Diagonale du dugong

lucinda-n-whackblight

Le regard d’Ève est perplexe... Je ne saurais te dire ce que j'ai commis là. Une seule certitude : la mort. D'ailleurs, ne suis-je pas une âme vivante ? Stoïque, je subis l'insistance de la vie.

Une nécessité cruelle, inéluctable ou salutaire avait animé sa volonté au point qu'elle ne rechigna pas à s'exposer en personne sur la scène d'un théâtre. Et elle fut applaudie à travers le monde. Confession d'une grosse patate, un livre que j'aurais préféré ne pas écrire, aurait-elle déclaré plus tard. Mais elle l'écrivit forcément.

Susie Morgenstern l'écrivain. Le vide de mon âme s'emplit peu à peu d'espoir. Susie Morgenstern la comédienne. Une passion éteinte depuis près de deux siècles s'éveilla. Susie Morgenstern le bon samaritain. Consolation. Susie Morgenstern le démiurge. Revivre.

Puis elle publiera ce qui deviendra mon livre de sauvetage : L'agenda de l'apprenti écrivain. Je fis mes devoirs avec assiduité. L'exécution de la consigne du jour exigeait de ma part parfois plusieurs semaines de dévotion monacale et de labeur quotidien.

Je ne sais pas si ce geste anodin obéissait à une vague intuition féminine. Mon arrière-petite-fille fit-elle preuve d'empathie à mon égard ? Car cette colossale et morne boursouflure qu'elle nommait son Grand-papa se redressa droit sur son séant en ahanant comme un dugong égrotant. Le suaire de chagrin qui m'avait enserré jusqu'alors s'éventra. J'observais la surface des eaux nutricières du fleuve rhodanien s'accorder un répit avant d'aller sombrer dans les froides profondeurs du Léman. Et cette longue léthargie, cette dévorante langueur de l'âme, dont j'étais la proie depuis plus d'un siècle, s'enfuit pour se diluer dans les plissures telluriques et les méandres lacustres et disparaître à jamais.

À l'instar de l'ultime examen de conscience, à la date du 23 juillet, Susie Morgenstern suggère un exercice de catharsis : Pour quelles raisons, ne voulez-vous pas, mais absolument pas, mourir ? Trouvez au moins 5 raisons. Et chacune des pages de cet agenda est illustrée par une citation d'auteur. Et cette fois-ci, c'est au tour de Stephen King. Ses mots résonnèrent en moi de manière inattendue : Je ne veux pas mourir. J'aime ma femme, mes gosses, mes promenades d'après-midi le long du lac. J'aime aussi écrire…

A mon ami secret… C'était un lundi. Le 23 juillet 1855. Au bord du lac. A Genève : Seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même…  J'imaginais l'adolescence d'un Jean-Jacques Rousseau orphelin de mère aux prises avec le sentiment d'abandon. Il embrassait du regard depuis la rive gauche du Rhône la vaste étendue du lac glauque. Nous avons marché ensemble malgré l'averse soudaine. Il me souffla, à l'improviste, une autre pensée. Sa dernière volonté.

Quelles épreuves traversées dans l'opprobre et le mépris ? Voilà ce que c'est que de faire l'expérience de la damnation. J'ai vu tant de choses que vous humains vous ne pourriez pas croire. De majestueux chérubins embrasés surgirent de l'épaule d'Hypérion. J'ai vu des faisceaux célestes inexorables, les rayonnements stellaires des Furies, jaillissant de l'horizon des événements de Chaos. Tous ces moments se perdront dans le néant, comme les larmes dans l'océan. Il est temps de s'en aller.

Et je me retrouvai au bord de ce qui ne ressemblait en rien à un précipice vertigineux, car l'abandon était pire qu'une chute fracassante. Même cet abime d'ignominie décrit dans le livre de l'Apocalypse de Jean, cet abîme de honte dans lequel devait être retenu captif ce diable de séduction, cet abyme inconcevable semble receler encore une issue prometteuse.

Puis je vis descendre du ciel un ange, qui avait la clef de l'abîme et une grande chaîne dans sa main. Il saisit le dragon, le serpent ancien, qui est le diable et Satan, et il le lia pour mille ans. Il le jeta dans l'abîme, ferma et scella l'entrée au-dessus de lui, afin qu'il ne séduisît plus les nations, jusqu'à ce que les mille ans fussent accomplis. Après cela, il faut qu'il soit délié pour un peu de temps.

Caïn plaida  non coupable pour le meurtre de son frère Abel. Et il invoqua un argument douteux mais apparemment efficace : l'irresponsabilité pénale. En tout cas, le jugement de Dieu se prononça pour une condamnation au bannissement.

Suis-je le gardien de mon frère ? Mon châtiment est trop grand pour être supporté. L'Eternel lui répondit : Si quelqu'un tuait Caïn, Caïn serait vengé sept fois. Et l'Eternel mit un signe sur Caïn pour que quiconque le trouverait ne le tuât point.

A vrai dire, je trouve qu'il ne s'en sortait pas si mal pour le premier terroriste de l'histoire.

Or, les fils de Dieu vinrent un jour se présenter devant l'Eternel, et Satan vint aussi au milieu d'eux. L'Eternel dit à Satan : D'où viens-tu ? Et Satan répondit à l'Eternel : De parcourir la terre et de m'y promener. L'Eternel dit à Satan : As-tu remarqué mon serviteur Job ? Il n'y a personne comme lui sur terre.

C'est bien là que tout a dérapé, au-deçà de l'éternité, au pied même du trône de Dieu, au sein même de la cour du roi des rois. Alors, n'est-on pas en droit de penser, que parmi les créatures douées d'une âme vivante, il existerait bel et bien des êtres d'exception, des vecteurs du schème tétra-grammatical ?

La vraie santé de l'esprit consiste dans la perfection de la réminiscence. Arthur Schopenhauer était-il de ceux-là, un milléniste vectoriel ?

Car il est incontestable que la volonté, en tant que créatrice du monde, en tant que chose en soi, est indépendante du principe de raison et conséquemment de toute nécessité, qu'elle est libre, je dis plus, qu'elle est toute-puissante.

Il n'y a donc vraiment pas de Dieu, supérieur à la volonté créatrice de l'homme.

Dans l'évangile de Marc est consigné, sous forme de paraboles, l'essentiel de l'enseignement du célèbre prophète nazaréen. Jésus ne fait aucun mystère de la nécessité absolue de la rédemption, qui est ni plus ni moins la prise en charge de la réhabilitation de l'homme. Selon lui, on donnera à celui qui a, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a.

J'avais un ami secret. Ce n'était pas Jésus-Christ.

L'écrin en bois est recouvert d'un cuir bleu ciel affadi par le temps. Sur le côté, un petit crochet doré maintient le couvercle fermé afin de préserver l'image des méfaits de la lumière. La fine plaque de cuivre argentée révèle le portrait d'une salle de classe reconstituée au mitan d'une cour de récréation. Alignés au cordeau, trois travées et six rangées de pupitres d'écolier. Attelés côte à côte, des élèves en blouse d'uniforme prennent la pose, la mine sévère. Debout, en arrière-plan, le maître, les bras croisés sur la poitrine, adresse un regard scrutateur à l'objectif de l'appareil. Il est parfaitement conscient des trésors de patience et d'indulgence endurés par ses jeunes élèves de primaire. Mais il n'aurait jamais pu imaginer que le tirage photographique si particulier du daguerréotype deviendrait un objet si précieux, près de deux siècles plus tard.

Il s'agirait donc de cela, de la destinée de celui que l'on désigne sous le nom de Satan, le génie du mal. Alors, en effet, comment pourrait-on envisager sérieusement une issue heureuse à cette équation borroméenne ? C'est un imbroglio inextricable, dans lequel il aura été entraîné bien malgré lui.

De toute manière, ne dit-on pas, mieux vaut tard que jamais ? Il aurait pris la résolution solennelle que s'en aurait été fini d'être affublé de cette vieille défroque de bouc émissaire. Il en aura eu assez de servir de souffre-douleur quotidien à cette race si stupide et irresponsable. Il en aura eu assez d'être déclaré coupable de tous leurs méfaits.

Il aura su que ses jours auraient été comptés et son séjour sur Terre sur le point d'être abrégé. Il lui aura fallu réfléchir sereinement à une alternative. Et en toute probabilité, le diable réfléchirait bien mieux dans la langue de Molière. C'est pour ainsi dire la principale raison qui l'aura porté à jouir de la généreuse hospitalité d'un petit suisse.

- Je n'irais pas jusqu'à affirmer que le diable fut enlevé de la surface de la terre un mardi, et de plus, le jour même de la naissance de Sigmund Freud, le 6 mai 1856. Mais c'est bien moi sur cette photographie d'époque. Tu es dubitative ? Alors chausse tes lunettes et poursuis ta lecture. Tu verras.

J'avais un ami, un ami secret. Et il m'abandonna, le jour de mes trente-cinq ans, le 23 juillet 1855. Neuf mois avant la naissance de ce fameux type, Sigmund Freud. Aujourd'hui, j'ai l'âge que j'ai et mon arrière-petite-fille m'accorde un peu de son temps. Elle ne répugne pas de rendre visite à son vieil ancêtre obèse.

- Mon étincelle de joie. Je présume que tu n'as toujours pas pu établir la preuve formelle de l'exil forcé de l'archange de lumière, comme tu dis ?

- Tu sais bien que non Grand-papa. Déjà que Guantanamo est difficile d'accès alors la prison du diable…

- Cela fait combien de temps, depuis ta dernière visite, mon enfant ?

- Dix ans, Grand-papa. Tu sais, je vais sur mes 27 ans. Je ne suis plus l'adolescente rondelette que tu as connue. Comme je te l'avais écrit, je me consacre entièrement à ma thèse de doctorat.

- Va savoir pourquoi, Confession d'une grosse patate a constitué la clé de l'énigme de cette espèce de torpeur qui engourdissait les facultés de mon être. Je n'aurais rien pu faire sans cela. J'ai découvert  une forme de vie  avec l'écriture. Et grâce à l'agenda de l'apprenti écrivain, j'ai finalement trouvé une porte de sortie. Mon étincelle, ces 360 cahiers d'écriture inertielle sont pour toi. Ce sont  en quelque sorte mes mémoires. Ils se présentent en 18 séries de 20 suites… Mais tu ne tarderas pas à en comprendre la logique trivalente interne…

Depuis l'époque de la tour de Babel, rien d'aussi audacieux n'avait été entrepris. Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Les conditions optimales pour le Prince de l'Aurore.  Rien ne les empêcherait de faire ce qu'ils auraient projeté. Seulement voilà, les perpétuelles disputes hiérarchiques et les dissensions intestines parmi les covalents de Lucifer remettaient sans cesse en cause sa crédibilité et surtout son autorité. Il était pourtant évident qu'engager les hostilités avec Dieu était forcément une idée totalement absurde !

La fin de Satan subvenait au besoin maladif chez un mortel d'obtenir à tout prix un résultat tangible : la finitude de l'homme. L'amertume des anges : Lucifer devait laisser du temps au temps. Du temps, afin que les fils de Dieu renoncent à tout jamais au monde des ténèbres. Du temps, à tous les hommes, sans exception, afin qu'ils unissent leur volonté dans un même, et ultime, élan de reconnaissance.

Il y a eu négligence de la part de Dieu…

Le cahier de brouillon tremble entre ses doigts moites. Les mots tracés à l'encre violette sur le papier gris sont malhabiles. C'est une écriture détachée, celle d'un élève discipliné. Il n'y a aucune ratures, aucunes fautes d'orthographe. Une idée fugitive lui traverse l'esprit. Serait-il possible d'avoir à faire à un mythomane ? Elle élude la question et revient en arrière.

Apparemment le Diable aurait été enlevé de la surface de la terre, le jour même de la naissance de Sigmund Freud. En tout cas, c'est à partir du milieu du dix-neuvième siècle, que la rumeur de sa disparition se répandit comme une traînée de soufre dans les milieux avertis. En 1886 parait, à titre posthume, un recueil inachevé de Victor Hugo, intitulé : La Fin de Satan.

S'évertuer à fixer une date précise à cet événement mythique et néanmoins décisif, serait pure présomption. Les nombreux calendriers élaborés au cours de l'histoire de l'humanité n'ont pas su traduire la véritable nature du temps. Ce qui importe, c'est que le  Fils de l'Aurore  ne semble plus devoir se manifester de façon formelle, ce dès le mois de juillet 1855. Le 23. Un lundi.

Il la vit consulter avec attention son agenda Quo Vadis posé bien en évidence sur la table de travail et ouvert à la page du jour, le 23 juillet : Au lendemain de mon anniversaire, il me faudra inviter quelques amis pour une partie de mots. La citation du jour était de Charles Bukowski : Il y a assez de mots pour tout le monde.

Signaler ce texte