DIMITRI ET LES ÉTOILES OCÉANES

Rémi Bisson

La main de Dimitri saisit malhabilement, hasardeusement, son ciré jaune et claque la porte du bouge enfumé au relent nauséabond d'urine et de vomissure.
À l'horizon, l'aurore éteint doucement une nuit Bleu de Prusse...


Sur le quai du petit port breton de Saint Divrezhoneck-an-Douar, entre deux chalutiers et face à la mer, il pisse. Ses lèvres purpurines sont ornées d'un sourire niais qui amande ses yeux pétillants cernés de pattes d'oies boudinées. Ce sourire qui demande, à qui le reçoit, d'être excusé sans raison précise ou par timidité maladive ou le fait du plaisir d'un soulagement purement physique.

Dimitri compte les bulles sucrées salées alcoolisées éphémères et innombrables qui se forment entre ses pieds pour ne pas s'assoupir, « une, deux, trois, six, dix... dix-huit... vingt-trois... », comme on compte les moutons pour s'endormir. Une pluie fine tourbillonne sous les brises de ce début d'automne. Quelques feuilles mordorées, espiègles, que la sève a délaissées s'y joignent. Le temps d'un instant le ciel et la terre sont amants.


Soulagé, il rejoint sa maison en chant marmonnant un air symphonique de sa Russie que son esprit vaporeux accompagne de paysages volés, féeriques, immenses, enneigés et glacés, de ce pays qu'il ne connaît pas. De toute façon les chansons grivoises des marins et le souffle de l'accordéon ne l'intéressent pas.

La maison qu'occupe Dimitri est celle de son enfance. Mariona était tombée sous la grâce imposante et ventrue de la demeure portuaire, sous le parfum des pierres humides ruisselantes et iodées de l'été, sous les âmes bienveillantes qui font craquer les volets en bois latté le soir et tourbillonner le vent sous le toit la nuit. Elle y avait ajouté sa touche simple, moderne et subtile de pure citadine parisienne. Le gris bleuté du ciel aux murs et aux volets, les abat-jour jaune orangé du soleil voilé de blanc, le carrelage aux éclats scintillants des pavés, le vert ombragé et tendre du Jardin du Luxembourg aux meubles boisés...


Et là, parfois, il pense à un dieu. Surtout quand il insulte la bêtise humaine. À la Sainte Vierge, sans y croire non plus, mais c'est la tradition marine pour éloigner l'Empech. Il se dit que la vie est le cercueil de la mort, qu'un jour, par amour, deux êtres ouvrent involontairement le couvercle... pour un temps indéfini mais compté.

Pour Dimitri, quoi que l'on fasse, le présent n'existe pas. Il est déjà le passé du futur. Le présent est le souvenir d'une émotion à venir.
Quand les vapeurs d'alcool s'évaporent, que son corps reprend sa pesanteur, que ses pas se font moins aléatoires, que son cœur se fait moins arythmique, alors un sang de plus en plus pur se noie dans la menace psychologique de nuages de plus en plus sombres. Mélancolie redevient sa vie. Dans ses délires éthyliques sa vie est ce qu'il en fera. Dans ces moments là, quand d'autres refont le monde ponctué de « si à regret », Dimitri protège le sien de « si à projet ». Car le lendemain ne saurait naître que du hasard. Pourquoi espérer atteindre un hypothétique paradis mortuaire si l'on fait de sa vie un enfer ?

Il veut colorer d'un bleu azur ses yeux orageux, d'un jaune vif la mélasse de son esprit torturé.


Soudainement, doucement, la ville portuaire se met à bourdonner comme un essaim faussement ensommeillé. Le campanile de Saint Divrezhoneck-an-Douar adossé à l'église vient de résonner des six coups du matin, son écho dominant les dernières ardoises aux toits discordants offre, un instant à la campagne, la majesté d'une cathédrale. Dimitri traverse la place et monte la petite impasse menant à son chez soi. La pluie a rafraîchi l'atmosphère. Des frissons lui parcourent l'échine. Il fouille dans sa poche, en sort une pipe si usée que la sirène en bois sculpté, aux courbes brisées, semble une marâtre de contes pour enfants. Elle sent le bois humide et le tabac froid.

Des frissons lui parcourent à nouveau l'échine. Il la bourre de tabac hollandais et, par plaisir, en aspire quelques profondes bouffées. Le tabac sucré, à la douce saveur mielleuse, est enivrant et réchauffant.


Deux ans que la dépression est arrivée.
Deux ans qu'il n'a pas navigué, qu'il ne côtoie plus les houles océanes scintillantes d'étoiles.
Deux ans que cet estaminet insalubre est son port d'attache.
Deux ans que le rhum et la bière sont ses seules écumes.
Deux ans...


_ P.., Pierre ? Pierre Le Gwenn ? !

Dimitri lève son regard éperdu vers cette voix douce et tremblante. Ses yeux dévisagent cette belle jeune femme blonde, gracieuse, apprêtée de rouge, qui semble s'adresser à lui.

_ Pierre ! On ne se reconnaît plus, ou on ne se connaît plus ?

Un vif regard à gauche à droite, ces questions lui sont indéniablement adressées, il est seul.

_ Tu... Vous écrivez toujours ?

Dimitri a beau vouloir faire hurler sa mémoire, elle reste volontairement muette.

_ Vous écriviez ! N'est-ce pas vous ?

_ Je suis Dimitri marin pêcheur enfin... Sans doute me confondez-vous !

_ OUI ! Heu, non..! Pierre Le Gwenn, oui ! Je suis venue vous interviewer il y a quelques années. Votre personnage, ce marin russe, a fait le tour du monde, un vif succès que vos nouvelles. Il y a bien deux ans que vous ne l'avez plus fait voyager. Comment se nommait-il déjà..? Comme c'est étrange ! Dimitri ! Oui, Dimitri Volkovitch ! ! !


Le temps, plus que des chiffres sur un cadran, décompte les joies les peines et les douleurs passées, mais parfois ses aiguilles se croisent de nouveau. Qui est-on quand on ne se reconnaît plus ?

Quand le crabe a eu raison de Mariona, Pierre Le Gwenn s'est inventé un passé de voyageur de magazines au long cours. Pierre l'écrivain, le marin d'eau douce, est devenu Dimitri le vieux loup de mer, à jamais le marin de ce quai, à jamais le marin des étoiles océanes.
© RB

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