Dihya des Aurès
Allain Louisfert
J'étais l'un des derniers « appelés » en Algérie
Allain Louisfert
J'étais l'un des derniers « appelés » en Algérie
Récit avec en parallèle un roman d'amour :
Dihya des Aurès
Editions Allain Louisfert (simulation)
Avant-propos
Les lignes en italique correspondent à un ajout explicatif récent.
Les noms de personnes ne sont jamais cités en entier, ni dans la partie « récit », sauf le mien ni dans la partie « roman », les personnages de Dihya et Pierre-Alain sont fictifs mais Pierre-Alain n'est pas vraiment un inconnu pour moi.
(NB : dans la partie « le récit » - que ce soit indiqué ou non - tout ce que vous pouvez lire est strictement authentique tandis que dans la partie « le roman » ce n'est pas la même chose…)
Préambule :
J'indique succinctement ce qu'étaient les escadres d'hélicoptères de l'armée de l'air en AFN, pour de plus amples informations consultez le site sur l'A.H.A. (www.aha-helico-air.asso.fr) qui est très bien documenté.
Pour la période qui me concerne (1962), les deux escadres d'hélicoptères de l'A.A1. étaient chacune composée de trois escadrons : un composé d'hélicos légers : Alouette II et deux composés d'hélicoptères lourds : H-34 Sikorsky (dénomination civile : S-58). Une escadre était basée à Oran-La Sénia : la 22ème et l'autre à La Réghaïa (environ à 30 Km à l'est d'Alger) : la 23ème. Ces escadres servaient dans le cadre du « maintien de l'ordre » pour le transport des personnels engagés dans les combats au sol, elles avaient un rôle important dans la reconnaissance à vue (RAV) ainsi que dans l'appui feu, c'était particulièrement le cas des hélicoptères armés « Pirate ». Les hélicoptères de l'armée de l'air servaient aussi au transport des blessés, (évacuations sanitaires : EVASAN) et au transport de matériel et de ravitaillement.
--------
Le récit
20février 62
« Ne vous en faîtes pas pour moi, le cessez-le-feu est signé (j'ajoute : je crois) depuis hier » c'était une erreur, il ne le sera que le 19 mars, comme chacun sait ! Nous étions arrivés de « métropole » la veille, pour moi c'était un retour : j'avais déjà passé deux mois en Algérie à Blida, en août et septembre 1961 où j'avais « fait mes classes ». Après un stage de quelques mois à Caen-Carpiquet où nous avions suivi nos « pelotons » et effectué un stage sur avion en tant qu'élèves observateurs mitrailleurs nous avions été affectés sur hélicoptères : je faisais partie de ceux de Réghaïa (ou La Réghaïa).
Quand nous avions rejoint notre nouvelle affectation, les quolibets du genre « on ne vous attendait plus, la guerre est finie ! » ou bien : « vous arrivez pour ramasser les médailles ! » ne nous avait pas épargnés … Revenons un peu en arrière.
Hier donc nous avons survolé la France à 3000 m, l'Auvergne était enneigée, quel coin perdu, nous volions quelquefois vingt-cinq kilomètres sans apercevoir un village (je ne connaissais pas l'Auvergne à l'époque et je ne savais pas encore que j'habiterais un jour un hameau perdu de cette province!), la Méditerranée a été traversée rapidement si l'on peut dire, aux 340 Km/h de notre Nord-2501 – Noratlas - bien connu.
Nous allons suivre une période d'instruction pendant 15 jours ou trois semaines, après quoi nous ferons des opérations bien sûr mais de plus en plus rares, il faut bien se dire que la paix ne sera pas complète du jour au lendemain après la signature du cessez-le-feu, signature officielle hier n'est-ce pas ? (j'avais quand-même un doute !) Confirmez-le moi car ici pour savoir exactement quelque chose de sûr, ça n'est pas facile car très peu d'entre nous ont pris la radio au moment de la grande nouvelle et maintenant au poste on ne nous en parle plus. (La radio « France 5 » n'était pas « France-Info » (!) et ne répétait pas toujours la même chose; pour le fameux cessez-le-feu il a encore fallu attendre un peu.
Nous sommes en chambres de trois, je suis pour le moment avec un sergent, mitrailleur depuis un an, donc un ancien. Les lits sont plus larges, nous sommes logés avec les sous-officiers (j'étais caporal à cette période) et considérés comme eux car nous mangeons au mess sous-officiers où la nourriture est bonne (même si cela prête à sourire - en 2014- il faut se replacer dans le « contexte » or on sait que la nourriture est importante pour le moral des troupes et cela a toujours été le cas ! peut-être encore davantage pour les «appelés», là-bas le bar est sensationnel, le mess est à quatre km d'ici, nous prenons une « navette ». Nous partageons nos repas avec quelques sous-officiers de l'armée de terre car à la Réghaïa les deux armes sont côte à côte; c'est aussi là qu'il y a l'état-major de l'Armée de l'Air en Algérie, c'est immense ici.
22 février 1962
Nous n'avons pas encore commencé notre « instruction » nous commencerons peut-être demain, jusqu'ici nous restons à la chambre, pour le moment nous n'avons rien d'autre à faire que de lire et d'écrire. Depuis peu les hommes de troupe, sous-officiers et même officiers font de l'entraînement militaire le samedi après-midi: parcours du combattant, marches, tir, etc... et puis il y a depuis peu des « revues » à présenter, ce sont des décisions du commandement car nous n'avons plus assez de travail étant donné que les opérations diminuent beaucoup, enfin mieux vaut faire tout cela et voir approcher la fin de la guerre.
Ce que je vous ai dit sur ma dernière lettre est faux : le cessez-le-feu n'est pas proclamé mais ça ne saurait durer longtemps, la fin des pourparlers approche. Nous avons touché nos effets de vol ce matin : il y en a au moins pour cinquante mille francs (anciens francs bien sûr) même plus : combinaison ignifugée neuve, pantalon supplémentaire, blouson de vol avec fourrure (moumoute), bottes de vol fourrées, pull-over bleu, chapeau de brousse, pataugas, casquette P.N. (pour : Personnel Navigant), lunettes de soleil, poignard P.N., nous allons bientôt recevoir un sac de couchage fourré appelé duvet, un survêtement de sport, nous avons des gants de cuir, des sous gants en soie et j'en passe, aussi une ceinture anti-vibratoire pour les reins, etc...
Je vois que c'est l'hiver et la gelée à Carrouges, ici nous avons un temps « comme en juin chez nous » ! La mer se trouve à 300 mètres du mess. Dans le sud à 7 ou 8 km la montagne s'élève : l'Atlas Tellien (correction : en fait la distance est plus importante : 30km environ). Nous sommes allés passer une visite médicale dans les locaux de la 5ème RA, (nous nous étions dits, entre nous les – presque – « gamins » que nous étions à cette époque : si tu rencontres le médecin-chef, tu as intérêt à saluer ! Ceci était empreint d'un certain « machisme » car le médecin-chef – le commandant V.A. - était une femme et entendait faire respecter la hiérarchie !)
Quelques jours plus tard : les 13 caporaux P. N. se sont fait « jeter » du mess sous-officiers (il parait que nous nous tenions mal, nous prenions trop de place au bar...bref c'est la fin - provisoire mais pour nous en ce temps là quel drame ! - de nos prérogatives de P. N. auxquelles nous étions si attachés. Donc depuis samedi soir nous mangeons à l'ordinaire troupe où c'est plutôt médiocre, le moral des mitrailleurs est en baisse ! Il y a deux jours le commandant d'escadre, le commandant L. G. nous a convoqués à un discours de « félicitations » (en plus nous sommes arrivés dix minutes en retard !), qu'est-ce qu'on a pris ! Le capitaine B. (commandant en second ?) nous a infligés à chacun huit jours de salle de police (enfermés la nuit seulement, couchage genre « paillasse », moral en chute libre !)
Petite précision : certains commentaires qui vont, peut-être, vous choquer n'engagent que moi ! Ce que j'écrivais à mes parents était le reflet de ce que je pensais à l'époque, la vérité était plus complexe et peut-être différente.
Vive le cessez-le-feu, pratiquement les accords sont signés, on attend un peu - paraît-il - que les « Pieds-Noirs » (les Européens d'Algérie) soient calmés pour annoncer l'indépendance de l'Algérie. L' OAS fait beaucoup de morts en ce moment mais qu'est-ce que ce sera le jour où on annoncera le cessez-le-feu, par-là même l'indépendance de ce pays « b. autocensuré». Hier les hélicoptères d'ici se sont posés à Alger prêts à intervenir avec les mitrailleurs derrière leur canon (pas nous). Ca va mal, nous n'aurons bientôt plus qu'à combattre les Français d'Algérie.
Nous ne subissons pas la peine prévue ! Les huit jours de salle de police se sont transformés en huit jours pendant lesquels nous sommes « d'alerte », c'est-à-dire que si, la nuit, une attaque quelconque de la base se produit, nous sommes tirés de notre sommeil pour intervenir, mais une attaque ici n'arrive jamais et nous dormons sur nos deux oreilles dans notre chambre. Ce matin, nous avons assisté à la messe d'inhumation d'un commandant de la base assassiné à Alger dimanche par un terroriste musulman, l'assassin a été tué. Une autre punition nous a été infligée : à chacun notre tour, l'un de nous est chef de poste de police pendant 24 h consécutives, nous sommes responsables des entrées et sorties sur la base et bien d'autres choses ainsi que des sentinelles, nous faisons office de sergent. La nuit toutes les deux heures on doit effectuer la relève de la garde. A l'escadron nous avons commencé notre instruction, depuis trois jours nous étudions le canon de 20 mm, canon fauché aux Allemands après la guerre; je pense qu'un jour je me servirai d'un de ces canons qui a déjà servi aux « Boches » à nous tirer dessus.
Comme en ce moment nous sommes en période de punition, nous les caporaux de l'escadron sommes obligés de balayer tous les bureaux, la salle de repos, etc... Alors cela comporte quelques petits moments de rigolade quant à 5 h du soir une armée de balais se rue sur la salle de repos où bon nombre d'officiers, de sous-officiers jouent aux tarots - c'est la distraction préférée des pilotes et mitrailleurs – (en attente d'un ordre d' « opérations » bien sûr), au bout de quelques minutes sous un nuage de poussière on voit disparaître tout le monde mécontent de se voir expulsé. Nous sommes six caporaux à notre escadron; en ce moment depuis lundi l'un de nous est en prison pour une semaine. Ayant été chef du poste de police, la sentinelle a laissé entrer un civil sur la base au moment où le malheureux chef prenait son repas, c'est lui - le responsable - qui a « écopé » des arrêts.
Depuis 13 h jusqu'à 18 h j'ai été d'alerte hélicoptère, c'est-à-dire que s'il y avait eu besoin d'intervention à Alger, je serais monté à bord pour aller lâcher des grenades lacrymogènes sur les manifestants. Demain matin encore d'alerte.
A partir de maintenant je « travaille » sans les lettres (que je retrouverai peut-être un jour)
12 mars 1962
Ma première mission, ce sera ma seule mission avant le cessez-le-feu (et en dehors de ma « spécialité » comme on dit dans l'AA) Je serai « dispatcher » ce matin-là. Nous avons décollé à trois appareils cargos (équipés « transport de troupe »), de nuit, c'était mon baptême d'hélico. Nous volions de « concert », près l'un de l'autre, feux allumés, vers la Kabylie. On m'avait dit que j'aurai le temps, pendant le vol de préparer les sièges pour les « commandos » que nous allions transporter dans la montagne, c'est tout juste si j'ai eu le temps de le faire. Nous nous sommes posés après une demi-heure pour embarquer les combattants de l'armée de terre avec leur chargement sur le dos, près de Tizi-Ouzou et après un vol d'un quart d'heure, nous les avons déposés à flanc de montagne, les roues avant seules touchant le sol. Peu après je me souviens d'avoir entendu quelques coups de feu assez loin et vu des marquages par fumigènes alors que nous nous étions posés à quelque distance. Une heure plus tard nous reprenions notre vol vers Réghaïa.
*
17 mars, mon 1er « détachement »
Je suis tout content ce matin de quitter la base « mère » pour rejoindre Batna (Aurès) Nous étions deux, un mécanicien (sergent-chef N.) et moi, mitrailleur appelé, chacun avec son sac « marin » et son arme (carabine US), à prendre un véhicule pour Maison-Blanche (aéroport d'Alger). Une demi-heure plus tard, nous nous trouvions parmi les civils dont quelques jeunes personnes, qui se trouvaient là à attendre leur vol…J'avais « fière allure » (si l'on peut dire !) avec mon air « gamin » et ma carabine. Pour nous le vol était pour Télergma (aérodrome militaire de Constantine), nous avions embarqué sur l'habituel Nord Atlas et après une bonne heure nous atterrissions à Télergma et là nous avons changé de « taxi » un Broussard (monomoteur lent) pour deux sauts de puce (un poser à Kenchella) et une heure plus tard nous touchions le sol de Batna (1045m). Le sergent-chef N. connaissait déjà la base, nous avons déposé nos bagages rapidement et l'heure du repas étant bien avancée nous nous sommes dirigés rapidement vers le mess des sous-officiers et là l'accueil « classique » de l'armée de terre (ALAT2) envers moi : « le cabot 3 à la troupe ! », les privilèges n'étant pas toujours bien acceptés ! Par la suite « ils » s'y sont faits.
Ce 17 mars, jour de mon arrivée à Batna était un samedi, le dimanche 18 mars : pas d'ordre de vols ce jour-là pas plus que le lundi 19 : jour officiel du cessez-le-feu ! Ce n'est que le lendemain de ce jour que nous avons repris les vols (sans ordre de mission pour cette fois), direction les ruines romaines de Timgad à une trentaine de kilomètres, c'était une sortie « culturelle », magnifique Timgad ! Avec son arc de triomphe de Trajan, son forum et ses mosaïques en excellent état. Puisqu'on en est à la « culture », je me souviens bien d'un survol du Medracen au printemps 1962 (mais cette fois c'était lors d'une mission « officielle » : RAV (Reconnaissance A Vue), les RAV constitueront l'essentiel de nos vols.
D'après vous c'est un pays « chaud » l'Algérie ? Si c'est ce que vous pensez, eh bien détrompez-vous ! (Bien sûr cela dépend de l'endroit où l'on se trouve…) Quand je suis arrivé à Batna, le 17 mars, nous avions le chauffage au poêle dans nos chambres et cela durerait encore plus d'un mois, au début de mars il était tombé trente centimètres de neige à Batna ! A Pâques qui tombait cette année 1962 au début d'avril j'ai vu la neige tomber pendant des heures (elle tenait bien au sol un plus haut), les montagnes environnantes étaient couvertes de neige.
Premiers vols
Il faut bien en parler du « Pirate » (hélicoptère armé), c'était notre appareil. Il y avait eu plusieurs versions de ce Sikorsky, celle que j'ai connue ne comportait comme armement qu'un canon MG 151 de 20mm (à l'emplacement de la porte du « cargo », donc côté droit de l'appareil) et une mitrailleuse Browning 12,7 située du même côté, à la fenêtre. Nous étions deux mitrailleurs à bord : le plus ancien au canon et moi Louisfert à la mitrailleuse…vous imaginez la situation ? Nous étions « censés » porter un gilet pare-balle et une « coquille » (imaginez où !) mais la plupart du temps nous ne les portions pas - peut-être dans les semaines (voire jours) précédentes mais je n'étais pas – encore – là…Autour du cou c'était le laryngophone, les écouteurs et le casque Guéneau (nom du fabricant) sur la tête et le câble de connexion qui nous reliait aux autres membres de l'équipage car il y avait au-dessus de nous dans le cockpit deux hommes qui étaient les « pilotes » (j'ai l'air de ne pas être sérieux mais on les appelait aussi « cochers » !) Moi, j'avais une responsabilité supplémentaire (si je puis dire) qui était immuable : je devais me trouver avec l'extincteur à l'extérieur, près du pot d'échappement, lors de la mise en route du moteur (1500 CV en « étoile ») au cas où…
Presque chaque jour, nous survolions des paysages merveilleux, Arris, Rhoufi, Z'ribet-el-Oued, certains – et je les comprends – me diront que nous n'étions pas là-bas pour faire du tourisme mais on peut considérer que toute personne normalement constituée ne pouvait qu'être en extase devant les merveilles que nous découvrions en dessous : dans ces régions pré désertiques de l'Aurès, c'était un tableau ni plus ni moins qu'il nous était donné d'admirer : l'oued bleu turquoise, les palmiers d'un vert émeraude, la roche des falaises ocre ! Je devrais dire : que « je » découvrais car l'autre mitrailleur (ou le « commando de l'air » qui en faisait office) avait déjà survolé plusieurs fois ces endroits, avait « fait le coup de feu » et n'avait peut-être pas la même perception que moi de la beauté du paysage…Nous survolions quelquefois des zones interdites que l'armée avait imposée et je me souviens qu'un matin du début d'avril nous étions arrivés au-dessus de positions ennemies par surprise (nous avions été aussi surpris qu'eux ). Comme nous volions souvent très bas, c'était juste après le passage d'une crête que nous les avions découverts et eux ne nous avaient pas entendus arriver car quelques secondes auparavant nous étions encore de l'autre côté de cette crête. Nous les avons vus se jeter sur leurs fusils-mitrailleurs, pensant que nous allions leur tirer dessus mais nous avons respecté le cessez-le-feu et eux aussi…Je dois ajouter une chose, c'est plus d'une fois que le cessez-le-feu a été rompu, je n'ai jamais rencontré cette situation mais j'ai bien failli, beaucoup plus tard, j'en reparlerai. Ici, à Batna, nous prenons le petit-déjeuner chez les militaires de l'ALAT, « ils » ont une jeune gazelle attachée par une ficelle, elle n'est pas sauvage. Des militaires des T284 (armée de l'air) ont un jeune fennec (ils se tient près du cou de son « maître », au chaud). Je suis resté deux mois et demi en détachement à Batna, il était prévu que je n'y reste que deux semaines mais « on a du m'oublier à Réghaïa et je n'ai rien fait pour me rappeler à leur bon souvenir tellement je me trouvais bien dans cette partie de l'Algérie. Nous volions presque chaque jour et j'étais comblé. Un autre matin de printemps, nous nous étions posés près d'un « poste » de l'armée de terre, - ils » étaient toujours contents d'avoir de la visite – A peine descendus de l'appareil, un responsable de ce « poste » (tout au plus une dizaine d'individus) nous dit : « ils » viennent de partir avec nos mules ! Le chef de bord et premier pilote, le lieutenant F. propose d'aller les rechercher, on embarque un ou deux soldats avec nous, des cordes et licols et on décolle, nous n'avons pas eu bien loin à aller pour retrouver les bêtes qui avaient changé de propriétaires…ces derniers n'ont d'ailleurs opposé aucune résistance, nos canon et mitrailleuse étaient dissuasifs ! (Jamais nous ne nous en serions servis…)
A Batna, c'était moi qui était chargé de prendre possession des « messages » chaque soir (messages envoyés par la « région aérienne – 5ème RA : Algérie -) qui indiquaient les « opérations » pour le lendemain : les ordres de vol. Nous avions été appelés pour venir en aide à un pilote de « Broussard » victime d'une panne et qui avait été obligé de se poser dans une partie assez plane, pas très loin d'un oued, nous avions dû déposer un sentinelle pour garder l'avion en attendant que des mécaniciens viennent le réparer, nous avions ramené le pilote en lieu sûr (je n'aurais pas voulu être la sentinelle…)
Nous avons volé aujourd'hui jusqu'aux portes du désert (à partir de quel moment se trouve-t-on au Sahara ? bonne question !) et nous sommes posés près d'un camp de la « léchion étranchère » (il y avait encore de nombreux Allemands à la légion dans ce temps-là), je me souviens très bien qu'ils devisaient dans leur langue en s'approchant du canon (Mauser) de l'hélico.Peu avant l'atterrissage j'avais entendu les pilotes dans mes écouteurs : « Vous avez vu les tentes à la limite du camp ? Ce sont celles des … (je ne me souviens plus du mot enfin disons des …demoiselles ou dames), nous avions été invités à partager une bière avec eux (c'était bien tôt le matin pour cela !), ils nous avaient donné des munitions pour aller chasser la gazelle (eh oui ! je sais, nous étions – peut-être - plus « cruels » à cette époque…), je ne « m'étale » pas sur les détails, enfin moi comme d'habitude je m'en « tire » bien car c'était encore l'ancien (en l'occurrence un sergent-chef des commandos de l'air) qui avait fait le sale « boulot », nous avons rapporté une gazelle aux légionnaires avant de repartir. J'ai déjà parlé d'Arris un peu plus haut et ai vanté les beautés de ses paysages, je me souviens qu'un matin (c'était plus souvent le matin que nous étions en « opération ») après que l'hélicoptère « Alouette 2 » du capitaine qui remplissait les fonctions de PC Air (poste de commandement Air) se soit posée, nous avions fait de même et je vois encore (et j'entends) ce capitaine qui posait des questions aux enfants de l'école : « Alors les enfants vous êtes contents d'être à l'école ? Ouiiiiiiii »
Le roman ici
Soudain j'aperçus l'institutrice (une « Arabe » comme nous disions…) A Arris il n'y avait pas que les paysages qui étaient « à couper le souffle ».
Elle était restée un peu en arrière mais puisque le capitaine s'adressait aux enfants elle se dit qu'elle pouvait être un tant soi peu concernée car c'était « ses » enfants après tout et elle s'avança vers lui et vers nous. Elle était plutôt petite, elle avait la peau mate, très légèrement basanée, de beaux yeux bleus légèrement moqueurs, des sourcils fins et un nez tout autant, je remarquai ses petites mains aux doigts effilés, elle devait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans. Elle s'entretint quelques minutes avec le capitaine et le lieutenant R. le pilote commandant de bord de notre « Pirate », moi j'étais resté en retrait, ma situation de caporal (j'étais le plus jeune d'entre nous et presque « sans grade ») ne me permettait pas de me montrer au premier plan…Et puis ma timidité naturelle ne m'engageait pas à cela. Je crois bien que nos regards se croisèrent plus d'une fois, j'en fus tout ému ! (C'était cela le « coup de foudre » ?), on ne s'éternisa pas, il fallut repartir.
Le récit – suite – ici
On redécolla, les deux appareils de concert, Batna fut bientôt en vue.
*
Nous avions des séances de cinéma chaque soir à Batna, je me souviens même d'une fois où nous avions pu assister à deux séances ! Jamais je n'aurai autant de chances – de toute ma vie – d'assister à des séances de cinéma (et c'était gratuit). C'est comme cela qu'un matin, ne m'étant pas réveillé à l'heure, je n'avais pas pris le temps du petit déjeuner ! L'équipage m'attendait, rotor tournant, le rituel de mise en route avait-il été suivi ? extincteur…? Mes excuses mon lieutenant (profil bas !) Et on décolle. Aujourd'hui RAV sur El Kantara (gorges magnifiques, on sent le désert). Quelque temps plus tard, une section de supplétifs ayant faussé compagnie à la France était le but de notre vol, comme souvent le résultat de notre reconnaissance n'apporta rien, (il était tellement facile de se soustraire à notre recherche dans ces régions montagneuses) nous n'avons pas retrouvé les fuyards qui avaient sûrement de bonnes raisons de changer de camp !
Le roman
Nous reviendrons souvent à Arris, petite localité d'altitude des Aurès et je me prendrai d'affection (si j'ose dire) pour les enfants de l'école (française, pour combien de temps encore ?) et pour l'institutrice Dihya et là ne suis-je pas un peu présomptueux et trop sûr de moi ? Après deux ou trois atterrissages je m'efforçais de ne pas trop attirer l'attention de mes supérieurs et j'essayais de m'approcher de la jeune institutrice, j'appris qu'elle avait vingt-deux ans et moi qui n'avait que vingt ans et l'air toujours aussi « gamin » j'étais tout content de pouvoir échanger avec une aînée (de peu mais quand même !) Elle me dit qu'elle enseignait en français, en chaouïa (langue berbère des Aurès) et aussi un peu en arabe, pour le français elle ne savait pas si l'enseignement dans notre langue perdurerait…
Je m'arrangeais pour lui demander son adresse, elle eut l'air un peu étonnée mais ne refusa pas de me la communiquer et elle l'écrivit sur un petit bout de papier (je vois encore ses gestes fébriles) qu'elle me remit subrepticement alors que l'équipage montait à son poste et moi aussi (avec un peu de retard…) Bientôt ce serait Batna.
Plus de cinquante ans après je me souviens bien de l'Aurès (ou des Aurès) et de Batna. Je ne mens pas en disant que c'est ici que j'ai passé mes meilleurs moments en tant qu'appelé en Algérie. Le survol de l'oued el Abiod à Rouffi était merveilleux (un décor de cinéma), personne ne résistait à une telle beauté.
*
Le récit
Au cours d'avril 1962, lors d'une RAV, nous apercevons des mouflons qui fuient, à cette époque c'était presque une obligation de tirer sur les bêtes sauvages que nous rencontrions, ce fut la seule fois de ma vie d'appelé que j'utilisais ma carabine US, je tire et je blesse la pauvre bête (qui pouvait encore courir), le sergent B. mitrailleur appelé comme moi mais ancien, l'abat du premier coup ; nous nous posons pour le hisser à bord (quel poids : au moins soixante kilos), nous avons souffert pour le monter dans le « cargo », la vengeance posthume de l'animal c'est qu'il a laissé une mare de sang à nettoyer dans l'appareil (devinez qui était le volontaire d'office : Louisfert évidemment). Nous avons fait un méchoui de mouflon et nous les chasseurs nous avons eu « droit » au cœur (pas formidable, plutôt coriace), le vol du lendemain s'en est ressenti : nausées et ce qui suit… à l'atterrissage.
Roman
Dihya était déjà venue en métropole, comme nous dirions encore pendant quelque temps bien qu'il nous arrivait quelquefois d'utiliser l'expression « en France » (plus particulièrement nous les appelés). Elle était venue en colonie de vacances dans la région de Nantes étant adolescente puis avait été étudiante à l'école normale d'institutrices à Fontenay-aux-Roses en banlieue sud de Paris. C'est dans cette même ville de Fontenay que j'avais résidé plus de deux ans juste avant d'être appelé en Algérie, peut-être nous étions-nous croisés ! Elle s'était déjà « arrangée » pour venir à Batna depuis Arris (une quarantaine de km), à l'époque je pouvais le souligner comme méritoire, il fallait prendre un car cahotant qui conduisait au marché de la ville et l'époque ne se prêtait pas à ce genre d' « engagement » (si je puis dire : il n'aurait pas fallu que son stratagème fût découvert par la population algérienne en ce temps-là et je lui suis reconnaissant pour ce qu'elle a fait pour nous permettre de nous rencontrer. La ville de Batna (une grande ville par rapport à Arris où on la connaissait beaucoup plus bien qu'elle fût originaire de Rouffi ou environs). N'allez pas penser que nous allions dans un hôtel, nous étions totalement chastes bien sûr et nous nous promenions dans des endroits qu'elle connaissait suffisamment pour que ce soit dans le plus parfait anonymat. Je lui donnai mon adresse : SP 87… sur DIH. Ca devait étonner le vaguemestre cette lettre qui arrivait des Aurès et non de France comme à l'accoutumée.
Arris le .. avril 1962
Mon cher petit français,
Comment allez-vous depuis que nous nous sommes vus jeudi ? (Elle utilisait aussi bien le vouvoiement que le tutoiement). Ce matin une cigogne s'est posée sur le toit de l'école, est-ce un présage ? C'est ce que je souhaite. Nous nous dirigeons tout doucement vers l'indépendance de notre pays, chaque jour il y a de nouveaux drapeaux algériens sur les toits. Bien sûr je suis contente de notre accession à l'indépendance qui aura bientôt lieu je crois. Je ressens une certaine hostilité de la part des parents des enfants (et même de la part de ces derniers (ou est-ce une impression ?) Tu as dit une fois que nous nous marierions plus tard, il me sera dur de quitter mon cher pays. Je crois que de toute façon c'est ce que je serai obligée de faire quand nous deviendrons indépendants car ici on ne me laissera pas en paix … Je te serre contre moi et t'embrasse.
Dihya
Récit
Ce matin RAV vers Arris, Rhoufi entre autre pour compter les « drapeaux fells5 » qui se multiplient en ce moment, juste après le cessez-le-feu on en dénombrait assez peu, de jour en jour leur nombre augmente : l'Algérie (enfin, les Arabes), ne pense plus qu'à une chose : l'indépendance.
Hier après-midi, je suis allé en ville pour la première fois, en voiture (jeep), ça change de l'hélico ! C'est un sous-officier de carrière qui conduisait, un autre nous accompagnait, ces messieurs se sont absentés pour aller boire un « pot » dans une « maison » et m'ont abandonné à mon sort, seul dans la jeep, en compagnie d'un Mac 50 : pistolet (surtout ne le montre pas trop ! message reçu).
Roman
Batna le … A SP 87…
Ma chère Dihya chérie ;
Je ne sais quand je devrai quitter la base de Batna, pour moi ce ne sera pas de gaieté de cœur car j'ai beaucoup de raisons pour me plaire ici mais je sais que l'inéluctable arrivera (bientôt). D'un autre côté je me dis que ça me rapprochera de mon retour en France. Je réitère ce que j'ai promis. En ce moment courent des bruits qui disent que les hélicos de Réghaïa (notre base « mère ») devraient être rapatriés vers St Dizier (en Champagne) mais ce n'est qu'une rumeur. En attendant de pouvoir t'embrasser à Batna ou chez toi, je te quitte et t'embrasse très fort.
Pierre-Alain
Le récit
Il fait de plus en plus chaud ici sauf la nuit où nous chauffons encore. Il y a des rumeurs sur un départ prochain de la 22ème EH vers Saint Dizier, nous en parlons beaucoup ici au DIH, mais la vie continue et nous avons à remplir nos missions jusqu'au bout.
Je me souviens d'une mission qui nous a pris toute la journée : l'armée (aussi bien l'AA que l'armée de terre) devait faire rendre les armes à des combattants de l'ALN6 retranchés dans une mechta. C'est l'opération la plus importante que j'ai vue ! D'abord des passes d'intimidation en rase-mottes des « Corsair7 » de la marine nationale de Télergma sur ces « insurgés » mais rien n'y fit. Evidemment ce n'était que des menaces et « ils » le savaient !
Ensuite ce fut notre tour (le « pirate ») d'intervenir : trois quarts d'heure à tourner autour de la « mechta » (le plus bas possible) avec notre hélicoptère armé de la mitrailleuse 12,7 (avec Louisfert derrière) et du canon de 20 (avec l'autre mitrailleur derrière). Je me souviens d'avoir vu les femmes avec les enfants s'éloigner, c'était impressionnant ! La légion étrangère avait pris position sur les toits environnants prête à tirer. Mais ils ne furent pas beaucoup impressionnés, nous, nous avons ensuite repris le chemin de Batna, l'armée de terre est restée sur place très longtemps paraît-il. Nous n'en avons plus entendu parler…
Le roman
Je réussis à avoir une permission pour Arris (c'était très exceptionnel…) un dimanche après-midi. Nous avions envie de nous rapprocher mais il valait mieux rester à distance en devisant de tout et de rien car nous étions épiés…C'est ainsi que nous pûmes (moi surtout qui découvrais depuis le sol les beautés d'Arris) apprécier la quiétude apparente des lieux mais nous préférâmes nous éloigner un peu du village et bien que j'étais en tenue civile je n'étais pas « tranquille ».
Nous en arrivâmes à penser que Dihya serait plus en sécurité en France.
Nous ne pouvions nous empêcher de nous entretenir du retour de mon unité d'hélicoptères envisagé quelque temps après la déclaration d'indépendance de l'Algérie. D'abord quand aurait-elle lieu cette indépendance ? Il y aurait le référendum en tout premier lieu. Une autre inconnue était la date de mon retour à Réghaïa (il n'y aurait plus de possibilité pour moi de revenir dans les Aurès, il n'y avait pas besoin d'être très perspicace pour deviner cela). C'est sur ces considérations que je pris le chemin du retour pour Batna, un petit « bisou » vite échangé et je partis. Nous avions décidé qu'il valait mieux que je ne revienne pas ici, il nous restait le courrier.
Batna le xx avril
Ma chère petite gazelle,
Comme tu l'as déjà remarqué, je suis plus bavard (même prolixe) dans mes lettres que lorsque nous sommes ensemble. Dimanche dernier, nous avons ressenti tous les deux cette anxiété liée au contexte délicat dans lequel nous nous trouvons tous les deux, je comprends bien que pour tes compatriotes (si je puis dire car jusqu'à la preuve du contraire nous sommes –encore – des compatriotes!) je représente l'ennemi abhorré et je suis bien conscient des risques que je te fais prendre en venant te voir à Arris. Toi peut-être que tu pourras venir quelquefois à Batna comme tu l'as déjà fait, si tu ne le peux pas (ou plus) je comprendrai bien, après tout c'est aussi bien de s'écrire, n'est-ce pas ? Comment cela se passe-t-il avec tes parents depuis la dernière fois, tu m'avais dit que ton père n'apprécie pas du tout que tu fréquentes un garçon comme moi (un roumi comme vous dites). Crois-tu que tu pourras te rapprocher d'Alger, comme nous nous en sommes déjà entretenus, lorsque je serai rentré à La Réghaïa ? L'anonymat de la grande ville préserve de bien des difficultés…
J'attends une lettre avec impatience, ma petite Dihya et embrasse tes jolis yeux bleus (de la couleur de l'oued El Abiod et du ciel de l'Aurès !) en te serrant contre moi.
Pierre-Alain
Le récit (suite)
Hier, un ordre tomba dans les messages : il fallait que nos hélicoptères transportent des chefs fellagas, aujourd'hui, jusqu'à Kenchella (à une centaine de km à l'est) pour un « congrès » ou quelque chose de ce genre…Eh oui ! Imaginez un peu ce que pensaient ceux qui avaient des années de lutte derrière eux…Nous, jeunes appelés, ne pouvions pas ressentir cela avec la même intensité et le sentiment de s'être fait « rouler » ne nous semblait pas aussi insupportable ! Je ne fis pas partie de cet épisode peu glorieux. Il paraît que ce voyage ne fut pas très confortable, les appareils ayant été beaucoup secoués (la météo sûrement ?)
Nous avons beaucoup volé dans les Aurès et les Némenchas, El Kantara, la porte du désert, Biskra et son immense palmeraie. Un matin, nous avions croisé à moins de 150 mètres le Douglas DC4 d'Air France ou d'Air Algérie qui faisait la liaison Batna Biskra après être parti comme chaque jour d'Alger. Pour ces compagnies c'était à chacune leur tour : Air France ou Air Algérie (qui était française à l'époque) d'exécuter les vols qui nous apportaient le courrier à Batna, courrier venant de France, bien sûr pour 99% d'entre nous.
J'accédai au grade de caporal-chef pendant mon séjour dans les Aurès.
J'entendis dire que l' « on » se préoccupait de mon retour, à Réghaïa (je faisais tout pour me faire oublier). Il me restait encore quelques jours…Moi aussi j'ai eu « vingt ans dans les Aurès » (titre d'un film, j'ai réussi à le placer !)
Aujourd'hui, vent de sable qui vient du désert, le DC-4 ne se posera pas ce matin, pas de courrier. Cet après-midi visite culturelle de Lambèze à un vingtaine de km où nous allons (nous les « hélicoptéristes ») en camion ! Ruines romaines très bien conservées, comme Timgad.
Le roman
Arris le xx mai 1962
Mon cher petit français,
Votre lettre m'a fait un grand plaisir. La rumeur dit que le référendum du Général de Gaulle aura lieu le mois prochain, qu'est-ce qui se dit chez vous ? Et que l'indépendance serait – peut-être – pour le mois de juillet. Il va falloir que je me fasse à l'idée de quitter mon pays, es tu toujours sûr de tes sentiments envers moi ? Les miens n'ont pas changé, mon chéri. Pour le moment je fais toujours la classe à mes petits Chaouias. Mon père ne veut plus que j'aille à la maison, il dit que nous les Chaouias qui sommes à l'origine de la libération de notre pays ne pouvons nous compromettre avec un françaoui, des « avions à plumes »), je suis très éprouvée par sa décision, je sais que maman ne pense pas comme lui mais que peut-elle faire ? Je ne sais pas encore comment je devrai « m'y » prendre pour quitter Arris et le pays de mes parents, ce sera peut-être « précipité », devrai-je partir avant l'indépendance c'est-à-dire juste après ton retour dans l'Algérois pour t'y rejoindre ou bien attendre celle-ci ? J'opterais plutôt pour la première possibilité mais il faut que tu me conseilles !
Écris-moi vite, je t'embrasse très fort.
Chehlegh chek (« je t'aime » en chaouïa)
Ta Dihya
Le récit
Mon retour est prévu pour le 5 ou 6 juin, c'en est bientôt fini de « mes » Aurès. Aujourd'hui, j'ai reçu un colis de Madame Colette Alexandre, la marraine de Thérèse, j'en ai été très ému. Nos vols commencent à se faire plus rares, cela sent le départ, les derniers hélicos resteront ici jusqu'aux environs du 20 juin (ce sont les rumeurs). Après ce sera le grand départ de la base de Batna.
Le roman
Batna le 4 juin
Dihya chérie,
Je dois m'en retourner à Réghaïa demain ou après-demain, c'est la dernière fois que j'écris de Batna. Tu me demandes conseil, je crois que tu as raison d'opter pour le départ le plus rapide mais nous y sommes arrivés ! Tu as mon adresse de La Réghaïa. Je ne pourrai pas avoir de permission avant dimanche prochain. Réponds-moi vite, il faudrait que tu puisses venir dans la région d'Alger ou ses environs (Aïn-Taya par exemple) ce dimanche donc dans cinq jours. Tu vas prendre le train à Batna vers Constantine puis direction Alger. Te voici engagée sur une voie sans retour (si je puis dire…) Dans ma position de simple militaire appelé je constate que je ne puis pratiquement pas t'aider dans l'immédiat et j'en suis vraiment « désolé ». Je souffre beaucoup de ne pas pouvoir te venir en aide sauf je l'espère de tout cœur dimanche. Tu vas donc quitter ton poste d'enseignante du jour au lendemain ? En disparaissant. En cachant ton projet. J'espère sincèrement que je ne te décevrai pas. Tu mérites toute ma considération. Je t'embrasse très fort, j'envoie la lettre immédiatement, je pense que tu la recevras demain, au plus tard après demain.
Pierre-Alain
Le récit
Et ce fut le retour vers La Réghaïa, après deux mois et demi passés dans les Aurès (que je ne reverrai certainement jamais…) Il fallut reprendre les anciennes habitudes, les punitions d'avant mon départ avaient été levées, le mess sous-officier nous était de nouveau ouvert. La chaleur sur la côte m'a surpris, il fallait se protéger des moustiques (précaution inconnue à Batna).
Je fus affecté aux « opérations » (les « ops ») de l'escadron 3/23, je passais l'essentiel de la journée auprès du téléphone à attendre les appels, le plus souvent pour les EVASAN (évacuations sanitaires) à cette période, transmis par le responsable des opérations au niveau de l'escadre, un lieutenant que j'avais connu à Batna, il y avait plusieurs EVASAN chaque jour. J'étais quelquefois de permanence la nuit (couché sous la moustiquaire à l'intérieur de laquelle les maudites « bestioles » arrivaient à passer). Après une journée complète passée aux « ops », le lendemain nous en étions (entièrement ou en partie) dispensés.
Je me souviens précisément d'un épisode dramatique : un soir d'une journée de juin où j'avais été de permanence « opérations », je pris mon repas en compagnie d'un sergent mécanicien qui m'avait dit qu'il prendrait la permanence la nuit suivante à la place d'un autre qui apparaissait sur le tableau des ordres de vols, apparemment c'était une façon de faire plutôt répandue (ils se « rendaient des services »). Je dormis aux « ops » la nuit qui suivit. Aujourd'hui je ne me souviens pas si j'avais été réveillé par le téléphone…enfin toujours est-il qu'une EVSAN avait été déclenchée pendant la nuit pour aller chercher un blessé et le conduire à l'hôpital Maillot à Alger, ce qui fut rapidement mené. Au retour de l'appareil (un H34 « médicalisé ») avec à son bord les deux pilotes, un médecin, une infirmière et le mécanicien dont il a été question plus haut, la nuit était claire mais en arrivant au dessus du terrain de Réghaïa : le brouillard ! Épais en intensité mais la couche, elle, ne l'était pas, à ce qu'il paraît. Que s'est-il passé ? (Les appareils n'avaient pas les instruments de bord sophistiqués de l'époque actuelle) Toujours est-il que l'hélicoptère percuta le sol (le co-pilote s'est retrouvé dans l'herbe, indemne), le pilote commandant de bord, le lieutenant R – pilote émérite – que je venais de connaître à Batna : tué, le médecin ou l'infirmière : tué (e) (je ne sais plus maintenant, lequel ou laquelle est décédé (e), je ne les connaissais pas mais la tragédie est là, et le mécanicien, le sergent C : tué ! Sans commentaires, j'ai été très éprouvé par cet accident.
Le roman
Arris le 7 juin
Mon chéri,
J'ai bien reçu ta lettre hier, je ne pourrai partir après-demain samedi, ce serait trop court en délai c'est pourquoi je reporte au samedi suivant pour arriver le dimanche à Alger, jour où tu pourras venir me chercher à la gare. Il n'est pas possible de faire la liaison Batna Alger dans la même journée ! Je suis très malheureuse à l'idée de ne plus voir mes parents (en tout cas pour longtemps). Réponds moi vite, je t'embrasse très fort.
Ta Dihya
Réghaïa le 9 juin
Ma petite Dihya,
Je te réponds aussitôt, je « poserai » une permission pour dimanche 17 juin, indique moi l'heure d'arrivée du train de Constantine, je serai là à t'attendre, as-tu seulement une idée de l'endroit où tu pourras résider ? Je sais : tu es du pays mais l'Algérois n'est pas l'Aurès, bien sûr tu as passé quelques années à l'institut de formation des maîtres dans la capitale mais tout a changé si vite ces deux ou trois dernières années…Et moi je ferai tout ce que je peux pour t'aider ici. Pour le retour vers la France, les rumeurs galopent, s'arrêtent, reprennent de plus belle mais l'on ne sait rien sur notre sort.
Je te quitte et t'embrasse tendrement.
Pierre-Alain
Le récit
Hier, nous sommes allés faire du tir au canon et mitrailleuse (sur cibles), près de Cherchell, à l'ouest d'Alger, à «l'oued el Hachem». C'était pour faire voir que nous étions encore « chez nous » (je suppose).
La 23ème EH de La Réghaïa doit être « rapatriée » en France à Saint Dizier, les rumeurs sont de plus en plus fortes. Je dois avouer ici que je ne me souviens pas exactement à quelle date nous avons dû « déchanter », nous les mitrailleurs, à savoir à quelle date nous avons appris que nous ne serions pas du voyage…Bien sûr nous ne fûmes pas les seuls à avoir eu comme affectation future : Oran (la 22ème EH), fini le rêve du retour chez nous ! Au moins pour un temps.
Le roman
Réghaïa le 13 juin
Ma chère Dihya,
Nous savons maintenant : nous ne rentrons pas en France ! Le beau rêve (pour nous deux), je pensais que nous pourrions quitter ce pays (le tien) pour rentrer (en tout cas pour moi) en France, eh bien ce ne sera pas pour cette fois ! Nous avons appris notre affectation future (Oran) hier, aussi je ne tarde pas pour t'informer. Peut-être que nous allons devoir modifier nos « plans » (enfin c'est à toi de décider si tu dois vraiment quitter Arris ces jours-ci puisque tout est remis en cause, au moins pour un certain temps). Ce n'est pas moi qui peux décider de mon (notre) sort, j'espère que tu le comprendras. Je t'avais incitée à quitter les Aurès parce que j'avais en tête une possibilité de retour en France proche, et je regrette beaucoup qu'il n'en soit pas ainsi mais qu'y puis-je ?
Dis moi ce que tu en penses, moi aussi j'aurais voulu de tout cœur que tu puisses me rejoindre rapidement. Tu m'en veux de te proposer ce changement ? Tu as le droit de ne pas accepter et je m'en réjouirai de toute façon, mais ce sera plus difficile pour toi de rester beaucoup plus longtemps dans ton pays dans la situation où te trouveras (en porte-à-faux, si je puis m'exprimer ainsi : je veux dire par rapport à tes compatriotes).
Je n'ai aucune idée du temps où nous resterons encore en Algérie après l'indépendance du pays car celle-ci va devoir avoir lieu, bientôt.
Avant-hier il y a eu un terrible accident ici, sur la base aérienne de Réghaïa : après une évacuation sanitaire de nuit, au retour de la mission, un hélicoptère s'est écrasé au sol, il y eut trois tués, le pilote commandant de bord : le lieutenant R. que tu as vu plusieurs fois à Arris, l'infirmière, le mécanicien aussi, l'autre pilote est indemne (choqué) et une personne blessée. Je suis encore bouleversé. J'attends une lettre, je t'embrasse très fort.
Pierre-Alain
Le récit
Les obsèques militaires ont eu lieu ce matin, je n'ai pas pu y assister, à mon grand regret car j'étais de permanence « ops », les familles sont venues de France, ce fut un moment d'émotion intense, j'ai pu apercevoir – de loin – une toute petite partie de la cérémonie depuis la porte de l'escadron 3/23.
Nous ne savons pas encore quand notre escadre actuelle (la23ème) prendra le chemin du retour, on attend le référendum, l'indépendance on en parle peu mais elle arrivera.
Je n'ai plus un souvenir très précis de cette période qui a précédé ces grands changements pour nous tous.
Le roman
Arris le 18 juin
Cher « fiancé » de France
Tout d'abord je partage la peine (même la douleur) qui est la tienne après cette brusque disparition et j'ai une pensée pour le militaire dont tu me parles, j'ai un bon souvenir de cet homme.
La nouvelle que tu m'apprends me chagrine et me laisse perplexe, au ton de ta lettre je me demande si tu tiens vraiment à moi aussi laisse moi un peu de temps de réflexion. Je sais bien que tu n'es responsable en rien dans cette affaire de retour en France reporté. Tu peux toujours m'écrire, je n'ai pas encore préparé mon départ, il est vrai que ça ne prendra pas longtemps au cas où je me déciderais… Je t'embrasse.
Ta ( ?) Dihya Réghaïa
le 20 juin
Ma ( ?) chère Dihya,
Qu'est-ce qui nous arrive ? C'est un malentendu rien d'autre. Tu vois ce qu'il peut arriver lorsqu'on a que les lettres pour communiquer ! Je te prie de m'excuser si j'ai pu laisser s'installer le doute dans ton cœur. Je suis maladroit c'est tout. Ne me laisse pas ! Viens quand tu veux, je voulais juste parler des difficultés que tu rencontrerais en restant en Algérie et ceci le plus souvent seule (je ne puis rien changer à cela ! je ne pourrai te voir que le dimanche, nous les appelés n'avons pratiquement aucune liberté). Ecris moi, je t'embrasse tendrement.
Pierre-Alain
Arris le 24 juin
Cher petit Français,
Bon, je ne peux plus reculer, je ne t'en veux pas, je me suis peut-être « montée » la tête. J'arriverai à Alger à 12h57 le dimanche 1er juillet, jour du référendum d'autodétermination (le jour où tout va basculer, je crois). Je t'embrasse très fort, à bientôt.
Dihya
Ce fut un déchirement pour Dihya de quitter son Aurès natal, elle cacha du mieux qu'elle put son chagrin en embarquant dans le car qui allait l'emmener vers Batna, elle refoula ses larmes car elle ne voulait pas qu'on la remarquât, elle avait peu de bagages. Ce départ coïncidait avec le début des vacances scolaires (les dernières sous le régime français), aussi ce départ parût-il inaperçu. C'est le samedi 30 juin qu'elle quitta son pays (les Aurès). Il fallut attendre le train du soir pour Constantine, elle se fit discrète et une fois dans le train elle laissa libre cours à son immense peine et put enfin pleurer.
Récit
Entre deux périodes de permanence aux « ops », je vais à la plage, je lis et j'écris. Le référendum sera pour le dimanche 1er juillet, il arrivera rapidement. Ensuite tout s'accélérera !
Le roman
Il va sans dire que nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre à la gare d'Alger, nous allâmes déjeuner aussitôt dans un restaurant « pied-noir », devinez ce que nous commandâmes : un couscous ! Il serait bien temps d'aviser ensuite. Nous avons été la cible de regards pas sympathiques, il me sembla. Nous allâmes ensuite nous promener vers le port mais le cœur « n'y était pas » car nous avions en tête tous les deux la même chose : où Dihya logerait-elle ? (pas sur la base de Réghaïa !) Elle me dit qu'elle pensait à une cousine qui résidait sur les hauteurs d'Alger. Je n'étais pas « emballé », toujours ces réflexes anti-arabes !
Sa cousine Rachida (d'un certain rang social pour une « indigène » à en juger par les éléments de standing de son logement) accepta de la loger pour quelques jours, son mari acquiesça. J'insistai sur le fait que ce serait pour très peu de temps car je devrais être muté à Oran très rapidement et Dihya me suivrait là-bas. Le soir nous prîmes un repas ensemble dans un restaurant « arabe » d'une classe certaine (je n'imaginais pas que ça puisse exister !) Je trouvai que sa cousine et son mari faisaient preuve d'une certaine « grandeur d'âme » et d'ouverture d'esprit. Au début de notre réunion j'étais un peu tendu mais au fur et à mesure que le temps passait, je me sentis beaucoup mieux et Dihya aussi. Nous ne pûmes nous empêcher de parler des « événements » surtout de cette journée du 1er juillet 1962 qui venait de sceller le sort de leur pays (ce ne serait plus qu'une question d'heures mais on était sûr du résultat !) c'est ce que dit Mohammed, je ne le contredis pas, de toute façon c'était « couru d'avance ». Je les quittais enchanté, ils me donnèrent leur numéro de téléphone pour que je puisse rappeler Dihya dès que je saurais quelque chose de sûr, elle descendit m'accompagner dans la rue et me dit que cela aurait pu se passer plus mal, je ne pus qu'être de son avis. Nous nous séparâmes rassérénés.
Récit
Le mardi 3 juillet ce fut l'annonce officielle de l'indépendance de l'Algérie. Nous apprîmes dès la matinée que notre départ pour Oran se ferait le jeudi 5 juillet au matin, jour de l'indépendance algérienne !
Ainsi nous allions quitter la 23ème pour rejoindre la 22ème escadre d'hélicoptères. Tous les hélicoptères de Réghaïa s'envoleraient dans quelques jours pour le pont du porte-avion Lafayette, l'essentiel des effectifs rentrerait en France vers Saint Dizier (Haute-Marne), nous ne serions pas de ce voyage.
Le roman
Je m'empressai d'appeler Dihya pour l'informer de notre départ imminent, je lui indiquais l'heure du train, elle me dit qu'elle serait à la gare à l'heure dite, j'insistai pour qu'elle ne se mêle pas à nous (qui serions en uniforme), nous nous ferions de petits signes à distance, je crois qu'elle comprit ma réserve. Elle s'arrangerait pour être dans la même voiture que moi. Je ne pouvais m'empêcher de me demander ce qu'elle deviendrait à Oran. Elle, ne paraissait pas particulièrement inquiète…
Le récit
Le matin du 5 juillet, nous avons quitté la base en car pour rejoindre Alger, je me souviens des jeunes « FLN » (ou assimilés) d'une vingtaine d'années qui avaient décidé de régler la circulation, ils portaient un brassard, nous avons attendu un certain temps qu'ils donnent l'ordre au conducteur de s'engager sur la route, « ils» étaient les maîtres !
Arrivés à la gare d'Alger, avec une certaine avance malgré les difficultés de circulation (des précautions avaient dû être prises pour que nous arrivions avant l'heure), nous avons attendu à l'extérieur de la gare mêlés à la foule débonnaire qui manifestait sa liesse. Un des mitrailleurs avait un chiot berger allemand avec lui, je me souviens encore d'un Arabe qui lui avait fait la leçon après qu'il ait légèrement corrigé le chiot, mais gentiment. Nous sommes montés en voiture, je me souviens des drapeaux algériens à l'avant de la machine, le voyage (très long) s'était passé sans incident, nous étions abandonnés à notre sort de jeunes Français en uniforme. Huit heures de voyage, quelque soixante arrêts, souvent nous allions nous asseoir à l'extrémité de notre voiture, la porte étant ouverte, les jambes reposant sur le marchepied. Il y eut un changement de machine à Orléansville où le train a été immobilisé au moins quarante-cinq minutes. Deux heures plus tard lors de l'arrêt de Perrégaux (nom français de l'époque), nous avons eu la visite dans notre voiture de jeunes « fells » en arme, d'autres étaient restés sur le quai, le doigt sur la détente de leur arme : pas très « engageants », ils semblaient aussi jeunes que nous. (Peut-être qu'à cette heure-là avaient-ils appris le massacre d'Oran qui avait eu lieu quelques heures – voire qui était encore en cours – et dont nous ignorions tout ! Personnellement je l'ai ignoré pendant des dizaines d'années ! : deux mille cinq cents morts, (moins selon certaines sources) en grande majorité parmi les pieds-noirs, l'armée française avait reçu l'ordre de ne pas intervenir !
A l'arrêt de la Sénia (dernier arrêt avant le terminus : Oran) nous avons entendu un appel (de l'armée française) relayé par les haut-parleurs de la gare nous enjoignant de quitter le train. Nous avons été pris en charge par un camion militaire et conduits à la base militaire d'Oran-La-Sénia.
Plus tard en repensant à cette terrible réalité, je me remémorai la présence des jeunes du FLN en armes, le doigt sur la détente, sur les quais de la gare de Perrégaux, certains étaient montés dans les voitures et nous avaient frôlés dans le couloir (nous n'en menions « pas large ») avec leurs armes. Peut-être connaissaient-ils la situation à Oran à ce moment-là. C'est avec une certaine amertume que je repensai à tout ceci beaucoup plus tard en me disant que l'armée n'avait pas pris trop de précautions envers des jeunes du contingent complètement abandonnés à leur sort lors de ce voyage vers Oran ce jour-là.
Une chance, tout se passa bien, la population algérienne, en liesse pendant tout ce – très - long parcours n'avait jamais été hostile, sauf les jeunes « fellagas », à Perrégaux (pouvait-on encore les nommer de cette façon ?) qui n'avaient pas eu une attitude bien « sympathique » envers nous (mais on pouvait les comprendre !) La locomotive Diesel était décorée de drapeaux algériens (toujours cette tentation de penser « drapeaux fells » !)
Le roman
Dihya était au rendez-vous devant la gare d'Alger Comme convenu, nous nous fîmes un petit signe discret, je suis certain qu'aucun des douze autres mitrailleurs ne remarqua rien ! Dihyia avait pu trouver une place dans notre voiture, dans un compartiment proche, elle vint une fois s'asseoir avec moi à l'extrémité de notre voiture, oh quelques minutes seulement, j'en profitai pour lui glisser ma nouvelle adresse d'Oran, j'osai lui faire un petit bisou clandestin (quelquefois je ne me reconnaissais pas tellement je prenais de risques !) Je ne pouvais rien prévoir de ma vie à la 22ème E.H. (le « lot » habituel du militaire…) : comment pourrions-nous nous rencontrer ? Le pourrions-nous ? Est-ce que je partirai rapidement en détachement ? Où Dihyia logerait-elle ? Que ferait-elle de sa vie ? (Elle serait en pays « inconnu » à Oran qu'elle ne connaissait pas du tout ! dans un contexte totalement déstabilisant…)Juste avant de descendre à la gare de la Sénia, je lui fis encore un triste petit signe, (elle avait compris que nous avions l'obligation de quitter le train, elle allait continuer vers Oran, le terminus, et après elle serait livrée à elle-même…)
Nous fûmes séparés sans nous y être préparés. De terribles événements s'étaient déroulés quelques heures auparavant et se déroulaient peut-être encore dans la ville d'Oran (ce que nous ignorions tous deux en arrivant).
Dix minutes après la Sénia, pour Dihya ce fut Oran.
Dihya :
« J'étais perdue dans ce pays (pourtant le mien), peu après être sortie de la gare je fus apostrophée par un de chez nous qui me dit m'avoir remarquée avec un roumi 8 (j'en eus froid dans le dos, il remarqua sûrement mon trouble), c'était un jeune de mon âge, il m'avait parlé en français, la foule était assez compacte, je n'avais qu'une idée en tête : le semer ! J'y arrivai assez facilement mais j'avais tendance à regarder si j'étais suivie, j'étais inquiète, on le serait à moins, c'était peut-être un simple dragueur mais aussi quelqu'un qui voulait me faire payer cher mon « engagement » ! Je n'eus pas de mal à trouver l'hôtel de la mer qu'on m'avait recommandé. Il était tenu par un couple mixte (le mari musulman, elle française). C'était plutôt propre ; je profitai de leur téléphone pour appeler Rachida, je lui dis que Pierre-Allain l'appellerait bientôt - elle ferait le relais - Je ressortis de l'établissement et me dirigeai vers le front de mer (je n'avais jamais mis les pieds dans l'ouest de l'Algérie, Oran est une grande ville, j‘avais toujours à la main le plan de la ville ! Je m'assis sur un banc, sortis quelques victuailles de mon sac à dos et regardai passer la foule encore tout excitée de vivre cette première soirée d'indépendance. Je ne ressentais pas la même chose bien que je comprenais ce sentiment et le partageais un peu. Des jeunes en liesse s'adressaient à moi et me proposaient de me joindre à eux pour fêter cela !
Ce soir-là quelque chose que je trouvais étrange : pas un seul européen dans la rue, à un carrefour un peu plus loin j'avais vu une voiture calcinée encore fumante… Je décidai de rentrer brusquement à l'hôtel, à un carrefour, des véhicules militaires blindés (français), je ne sais pourquoi je ressentis un malaise.
__________________________ Le récit
A La Sénia, les mitrailleurs de Réghaïa retrouvèrent ceux d'Oran, ils avaient suivi ensemble le même stage d'observateurs mitrailleurs à Caen Carpiquet.
Je fus content de retrouver mes camarades J-B. K. et C. L. que j'avais perdus de vue quelques mois auparavant.
Les mitrailleurs d'Oran étaient depuis quelques jours employés, -avec d'autres militaires en ces jours dramatiques pour les « pieds-noirs »- à l'aérogare civile et participaient à la prise en charge et à l'embarquement de celles et ceux qui devaient tout quitter dans l'urgence de la situation pour rejoindre la « mère patrie » qu'ils ne connaissaient pas pour la plupart. Nous, les nouveaux arrivés de Réghaïa, n'avons jamais participé, il est vrai que cette mise à disposition du personnel de l'armée de l'air avait été de courte durée comme les départs précipités de nos compatriotes d'Afrique du Nord.
Je me souviens qu'un des nôtres avait « profité » d'une occasion si l'on peut dire en achetant une Peugeot 203 à quelqu'un dans la détresse qui l'avait bradée…
Il me revient en mémoire une « cochonnerie » que certains militaires avaient mis en pratique lors de ces jours tragiques : des jeunes filles ou jeunes femmes trouvèrent plus facilement une place sur un vol vers Marseille ou Paris… vous saisissez ?
Le roman
Vous ne serez pas particulièrement étonné d'apprendre que mon plan réussit parfaitement : dès que je pus joindre Dyhia (ce fut assez long) je lui communiquai ce que nous avions élaboré mes camarades et moi-même : « la mettre » dans les heures qui suivaient dans une Caravelle pour Marseille (je ne me souviens plus quelle fut sa participation financière mais je suis certain qu'il n'y eut aucune compromission …) C'est ainsi que nous fûmes séparés une fois de plus, c'était « notre lot », je ne sais comment Dihya ressentit ceci, moi j'en fus profondément affecté mais je me dis qu'au moins elle serait davantage en sécurité en France, c'était son ancien pays après tout, elle avait encore sa carte d'identité française.
*
Maintenant j'en viens à la terrible réalité, avais-je été manipulé ? (je ne puis le croire!) :
je ne revis ni n'entendis parler de ma chère Dihya…
Et pourtant , cinquante ans après, alors que je me promenais dans les rues de Fontenay-aux-Roses (tout près de Sceaux où je demeure maintenant) deux regards se croisèrent, celui de cette femme se détourna tellement vite (trop vite) que je ne pus m'empêcher de croire qu'il s'agissait d'elle, elle portait le voile…
Je suis tellement affecté par ce que je viens de découvrir que je n'ai plus la force d'écrire et arrête là mon récit (qui me semble sans intérêt maintenant) quant au roman...
Notes :
1Armée de l'Air
2Aviation Légère de l'Armée de Terre
3caporal
4T28 : avion de reconnaissance et d'appui-feu
5Drapeau fell pour « fellaga » , deviendra le drapeau algérien
6Armée de Libération Nationale
7Appareil de la seconde guerre mondiale encore utilisé en Algérie monomoteur de 2 2OO CV dont les passes de « straffing » (mitraillage) ne laissaient pas indifférent. Ici ce n'était qu'un simulacre d'attaque, rappelez-vous : le cessez-le-feu était signé ! Vous avez connu le Corsair dans la série TV « les têtes brûlées »
8 Chrétien, par extension : français.