefs d’Etat et de gouvernement de la planète entière s’étaient donnés rendez pour ce couronnement symbolique, alors que l’événement avait été diffusé partout dans le monde y compris en France, il y eut un incident. A un moment clé de la cérémonie, le Scha prit son cheval et s’avança lentement vers la tombe de Koro’ch. Dans une ambiance très solennelle, portant sur ses épaules le poids de la modernisation de l’Iran, et les espoirs d’un peuple tout entier, le Scha déclara :

-          Koro’ch berab ma bedirim (Koro’ch dort nous somme bien réveillés, en quelque sorte, nous veillons sur l’Iran).

A cet instant précis, alors que le monde entier retenait son souffle, le cheval du monarque surexcité, laissa exploser sa joie. Je ne sais pas si une jument se préparait en coulisse, pour réconforter ce cheval, qui de mémoire de cheval, n’avait sans doute jamais vu autant de monde. Mais le Scha se retrouva associer à la télévision à un cheval en rut.  

Une célébration des plus fastes alors que l’Iran avait faim, « mort au roi », les événements qui ont suivi nous ont rappelé que l’histoire réserve des surprises, et qu’une dictature peut succéder à une autre.

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