Dis seulement une parole 11

Nathalie Bleger

Guillaume a dit "Au revoir, mon Père" au jeune prêtre et j'ai juste balbutié "Au revoir". J'avais déjà un père, ce n'était pas lui. Récit.


Je repris mes activités sans rien laisser paraître, dès le lendemain, mais cette conversation m'avait déstabilisée, parce que je m'étais dévoilée et qu'il n'avait rien compris. J'avais beau me dire qu'il ne faisait que jouer son rôle – mal, en l'occurrence - je lui en voulais d'avoir essayé de m'évangéliser avec ses beaux sermons, ses belles promesses sans chercher à me comprendre vraiment. Finalement ce n'était que ça, la religion, des certitudes un peu abrutissantes, des réponses toutes faites pour masquer les problèmes. Pour tout dire j'étais un peu vexée qu'il veuille prier pour moi, j'avais l'impression de m'être fait avoir. Je m'en sortais très bien et il avait profité d'un léger aveu de faiblesse pour me rabaisser au rang d'une pauvre âme. Je décidai de ne pas remettre les pieds à l'église de sitôt, de m'en tenir à mon job, un point c'est tout.

Heureusement je ne le croisai pas de la semaine, la sacristie et le presbytère étaient vides, je ne cherchai même pas à savoir s'il allait mieux, ça m'indifférait. Du moins c'est ce que je me répétais en frottant le sol de la cuisine comme une forcenée, mue par je ne sais quelle colère. Qu'il aille au Diable, j'aurais mieux fait de ne pas vouloir l'aider, j'avais agi comme une imbécile, c'était bien fait pour moi. Je trainais cette rancœur sans réussir à la combattre, c'était comme un poids sur mes épaules, la fin de la légèreté. Pourtant la vie continuait, imperturbable, je n'avais pas les moyens de me lamenter ou me révolter, il y avait Clara, l'école, la vie de tous les jours.

Les vacances se profilaient à l'horizon et leur organisation s'avérait un peu compliquée. Cécile m'avait proposé d'aller la rejoindre en Bretagne dans sa maison familiale au bord de la mer alors que mes beaux-parents souhaitaient emmener Clara dans le Sud, à Antibes, dans un petit appartement qu'ils avaient loué. J'hésitais à accepter l'une ou l'autre solution, ne voulant pas m'éloigner du téléphone trop longtemps, au cas où j'aurais eu des nouvelles de Guillaume, mais passer l'été seule au village me déprimait d'avance. Et avais-je droit à des congés en tant que bonne du curé, n'allait-il pas en profiter pour se débarrasser de moi, mécréante de bas étage ? Je travaillais sans entrain mais je ne voulais pas qu'il soit dit qu'il m'avait mise à la porte. Et puis cet apport d'argent m'était bien utile, même s'il ne s'agissait que de quelques centaines de francs.

Finalement un soir Cécile m'appela et me mit en demeure de me décider, sous peine de partir sans nous :

- Je ne comprends pas pourquoi tu hésites autant, Marie. C'est pas si difficile quand même !

- Mais je te l'ai dit : je ne veux pas risquer de manquer un coup de fil du Ministère, tu te rends compte de ce qui pourrait se passer si je m'absente ?

- Eh bien appelle-les et donne notre numéro à Saint-Malo, je ne vois pas où est le problème !

- Ça va faire bizarre que je parte en vacances sans mon mari, non ?

- N'importe quoi ! Tu te noies vraiment dans un verre d'eau ma parole. Tu ne vas pas attendre dix ans à côté du téléphone, tu te rends compte s'il ne revient jamais ?

- Arrête, ne dis pas ça, dis-je en frissonnant.

- Écoute, il n'y a pas de honte à vouloir changer d'air, ta fille a bien droit à des vacances, pas vrai ? Et puis tu t'en fous de l'avis des autres, non ?

- Oui, t'as raison. T'as raison, évidemment. Faut juste que je m'organise pour mon boulot.  Je ne sais pas si droit à des congés, dans ma situation.

- T'as signé un contrat de travail ? fit-elle en soupirant.

- Comment ? Non, bien sûr que non, ce n'est que quelques heures par semaines.

- Tu sais que c'est complètement illégal de te faire bosser sans contrat ? J'espère qu'il ne sera pas assez idiot pour te faire des ennuis, sinon menace-le d'aller devant les prud'hommes !

- Oh Cécile, tu plaisantes ? Non, je vais lui en parler, je pense que ça va s'arranger, j'ajoutai d'un ton un peu perplexe.

- Mais vous vous entendez bien, non ?

- Hum… pas trop, non. Il m'agace beaucoup à vrai dire, je ne lui parle plus trop.

- Ah bon, qu'est-ce qui s'est passé ?

- Oh rien, un malentendu. Il a un drôle de caractère et moi je ne supporte plus sa pitié, enfin c'est un peu compliqué.

- Oui, ça a l'air, fit-elle en riant. Vous vous êtes engueulés ? Il a pourtant l'air très doux. La lune de miel est terminée ?

- Il n'y a jamais eu de lune de miel et il n'est pas si doux que ça, crois-moi. Enfin, ça n'a pas d'importance, je trouverai une solution.

Un silence amusé se fit au bout du fil puis Cécile reprit :

- Tu sais ce qu'on dit à propos des gens qui ne s'entendent pas?

- Non, et je ne veux pas le savoir. Je te tiens au courant, Cécile, ciao.

Et je raccrochai, c'était l'heure de mon film et je ne tenais pas à écouter les bêtises de mon amie, j'étais déjà assez confuse comme ça. Je décidai de régler l'affaire dès le lendemain, inutile d'hésiter davantage.

Le lendemain, après avoir averti mon correspondant au Ministère qui nota mon absence avec indifférence, je partis pour l'église, certaine d'y trouver le curé qui terminait la répétition du chœur d'enfants en ce mercredi matin. Clara trottinait à mes côtés, sa présence me rassurait, inexplicablement.

Nous attendîmes la fin des répétitions au fond de l'église. La patience du jeune prêtre avec les enfants était étonnante, il réussissait toujours à les reconcentrer et les faire obéir, avec le sourire. Les voix s'élevaient dans l'église, émouvantes de pureté et bientôt je frissonnai en les entendant, prise par l'intensité et la pureté des chants. Clara écoutait en silence à mes côtés, le pouce dans la bouche, je la sentais émue elle aussi, malgré son jeune âge.

- Dis maman, je pourrai chanter moi aussi, quand je serai grande ? me demanda-t-elle alors que nous remontions l'allée centrale, à la fin des répétitions.

- On verra ma chérie, on verra.

Les enfants s'égaillaient dans toutes les directions, rejoignant des mères ou des copains, en quelques minutes il régna une belle pagaille, la ferveur avait disparu, envolée avec les dernières notes. Je dus attendre que deux mères aient fini de discuter avec lui, il opinait avec bonne grâce à leurs questions, parfait dans son rôle de jeune prêtre compréhensif. De mon côté je ne pouvais m'empêcher de penser à l'homme malade et hargneux que j'avais connu. Quand il me vit me diriger vers lui il cilla légèrement mais reprit bien vite son masque d'homme d'église :

- Bienvenue dans ma maison, Marie. Clara souhaite s'inscrire à la chorale ? fit-il en passant la main dans ses cheveux. Elle est un peu jeune je le crains, mais nous avons toujours besoin de jeunes âmes dans notre communauté.

- Non, je ne viens pas pour ça, en fait. Je voulais juste vous avertir que nous allons partir en vacances au mois d'août, avec Clara, donc je ne pourrai pas assurer votre ménage, dis-je en baissant la voix car une mère de famille était restée là et nous écoutait.

- Oh, merci de me prévenir. Ça tombe bien, je pars en camp d'été avec les scouts, il n'y aura donc pas besoin de ménage pendant ce temps-là. Et tu vas aller où ? demanda-t-il à Clara sans plus me regarder.

- En Bretagne avec ma marraine et à Antibes avec papy et mamie, affirma-t-elle fièrement.

- Oui, enfin ce n'est pas encore fait pour Antibes, chérie, c'est loin d'ici tu sais, dis-je , un peu gênée.

- La Côte d'Azur ? Tu en as de la chance, Clara ! s'exclama-t-il sans tenir compte de ma réponse. J'y allais souvent avec mes cousins, on s'amusait des heures sur la plage, j'ai d'excellents souvenirs. J'espère pour toi que tu ta maman va accepter, ça va te faire du bien. Les mamans s'inquiètent toujours pour leurs enfants mais en famille on est choyé et en sécurité, n'est-ce pas Madame ? dit-il en me fixant avec une espèce de petit sourire narquois. Ce sera une excellente expérience pour toi, Clara, tu as beaucoup de chance.

J'acquiesçai, un peu déroutée, puis sortis de l'église avec ma fille sans demander mon reste. Il m'agaçait, plus que jamais, je décidai d'aller à la piscine pour nous changer les idées, il faisait vraiment beau ce jour-là.

oOo oOo oOo

Une semaine plus tard Clara était partie avec mes parents pour le Sud et je me retrouvais seule chez moi, un peu désarçonnée. Tout était identique et différent à la fois, je me forçais à agir normalement mais la solitude me pesait, le silence était lourd et menaçant. J'avais beau mettre la radio à fond et fredonner gaiement, j'avais l'impression de tourner en rond, d'être inutile. Je trouvai un peu le repos l'après-midi en lisant sur ma chaise longue dans mon jardin ombragé mais les soirs étaient longs, et je me remis à boire pour dormir, incapable de supporter les pièces vides. Je pensai sans cesse à Clara, m'imaginant ses journées, me désintéressant de ma propre vie dans laquelle j'avais l'impression de jouer un rôle secondaire.

Le ménage chez le curé me forçait à une activité régulière et pendant ce temps-là je ne gambergeais pas trop, je n'avais pas le temps. Les gestes étaient mécaniques et répétitifs, j'essayais de ne pas trop me poser de questions au sujet de mon patron toujours indifférent à mon boulot, quoique je fasse ou pas. A chaque fois que j'entrais dans le presbytère je ressentais un léger agacement au souvenir de nos altercations, que je chassais en me mettant au boulot avec mon walkman sur les oreilles. Je parvenais même à faire son linge chez moi sans plus penser à Guillaume, sans plus penser à rien.

Un matin pourtant je trouvai un album photo sur la commode de la salle à manger, abandonné là comme s'il venait d'avoir été consulté. Mon premier geste fut de le ranger dans le tiroir entrouvert mais la curiosité fut la plus forte, et je commençai à tourner les pages, en retenant mon souffle. Tout était calme dans la petite maison, on n'entendait que les oiseaux piailler dehors, mais il me semblait entendre les battements de mon cœur résonner dans toute la pièce. Je jetai un coup d'œil autour de moi pour vérifier qu'il n'y avait personne, pas fière.

Les premiers clichés montraient des photos d'enfants blonds, de belles tablées au soleil, des fous rires et des gâteaux d'anniversaire géants. Il y avait plusieurs garçons et filles autour de la table, je me souvins qu'il m'avait dit venir d'une famille nombreuse. Un instant je l'enviai, moi qui avais passé trop d'anniversaires seule mais visiblement la gaieté affichée là était feinte, puisqu'il avait tout rejeté en bloc. Nous ne pourrions jamais nous entendre, lui le fils de famille qui cherchait la solitude alors que j'aspirai à ne plus être seule, et rêvai de grandes tablées joyeuses.

Je passai rapidement les clichés de la petite enfance, sur lesquels je ne le reconnaissais pas puis arrivai aux photos de l'adolescence, où je reconnus son front buté et sa bouche pincée, cet air farouche qu'il avait parfois, quand il était mécontent. Une détermination sans faille brillait dans ses yeux alors que ses frères –ou copains- rigolaient à ses côtés, je compris que la solitude venait de là, déjà. Je restai quelques secondes à l'observer en train de jouer du violon, à l'âge de treize ans environ, le regard sûr et la main ferme, concentré.

Puis suivirent des clichés de communion, des garçons en aube blanche, un peu gauches et empêtrés dans leur missel, sauf lui qui se tenait déjà droit, le menton haut. L'origine de sa vocation sans doute. Je le vis à plusieurs reprises en enfant de chœur sur des photos un peu floues, toujours l'air très sûr de lui. Puis vinrent des instantanés de vacances chez les scouts, reconnaissables à leur uniforme et leur foulard. Je me demandai avec amusement quel était son totem à l'époque, je l'aurais bien vu en furet rageur ou un truc comme ça, il ne souriait jamais, même au milieu d'une assemblée joyeuse.

Je fronçai soudain les sourcils en reconnaissant une silhouette familière sur un cliché un peu flou pris à la montagne, en hiver. Je tournai les pages d'une main tremblante et eu un coup au cœur en reconnaissant Guillaume dans un habit de ski, au sortir de l'adolescence. Il portait un bonnet jaune et rigolait de toutes ses dents, brandissant son bâton de ski. C'était lui, j'en étais sûre, une émotion étrange me submergea, il avait vécu ces instants et ces instants s'étaient envolés, je me sentis flouée, sans raison. Ils avaient dû se connaître puis s'oublier, je savais que Guillaume avait été scout lui aussi, pendant des années. Difficile de se souvenir de tout le monde dans de telles circonstances, ils avaient dû se croiser et se perdre de vue comme de lointains cousins, c'était la vie. Je serrai un instant l'album contre ma poitrine, sur le point de voler la photo de Guillaume mais je me retins et continuai à tourner les pages, un peu fiévreusement. Il me sembla le voir aussi au bord de la mer, sans en être sûre puis je passai les clichés en revue rapidement, sans vraiment m'y arrêter.

Un chien aboya à l'extérieur et me fit sursauter, je levai les yeux vers la fenêtre, un peu affolée et déboussolée, comme sortant d'une transe. Je reposai l'album puis m'attaquai au ménage, l'esprit ailleurs. Je découvrais une autre face du passé, une autre face du jeune prêtre pour qui je travaillais, je n'arrivais pas à oublier ces instants volés à son enfance. J'inventais des souvenirs entre lui et Guillaume, des dialogues et une amitié virile, mon imagination s'enflamma et je fis le ménage en rêvant, distraitement. Je rangeai les vêtements repassés avec une petite hésitation, soudain je voyais sa chambre différemment, cette cellule monacale qu'il s'était choisie, il me semblait mieux le saisir, mieux comprendre cette froideur, et ce pli amer de sa bouche.

En redescendant je fis un dernier détour par la salle à manger et j'ouvris une nouvelle fois l'album, mue par une force involontaire. Une grande photo tomba par terre, je la ramassai rapidement et lus à son dos « Ordination de Charles, 1984 », puis je la retournai et je vis le jeune homme étendu à plat ventre devant l'autel, bras et jambes écartés, en soutane blanche. C'était le rituel habituel de l'ordination mais le cliché me coupa le souffle, il y avait tant de ferveur et d'abandon dans ce geste que je fus saisie d'un frisson violent, qui se transforma en vague de désir brûlante.

« Oh non, c'est pas vrai » me dis-je en fourrant la photo rapidement au milieu de l'album mais le mal était fait, son image était gravée dans ma mémoire, et elle me ravageait. Je crois que je me suis assise quelques instants sur le canapé, le temps de reprendre mes esprits et de laisser mes sensations s'apaiser mais la brûlure était toujours là, au creux de mon ventre, et je n'oubliais pas cette nuque penchée avec ses mèches sages, et la cambrure de ses reins, sur le sol. Une nouvelle montée de désir me fit pousser un petit cri, je voulais être là devant lui, je voulais être le sol et sentir son corps contre moi, je voulais tout. J'ai serré les jambes pour tenter de contenir le besoin urgent qui embrasait mon ventre, en vain, et je ne pus que m'abandonner à mes sensations pendant de longues minutes, honteuse.

« Mon dieu, c'est horrible » me dis-je en réalisant que j'avais envie, besoin de regarder encore cette photo, de le voir, lui, peut être même de le toucher. Ça faisait trop longtemps que mon corps de veuve était engourdi, il s'éveillait d'un coup et réclamait sa dose de caresses, avec les intérêts liés au retard. Je tentai de me calmer en me disant que c'était lié à l'émotion d'avoir revu Guillaume en photo, que mon cerveau malade avait fait une confusion entre eux, que tout allait rentrer dans l'ordre. C'était de mon mari que j'avais envie, il ne pouvait pas y avoir d'autre explication, aucune.

Pourtant mes mains tremblantes revinrent chercher la photo de l'ordination du jeune prêtre et je restai de longues minutes à la fixer, bouleversée. Je n'avais pas ressenti ça depuis longtemps, à vrai dire je n'avais jamais ressenti un tel besoin physique, Guillaume ayant toujours été avec moi, au début de notre relation. Même si nous ne couchions pas ensemble nous passions des heures à nous embrasser et nous caresser, je me sentais bien dans ses bras, apaisée. Nous allions nous marier et faire notre vie ensemble, tout était simple, je n'avais pas à rougir.

Là c'était différent, le manque était cruel et purement charnel, mon corps prenait le pas sur mon esprit, au-delà de toute raison, et mes besoins étaient ceux d'une femme mariée. Les images se succédaient dans mon esprit, je nous imaginais tous les deux sur ce canapé, ses mains sur mes seins et surtout son corps dans mon corps, mes hanches se soulevaient par vague à chaque nouvelle pensée obscène, interdite. Moi qui ne m'étais jamais sentie attirée par lui je me rendais compte que j'avais retenu beaucoup de ses gestes et de ses paroles, il m'emplissait de sa présence et de sa force, par sa seule évocation.

Je retournai à nouveau la photo et relus « ordination de Charles, 1984 », l'année de mon mariage. C'est vrai qu'il avait un prénom, je m'étais entêtée à l'appeler le curé ou « Mon Père » par cynisme, le réduisant à une fonction mais là il prenait vie, avec ce nom. Oui, Charles avait été un petit garçon, un adolescent bourru puis un homme. Un vrai homme à n'en pas douter même si lui aussi faisait tout pour l'oublier, et je ne pus m'empêcher de me demander s'il avait déjà aimé, ou été aimé.

Je réussis finalement à me lever et ranger l'album photo, j'avais une demi-heure de retard sur mon horaire mais heureusement -ou malheureusement- Clara n'était pas là. Je ne serais pas en retard à la sortie de l'école mais je n'aurais pas sa présence pour me rappeler à ma vraie vie, à mes obligations, je me demandai comment gérer ma folie passagère en son absence.

Les cloches de midi sonnaient déjà que je refermais les fenêtres de la cuisine, prête à partir quand j'entendis la clé tourner dans la porte. Immédiatement je me sentis rougir, j'étais sûre que mon forfait se lirait sur mon front comme le sang indélébile sur les mains des femmes de Barbe Bleue, je regardai partout autour de moi comme pour y trouver une fuite, manœuvre inutile.

Il entra dans la cuisine et me fixa avec une légère réprobation :

- Vous êtes toujours là ?

- Oui, je… j'étais en retard ce matin, alors je suis restée un peu plus longtemps. J'allais partir...

Son regard clair et grave me fit battre le cœur plus que de raison mais il ne sembla pas s'en apercevoir et se détourna :

- Eh bien bonne journée alors. C'est la semaine prochaine que vous partez en vacances ?

- Non, dans trois semaines seulement, en août. Là c'est Clara qui est partie avec ses grands parents, à Antibes.

- C'est bien, fit-il d'un air absent en commençant à ouvrir les placards de la cuisine pour se préparer à manger.

Il portait une chemisette à col dur avec son pantalon noir, ce qui m'avait toujours paru plutôt comique mais là je ne pouvais quitter ses bras des yeux, les trouvant émouvants et même troublants, sans raison. Je restai immobile comme une idiote, aimantée par sa présence, il finit par se retourner en sourcillant :

- Vous attendez quelque chose ?

- Comment ? oh euh, non. Je… j'avais l'impression d'avoir oublié quelque chose. Vos vêtements ! J'ai oublié votre linge sale, je vais le chercher.

Il se rembrunit et sortit une casserole alors que je me dépêchais d'aller ramasser ses frusques sales, que je serrai contre moi comme un trésor, ce qui m'attira un nouveau regard réprobateur de sa part.

- Bon week-end, Marie.

- Merci, vous aussi Mon Père, dis-je étourdiment avant de me précipiter dehors, cœur battant.

Je rentrai chez moi comme au milieu d'un brouillard, ne voyant personne, et je m'assis lourdement sur un fauteuil en continuant à serrer ses vêtements contre moi, convulsivement. La radio passait « Quelque chose et moi », un vieux tube des années 70, je me sentais à feu et à sang, l'âme en déroute.

Un signe, un espoir, une image, une voix,

Quelque chose et moi

Et je n'étais plus seul au monde

Et je n'avais plus peur ni froid

Et je vivais chaque seconde

Et j'étais partout à la fois

Telle une araignée de légende

Tisse le ciel de ma nuit

Comme je suis heureux dans ma chambre

Je ne sais pour quoi ni pour qui

Une douceur étrange m'envahit alors et j'enfouis mon nez dans les habits roulés en boule contre mon cœur. Je m'aperçus que j'en avais eu envie tant de fois, avant... Son odeur me fit monter les larmes aux yeux, elle me parlait de lui, un mélange doux et âcre, savon et encens mélangés. Je restai longtemps immobile, désespérément amoureuse, damnée.

A suivre… 

 

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