Devotional (extrait 2e roman)

Farid Adafer

Voir ce monde monde allait m'oppresser, c'est sûr. Dans cette immense cathédrale aux couleurs sombres, je suis d'abord comme perclus, pétrifié mais une clarté se fondit au fond de moi et une voix me dit « reste », je ne sais pas pourquoi. Toujours la même. C'était comme si une machine était lancée, je ne pouvais plus faire marche arrière. Il fallait que je reste, dieu sait pourquoi. Peut-être pour jeter une invective quelconque sur une bande de yuppies dégénérés. Histoire d'extraire une salive trop souvent rentrée et érigée en éloge de contrition. De toute manière, l'entrée dans cette foule vibrionnante agit comme la pression d'une cellule organique. Du dehors vers le dedans. Elle est bien trop forte pour opposer toute résistance. Efforts vains. Un tourbillon vous emporte au centre, un peu comme l'eau s'accélère en quittant le lavabo. En dérivant comme un fou parmi une diagonale qui m'était imposée, je scrutais cette structure d'acier latérale sûrement montée pour l'occasion, qui allait comme exploser sous les milliers de coups de pieds. En bas, la masse religieuse de fans, dont une grande partie  par groupes de cercles, se levait d'un seul coup, comme accaparée par une attente invisible derrière les grands voiles posés sur la scène. C'était le fameux groupe, quatre lascars aux allures assez ambiguës, le chanteur arborant une tenue digne d'un Elvis des temps modernes. Là était comme vouée la salle à leur culte. Comment faisaient-ils pour les plier d'avance ? On aurait dit une messe noire. J'allais bien vite comprendre. Le titre inaugural agissait comme une masse : i rush for you, i rush for you ! Le chanteur tourniquait en balançant ses cheveux, lambinait, prenait la pose, décochait des flèches d'or dans cette voix rauque et veloutée et haranguait le public avec une dextérité surement largement éprouvée. La mécanique, composée d'une filmique travaillée et surchauffée donnait au show des allures à la fois puissantes et oniriques. Le tout rythmé sur fond d'un gros son de basse qui ne me déplût guère et éparpillait la gravité dans des allures de fêtes. Mon cœur d'abord froid, s'accoutumait peu à peu à cette ambiance survoltée et je me mis à y croire, à quitter cette miséricorde et me mettre au diapason. Au fur et à mesure de mon avancée, je tentais de me libérer, de me laisser guider par la nuit nouvelle. Bien m'en a pris. Ce grondement en foires d'individus commença même à m' intéresser. On peut quitter son propre reflet en jaillissant hors des ténèbres, en tentant d'accommoder des bouts contraires et qui veulent d'un coup collaborer à une aventure formidable et éphémère ! Ainsi mes yeux se délivrèrent peu à peu de la nuit et de l'indécision. J'avais mal commencé avec mes certitudes et je m'étais agité au point de renoncer à tout pour rentrer dans ce brasier. Mais la providence m'avait pris en retourné. Autant dehors, je recouvrais de rage sous ce bazar trop sophistiqué, autant là je trouvais une clarté plus captive, des êtres dont je devinais une réceptivité inconnue, presque contagieuse. Je buvais cette ambiance chaleureuse en me dirigeant vers la fosse foisonnante, débouchant sur un entonnoir à humains. J'écoutais tous ces chants beugler comme un tourbillon de roses qui m'aveuglait. Douces sensations inconnues d'un soir d'insomnie, les voies d'un monde nouveau m'apparurent.Si, individuellement et pris à part chacun de ces clones me semblaient un cloporte blafard, ensemble ils maudissaient leur condition falote et brassaient en ramant à main levée, une féérie humaine comme un souffle jamais éteint. Un grand Incendie, je vous dis !

Je suis estomaqué. Je vois mes certitudes voler en éclat et je me prends au jeu 

Le groupe entame alors semble-t-il ses vieux tubes. Mon entourage est en liesse. Je remarque dans une meurtrière de corps une brune qui fixe ses yeux d'émeraude sur moi comme si elle cherchait à percer un mystère dans la pénombre devenue folle.

Le riff de guitare nous emmène maintenant loin, dans une contrée où les sons frappent leurs coups à travers tous les sens. Stars will lead quelque chose, semblent entonner le chanteur. Soit. Pour moi, ce sera juste hey babe !!

Répit. Le groupe ralentit la cadence et lance comme une pause doucereuse. Ces gens sont humains, ouf ! Je vais peut-être pouvoir échanger deux mots avec l'inconnue. Il ne sert à rien de faire l'intelligent. Je n'y arriverai pas. L'instant est propice au rapprochement, pire au rapatriement des cœurs dans cette salle immense et en surchauffe. Au pied de milliers des yuppies, des lads et autres, cela me semble comme un défi immense. Et pourtant tout coule comme la source. Avec ou sans elle, il faut que je me refasse.

-Tu vas par-là ? Ça a l'air plus calme, non ? Criai-je de manière enjouée comme pour la rassurer alors qu’elle venait d’échapper à une mêlée et que son air attentif m'obligea à la prise de parole.

-Quoi, j'entennnnds rien !! , me fit-elle en rapprochant ses deux mains de son visage qui me semblait aussi délicat que la salle était en fracas. Joli contraste.

Je la vis longue, effilée, roulant sur le tamis de chauffe tellurique comme si elle était seule, glissante entre les hurluberlus, scintillante.

-J'adore celle-là , me répondit- elle alors que j'étais bloquée en baragouinant un truc en anglais et  qui m'a alors échappé. Mal parti pour un premier échange.

-C'est quooooi ?  répondis-je en hurlant comme un idiot, encore une fois planté comme un piquet mais cette fois immergé dans cette folie glissante et sans attache. Un canon instable venait de prendre la marée en nous embarquant tous dans quelque chose de puissant et d'entrainant. Ne serait-ce pas déjà trop tard ? Elle sembla jouer la rebuffade, changer les clés, mais m'emmena brusquement dans l'ivresse du tour de manège. Tourbillon enivrant. Mieux vaut ne pas parler ce soir et se laisser entrainer. Trop parler, trop réfléchir : est-ce que le ciel parle ?

Les basses vrombissent de nouveau. La tension monte encore d'un cran. Foisonnante soirée. Les grouillements sont si forts que nous sommes emportés comme des vagues de droite, de gauche. Quelle sensation ! C'est la première fois que je suis là , avec cette inconnue,  et je sens comme une vibration unique dans cette marée humaine qui nous emporte. Ne sont-ce ces premières impressions figées in-ordinairement qui nous marquent à jamais quand nous sommes bien accompagnés ?

Cela tient de la cité du miracle quand  je la regarde en plein milieu de ce figement qui coupe la scène et traverse la salle en la parant d'un violet très léger. Puis je m'inquiète d'une nouvelle transe de la foule, comme si elle s'était mise dans un souffle devenu trop fort. Je  m'attarde sur cette image car elle semble maintenant  manquer d'air. Elle me rassure immédiatement, sentant une pointe d'angoisse
-Ça va !!  qu'elle me crie à l'emportée avant de repartir dans un nouveau territoire. Le balancement a des airs de magie. Manquant d'air, mais pas de frénésie,  je  pétaradais de nouveau en volutes rentrées. C'est ici et maintenant que mon esprit s’exprimait. Se libérait. J'eus enfin un enchantement du monde dans cet instant oscillatoire. Je me suis senti enfin roi grandi, dans ces tarissements de l’ombre. Elle est revenue sur moi telle un boulet, avec le ressac de la marée humaine en projetant  mes lentilles au sol. Par solidarité, il a fallu qu'elle s'arrête. Enfin, si j'ose dire.

-Désolé, ça va ?

-T'inquiètes, j'ai des lunettes pour assurer. J'les perds tout le temps, répondis-je en prenant soin de bien noter l'intérêt de sa question.

-Voilà, allez hop, c'est reparti, tout va bien ! 

Apparemment, l'effet lunettes n'avait pas eu de renoncement esthétique de part et d'autre. On était de nouveau bien, pressés comme des oignons dans leur pelure, ballotés de droite de gauche, sans jamais fournir le moindre effort, la marée humaine agissant pour nous. Un pour tous et tous pour un ! Sacré concert. Dans un autre contexte, il y aurait eu mille raisons de tourner la page, mais le tourbillon nous avait repris dans cette  transe saccadée et magique. On était bien.

Ouïghour, ouïghour, « ouhhhhhhhh » chantait le groupe alors à tue-tête dans un chambranle qui emmenait le vaisseau vers un ailleurs, J'ai la foule à bras le cœur dans une coque de satin. Hommage au génie hirsute. Puis le concert, donnait ses derniers soubresauts, cherchant à faire atterrir l'énorme machine, en dégueulant ses derniers rappels qui ressemblaient plus à des ricochets de plaisirs. Je pensais alors à ce groupe qui allait regagner ses loges, et pousser bientôt la porte du dehors, un peu comme on quitte un état second, contraint et hagard. Tout ça n'était pas facile pour nous, alors j'imaginais le puits, la source de tout cela, ces quatre membres, humains de naissance, mais dont le rôle de magiciens du soir ne pouvait endimancher la raison. Après tout; ce ne sont que des illusions sensationnelles, éprouvées, vécues, qui donnent la mesure d'un temps vivant. Nous étions diablement vivants. Après, ça n'a pas été facile de trouver les mots.

-Salut, comment  t'appelles ?, osais-je enfin, brisant la magie, en obligeant cette échappée fantastique à retomber vers une réalité beaucoup plus pragmatique. Autant s'aligner, se souvenir de rien. On avait détenu Byzance en deux heures. Là, c'était dans la roche, le béton rocailleux qu'il fallait tailler, l'air affadi et morne. Mais son seul regard, encore brillant des mille feux du show, exultant, digérant cette mémoire des sons et de souvenirs si frais l'avaient transporté doucement sur une cime. Encouragements. J'y piquais de l'énergie, de l'enchantement dans ce regard allumé. Partie de ping pong qu'il ne fallait pas lâcher.

-Aussi finit-elle par décocher les trois syllabes suivantes  : « A-ME-LIA »

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