Dis seulement une parole 12

Nathalie Bleger

Guillaume a dit "Au revoir, mon Père" au jeune prêtre et j'ai juste balbutié "Au revoir". J'avais déjà un père, ce n'était pas lui. Récit.

Comme je le craignais cette tocade ne me passa pas, elle s'accrut même au cours des jours suivants, me touchant au plus profond, me faisant vivre et revivre des sentiments que je croyais perdus pour moi. Je pensai à lui jour et nuit, surtout la nuit, luttant en vain contre les fantasmes précis qui m'assaillaient et auxquels je finissais par m'abandonner en frissonnant. Dès le matin j'étais obsédée par lui, il était comme une ombre à mes côtés, un compagnon imaginaire comme on en a, enfant, et mon imagination battait la campagne.

Je nous imaginais nous rapprochant, au détour d'une messe ou d'une rencontre fortuite, ou alors il retombait malade et je lui prodiguais mes soins avec délicatesse, jusqu'à une intimité irréversible. Jusqu'à ce qu'il quitte la prêtrise pour moi et que nous nous installions dans une autre ville, une autre région, pour vivre notre amour en toute discrétion. Mille idées me traversaient la tête, je vivais en pleine fable, oubliant même parfois d'appeler Clara chez mes beaux-parents, tellement j'étais sous d'autres cieux, en pensée. Une vie parallèle riche et excitante, bien plus que la mienne.

Je partais à la sacristie ou le presbytère le cœur battant, priant pour le croiser, même brièvement. Je passai à l'église presque chaque jour sous des prétextes futiles – ou pas de prétexte du tout- et je m'arrêtai longuement pour m'asseoir sur un banc et mimer la prière, alors que je ne faisais que l'attendre, en rêvant. Des rêves qui n'avaient pas leur place dans un tel lieu, de toute évidence. Une transe étrange s'était emparée de moi, me laissant sans voix et sans volonté, enflammant mon corps jusqu'à la déraison.

Je le voyais pourtant peu, parfois il ne faisait que traverser l'église d'un pas rapide, me saluant d'un geste de tête et je tentai de faire passer dans mes yeux tout mon amour, toute mon attente, en vain. Il passait de plus en plus rapidement et paraissait me fuir alors que je le pourchassais, sans que je sache si c'était la réalité ou une illusion de mon cerveau en ébullition. J'avais beau me répéter que j'étais idiote et puérile, l'espoir ne passait pas, ni la passion.

Je ne ratai désormais aucune messe, toujours dans les premiers rangs, la plus prompte à répondre et communier. J'attendais avec un tremblement de plaisir qu'il pose l'hostie sur ma langue avant de la laisser fondre dans ma bouche, frémissante. Parfois je croisai un coup d'œil un peu interrogatif dans l'assistance mais je m'en moquais, tout le monde pouvait mettre ça sur le compte de la ferveur, et pour sûr c'en était. Je me mis à participer aux groupes de prières du mardi et du jeudi, prétextant que c'était pour me soutenir en l'absence de mon mari mais je n'y trouvais pas mon compte, entourée de personnes éperdues, en réelle souffrance. En plus le prêtre n'y participait pas toujours, ce qui ne faisait pas mon affaire. Pas du tout. Je n'y allais que pour lui, les autres m'indifféraient. Même Guillaume m'indifférait, si j'étais sincère. Parfois un remords venait me frôler la nuit, me réveillant en sursaut, mais je l'oubliais et repartais mes rêves éveillés, si plaisants.

Cécile et ma belle-mère me soutenaient au téléphone que j'étais bizarre mais je ne m'étais jamais sentie aussi bien, du moins pas depuis longtemps. Je cueillais des fleurs dans mon jardin que je déposais sur sa table de salle à manger, indifférente au fait qu'il les donnait peut-être à d'autres. J'avais un secret, un secret qui me faisait exister, qui me rendait particulière dans la foule des croyants, tous ceux qui ne le connaissaient pas. Au cœur de l'église et des célébrations je me disais qu'il ne prêchait que pour moi, cherchant un double sens à chaque sermon, espérant l'allusion qui viendrait appuyer mes certitudes. Je me convainquais qu'il n'osait pas être trop direct mais partageait mes sentiments, à de petits signes infimes. Un regard, un sourire, un vêtement oublié dans sa chambre, qu'il avait sûrement laissé là pour moi.

Au soir du 14 juillet je me rendis à la levée des lampions, heureuse de me mêler aux enfants qui suivaient la procession, espérant pouvoir discuter avec lui, après les feux d'artifice. Je le suivais le cœur battant, regrettant l'absence de Clara qui aurait justifié ma présence mais heureusement il y avait là de bons paroissiens avec qui je me mis à bavarder, moi qui les avais toujours ignorés. Les fusées pétaradaient jusqu'au ciel et je ne le quittai pas des yeux, cherchant la bonne occasion pour lui parler. Mais il y avait toujours une personne ou une autre entre nous, dès que je m'approchais il s'adressait à une de ses ouailles et je finis par me laisser convaincre de boire un petit coup de punch, sur la grande table dressée sur la place du marché.

Le punch était sucré mais traître, bientôt je me mis à danser sans plus de retenue sur les refrains disco du moment, heureuse de sentir mon corps en transe, souhaitant secrètement qu'il me regarde, depuis chez lui ou ailleurs. Je ne dansais que pour lui, pour lui plaire. Un homme digne de ce nom ne pouvait rester indifférent à mon décolleté et mes jambes fines, lacées de sandales mordorées. Les hommes du village me firent bientôt tourner puis valser, je me sentais jeune et belle, légère. Presque heureuse, dans ma petite robe à volants. « On ne vous connaissait pas comme ça, ma petite dame, » me souffla l'un d'entre eux en me frôlant les fesses, je faillis lui répondre « Pour qui vous prenez-vous ? » mais j'aurais trop eu peur de la réponse, je crois. J'ai fini par aller me coucher au petit matin, vannée et saoule, le corps en miettes, prêt à être ramassé, soulagée.

Le pire et le meilleur était bien sûr d'aller chez lui, le vendredi ou même un autre jour, subrepticement, pour lui voler des petits instants, ou des vêtements. J'avais attendu presque une semaine pour laver ceux que j'avais rapportés, heureuse de les coller contre mon nez et de respirer son odeur, même un peu lourde. Finalement j'avais tout passé à la machine sauf un tee-shirt, avec lequel je dormais chaque nuit. J'avais aussi volé une photo de lui jeune, où on apercevait Guillaume dans un coin du cadre, de profil. J'essayais de me convaincre que c'était pour la présence de mon mari que je l'avais subtilisée mais je ne regardais que le futur prêtre, particulièrement à son avantage, et je la cachai sous mon oreiller, avec le tee-shirt. Avec le recul tout cela m'apparait pathétique mais sur le moment le besoin était si grand, si vital qu'il n'y avait pas de question à se poser, aucune.

« Charles, Charles, Charles », répétais-je à l'envie dans la douceur du soir, nue entre mes draps en coton blanc, espérant un souffle de vent. Je regardai par la fenêtre et je l'imaginais chez lui, priant ou lisant la biographie de l'Abbé Pierre, que j'avais achetée moi aussi pour faire la même chose que lui, au même moment. Mais il y avait toujours un instant où le livre glissait et où mon imagination enflammait mes sens, me faisant pousser des râles de désir et de plaisir dans la chambre déserte, emplie de lui. J'espérais en secret qu'il les entende ou les devine, par la fenêtre grande ouverte -pure folie- et au matin je me rhabillai en frissonnant, pas très fière.

oOo oOo oOo

Je passai trois semaines dans un pur délire, multipliant les rencontres et les risques, jusqu'à me retrouver face à lui, un vendredi à midi passé, simulant de nettoyer avec fougue son évier alors que je ne faisais que patienter, pour lui dire au revoir avant mes vacances –trop proches hélas. J'avais même caressé l'idée de ne pas partir rejoindre Cécile en Bretagne pour ne pas m'éloigner de mon aimé mais lui partait de toute façon, et je ne tenais pas à décevoir Clara, je me sentais déjà assez coupable comme ça.

- Vous êtes encore là ? me dit-il d'un ton franchement désapprobateur, alors que je vérifiais que l'échancrure de ma robe mettait bien mes seins en valeur.

- Oui, j'avais pris du retard et c'est mon dernier passage avant les vacances, alors je fais en sorte que tout soit clean, dis-je sans reprendre mon souffle.

Sans me regarder il fila dans la salle à manger alors que je restai bras ballants dans la cuisine, cherchant quelque chose d'intelligent à dire. Ma poitrine battait à tout rompre et mes joues brûlaient, j'avais 15 ans à nouveau.

- Si vous voulez je peux prendre encore vos vêtements aujourd'hui et vous les rapporter demain, je ne pars que dimanche. Vous serez là demain ?

- Non, mais vous pourrez les poser devant la porte, j'aimerais récupérer mes clés. A propos, il manque un tee-shirt, est-ce que vous l'avez gardé ? demanda-t-il brusquement.

- Comment ? Non, je ne crois pas, ou alors je l'aurais mélangé avec un des miens, ou un de ceux de Guillaume. Je vais vérifier, ai-je balbutié en me sentant devenir cramoisie.

Soudain toutes mes intrigues me parurent dérisoires, il savait tout et me méprisait, une honte terrible s'abattit sur moi. Mais il était trop tard pour revenir en arrière, il fallait sauver les meubles, ou au moins les apparences.

- Merci, oui, reprit-il sèchement.

Je filai chercher le linge sale en rasant les murs, me demandant s'il s'était rendu compte que j'avais ouvert son album photo, peu de temps avant. Que je l'ouvrais à chaque passage à vrai dire, m'y repaissant de ses photos d'enfant que je connaissais par cœur désormais, amoureuse de la moindre de ses expressions. Je passais de longues minutes à les redécouvrir et à leur inventer une histoire, un contexte, un avenir. Le cliché de l'ordination me faisait toujours le même effet, me ravageant de désir, et je le serrais contre ma bouche, le souffle court, avant de la passer sur mes seins tendus.

Devinait-il que je m'étais couchée entre ses draps pour me caresser, à plusieurs reprises, délicieusement troublée par l'aspect transgressif de la scène ? Devinait-il que j'avais fouillé partout, lisant ses courriers, cherchant le moindre objet intime pour le faire mien, pour vibrer un peu plus ?

Les oreilles en feu je redescendis dans le couloir, cherchant un sujet de conversation inoffensif, mais il m'attendait en bas, à la porte, et l'ouvrit en grand devant moi :

- Alors bonnes vacances, je suppose que vous devez être contente de retrouver votre fille ?

- Comment ? Oui, oui, bien sûr, ai-je bégayé sans bouger du couloir, incapable de faire un geste. Vous partez quand ?

- Le premier août. A propos, j'ai trouvé quelqu'un d'autre pour faire le ménage, à la rentrée. Quelqu'un de moins occupé que vous.

- Comment ? Mais… ça m'allait très bien, je vous assure, dis-je, livide. Je… je ne comprends pas.

Il leva enfin les yeux sur moi et j'y lus une sévérité incroyable, doublée d'un dédain qui me blessa comme un poignard. Tout s'écroulait autour de moi et je me sentis vaciller, je dus m'adosser au mur pour ne pas tomber.

- Je pense que ça vaut mieux comme ça, murmura-t-il enfin en fixant le sol et je ne répondis pas, humiliée.

Je trouvai une dernière réserve de courage ou de fierté pour partir la tête haute, en lui tendant le trousseau des clés. La porte claqua dans mon dos et je sursautai malgré moi.

Je traversai la place du village sous le soleil aveuglant, les yeux brûlants de larmes de honte, presque en aveugle. Je ne vis personne et n'entendis rien, j'étais dans ma bulle de désespoir et de désolation. Une enclume pesait sur ma poitrine, tout était fichu, le monde s'écroulait, je pouvais mourir, disparaître, plus rien n'avait de sens. Je m'aperçus avec horreur que j'étais bien plus ravagée par ce refus brutal que par la disparition de Guillaume, à qui je n'avais pas pensé depuis longtemps.

Je rentrai chez moi et m'écroulai en sanglots bruyants sur mon lit, pleurant sur mon sort pendant des heures. Il était si proche, de l'autre côté de la place, et il ne voulait pas de moi, la douleur était intolérable, réveillant toutes les précédentes. L'absence de mon mari et de mes parents se conjuguait à ce nouvel abandon, le plus cruel, et une fois de plus je me dis que je ne valais rien, que j'avais sans doute bien mérité tout ça. Je finis par me lever pour prendre deux petites barrettes blanches avec un grand verre de whisky en envisageant sérieusement de faire une connerie, pour que ça s'arrête. Enfin.

oOo oOo oOo

Mais je me réveillai le samedi matin avec un bon mal de tête et les yeux bouffis, au son des hurlements stridents du téléphone. Il me fallut quelques secondes pour réaliser où j'étais et quel jour on était, avant que la réalité ne me retombe dessus. Il ne voulait plus de moi, tout était fini. A moins que ? Je me levai difficilement pour atteindre le combiné téléphonique dans la salle à manger, pleine d'espoir.

- Comment va ma copine ? Tes bagages sont prêts ? demanda Cécile.

- Comment ? Non, pas vraiment. Pas encore…

- Mais c'est quoi cette voix ? Je te réveille ou quoi ? Il est presque midi tu sais, tu as trop fait la fête ou quoi ? Clara n'est pas encore revenue ?

Je réalisai avec horreur que mes beaux-parents, qui étaient rentrés la veille du Sud devaient me la déposer en fin de matinée, autant dire tout de suite, et que je l'avais complètement oubliée.

- Marie, ça va ? Pourquoi tu dis rien ?

- Je… ça ne va pas trop, non, je te raconterai demain. On arrivera comme prévu, en fin d'après-midi. Excuse-moi, il faut que je m'habille, ils vont arriver, je te rappellerai, promis.

- Mais…

- Ciao, Cécile, fis-je en raccrochant.

Je me rendis à la salle de bain dans une espèce de brouillard épais du à mes paupières gonflées et m'aperçus avec horreur que j'avais une tête d'éplorée, ou de folle. Il n'était pas question de montrer quoi que ce soit aux parents de Guillaume, surtout à Suzanne qui était curieuse comme une pie, et je me passai de l'eau glacée sur le visage, cherchant des excuses pour justifier cette tête.

Quelques minutes plus tard Clara était dans mes bras, bronzée et joyeuse et je me mis à pleurer en la serrant fort contre moi, sentant son petit cœur battre contre ma poitrine. Je me raccrochais à elle comme on se raccroche à une bouée de sauvetage et je ne sais pas si ma belle-mère fut dupe, en tout cas je prétextai une émotion intense au retour de ma chérie qui m'avait tant manquée, un horrible mensonge. Suzanne fit alors le tour des pièces d'un air un peu inquisiteur en me racontant des anecdotes sur leurs vacances, je m'efforçais de l'écouter alors que je me demandais comment justifier le fait qu'il était midi et que je n'avais rien préparé à manger. A vrai dire le bouleversement de la veille m'avait fait tout oublier, supprimant la notion même de futur.

J'improvisai finalement en décrétant que nous irions tous au restaurant pour fêter ça, au grand dam de ma belle-mère qui mettait un point d'honneur à toujours cuisiner elle-même. Clara battit des mains et mon beau-père lança « Pourquoi pas ? », essuyant un coup d'œil rageur de son épouse, puis nous partîmes pour l'auberge voisine, où j'allais parfois avec Guillaume, dans le passé. Le repas fut un peu surréaliste, je devais me concentrer pour ne pas parler de ce qui m'obsédait et faire semblant d'écouter les babillages autour des vacances, qui m'indifféraient. Je bus plus que de raison pour m'abrutir et anesthésier la douleur aigüe qui s'était réveillée, Suzanne me décochait des petites piques fielleuses mais je restais stoïque, avalant une gorgée de vin à chaque fois que j'avais envie –ou besoin- de parler de lui, un vrai cauchemar.

Ils partirent en milieu d'après-midi alors que Clara, toute heureuse, me montrait qu'elle savait désormais faire du vélo toute seule, et je restai un peu abrutie au bord de la route, à leur faire signe. Je n'avais plus qu'à appeler Cécile pour l'avertir que nous ne viendrions que le lendemain. La vie continuait, avec ou sans lui, je devais faire face, même si le soleil me brûlait les yeux.

A suivre…

 

  • Qui n'a pas connu cela, une passion dévorante !
    Quant au jeune prêtre "Charles" peut-être la repousse t-il avec dédain parce qu'il l'aime, qu'il est tiraillé entre son amour et son sacerdoce. Je suis vraiment avec passion et j'espère que ça va s'arranger. La belle-mère : une horreur, je n'avais pas envie qu'elle emmène la petite en vacances, je craignais qu'elle ne l'éloigne de sa mère pas seulement physiquement mais moralement. A tout de suite !

    · Il y a environ 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci pour ce long commentaire !! Je suis contente que mon histoire te plaise, vraiment. Ça me fait plaisir que tu te sois attachée aux personnages, même s'il ne sont pas tous très sympathiques :) A tout de suite pour la suite !!

      · Il y a environ 8 ans ·
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      Nathalie Bleger

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