Dis seulement une parole 13

Nathalie Bleger

Guillaume a dit "Au revoir, mon Père" au jeune prêtre et j'ai juste balbutié "Au revoir". J'avais déjà un père, ce n'était pas lui. Récit.


Après un voyage épuisant et mortel, où j'avais l'impression de le chercher dans chaque passant, chaque voiture, nous arrivâmes devant la petite maison de famille de Cécile, à Saint-Malo. Pas si petite que ça, à première vue, puisqu'elle comptait deux niveaux et semblait entourée d'une vaste terrasse. Elle était un peu éloignée du centre mais était bâtie en bord de mer, un rêve. Dès notre sortie de voiture Cécile arriva pour nous aider à déballer nos bagages, faits à la va-vite la veille au soir avec un vieux mal de tête.

- Eh bien t'as une sacrée tête, Marie, fit-elle d'un ton réprobateur en me voyant. Qu'est-ce qui s'est passé ?

- Rien. Tout va bien. Je te raconterai, dis-je en montrant Clara du menton. Hou là mais elle est immense ! T'es toute seule là-dedans ?

- Hélas non. Mon crétin de frère s'est gouré dans les dates, il est là aussi, avec sa femme et son gamin. Désolée…

- Mince, comment on va faire ? dis-je en m'immobilisant, prête à repartir.

- Rassure-toi, il y a largement assez de place, 3 chambres. On pourra en partager une, mon frère et sa femme en prendront une autre et les gamins la troisième, en haut. Tim a presque le même âge que ta fille, il a 6 ans, je pense qu'ils s'entendront. Bon, c'est une terreur mais tant pis. Ils ont prévu de visiter la Côte, j'espère qu'on ne les aura pas tout le temps sur le dos.

- C'est lequel, de frère ?

- Jérôme, je ne sais pas si tu te souviens de lui, il était déjà à la fac quand nous y étions. Il a deux ans de plus que moi.

- Si, ça me dit quelque chose.

- Il est un peu lourd, et sa femme aussi, mais bon. On doit partager, pas vrai ?

Je me souvenais vaguement d'un type brun rigolard, à l'humour un peu lourd, assez sympa au demeurant. Mais je ne l'avais pas fréquenté longtemps, Guillaume ne supportant ce type de mec, pas assez sérieux à son goût. Je me demandai s'il avait changé depuis son mariage, en fait je m'en foutais un peu. Un seul homme me préoccupait, et il était à 700 kms de là.

Nous remontions la petite allée qui menait à la maison, il faisait chaud, un vent tiède et iodé soulevait nos robes, c'était le début des vacances. J'essayais de me dire que ça allait me faire du bien mais la douleur était là, bien présente. Après avoir posé nos affaires en vrac dans une grande chambre donnant sur la mer, heureusement équipée de deux lits, Clara a décrété qu'elle voulait se baigner et a enfilé son maillot, malgré mes gémissements.

- On ne peut pas se reposer cinq minutes, bichette ? J'ai conduit toute la journée, je suis crevée…

- Nan ! Je veux l'eau, je veux la mer ! a-t-elle trépigné de plus belle en détalant. Comme avec papy et mamie, tout de suite.

- Attends Marie, installe-toi sur la terrasse, on pourra la surveiller depuis là, pas de souci. Toi Clara, tu mets des bouées, sinon, tu ne te baignes pas ! décréta Cécile en fronçant les sourcils.

- Nan !

- Si ! Reviens par ici, fit-elle en lui courant après dans les escaliers puis sur le sable alors que la petite poussait des cris de joie. Viens mettre tes bouées !

- Cécile, je crois que j'ai oublié de les amener, dis-je d'une voix mourante en m'affalant sur un transat de la terrasse, face à la mer.

Cécile rattrapa Clara d'un bond, la saisit sous son bras puis la ramena vers la maison, ignorant les râles de la petite qui se débattait. De nombreux baigneurs étaient installés sur la plage en ce milieu d'après-midi, tous étaient déjà bronzés, sauf moi.

- C'est pas grave, je vais prendre celles de Tim qui sont restées dans l'entrée, on en achètera demain, rigola Cécile en me rejoignant. Et toi, princesse, tu vas être sage ou je te renvoie chez toi, compris ?

Clara la dévisagea avec méfiance puis opina avant de se retourner vers moi :

- Tu m'achèteras une frite aussi ?

- Une frite ? C'est quoi ?

- Un des longs tubes fluos qui flottent, Tim en a deux, attends je vais t'en donner un, chipie, reprit Cécile en retournant chez elle.

Le vent redoubla, je remis mes lunettes de soleil et avalai du sel malgré moi. Une odeur de crème solaire flottait dans l'air, avec celle des cacahuètes grillées, Clara se rapprocha de moi, le pouce dans la bouche :

- Maman, tu viendras te baigner avec moi ?

- Tout à l'heure, peut être. Je suis crevée, là, choupinette. Tu vas être sage, hein ?

- Vi, promis.

Cécile accompagna Clara jusqu'au bord de l'eau, je me mis à sommeiller dans mon transat, bercée par le vent tiède. Lorsque je rouvris un œil Clara et un jeune garçon faisaient des pâtés de sable – sûrement Tim- et Cécile lisait dans le transat à côté de moi.

- T'as bien dormi ?

- Hum ? Oui, oui. Pas mal, j'avoue, je crois que j'étais complètement crevée.

- On dirait ça, oui. Tu veux un thé glacé ? C'est moi qui l'ai préparé, j'ai mis des zestes dedans. Bon allez maintenant avoue tous tes crimes, Marie.

- Ouh là ! Tous, d'un coup ? Ca va faire beaucoup, non ?

- Allez, pas d'histoires. Ca fait un bon mois que je te trouve bizarre, au téléphone. Tu sais que tu peux tout me dire, à moi.

Je bus une longue gorgée du liquide rafraîchissant, les yeux dans le vague :

- Oui, mais comment tout dire ? Par quoi commencer ?

- Par le début, de préférence. Il s'appelle comment ?

- Hum, c'est pas ce que tu crois, Cécile.

- Bien sûr, fit-elle d'un ton rassurant. C'est pire, je n'en doute pas.

- Pas du tout ! Comment peux-tu imaginer que moi, je…

- Arrête tes salades, Marie. Tu es jeune, plutôt jolie, et seule. Je ne peux pas dire que j'approuve, mais je comprends. Sache que je comprends…

- Je ne suis pas sûre, murmurai-je sans la regarder. C'est à la fois plus simple et plus compliqué que ce que tu imagines.

Une vague plus forte que les précédentes vint submerger les constructions des enfants, ils poussèrent des cris qui résonnèrent longuement à mes oreilles. Les parents de Tim les rejoignirent, je reconnus Jérôme et soupirai, sans raison.

- Soit. Vas-y, je t'écoute. Je ne lâcherai pas le morceau, Marie, alors je te conseille de soulager ton âme tout de suite.

- Si seulement… Si seulement je pouvais alléger mon âme. Enfin bon, je vais tout te dire, après tout il n'y a pas mort d'homme. Merci de ne pas me juger, cependant.

- Mais enfin Marie, je suis ton amie !

- Oui, je sais. Mais c'est si… inexplicable. Comme tu t'en doutes déjà, je suis tombée amoureuse –je sais, c'est moche- mais de la mauvaise personne. Et mes sentiments ne sont pas partagés, donc j'en bave, voilà.

- Mais tu avais l'air plutôt joyeuse, au téléphone, jusque là !

- Oui, c'était avant.

- Avant quoi ?

- Avant qu'il ne se débarrasse de moi. Avant qu'il ne me fasse comprendre que je perdais mon temps.

- Aïe. Il est marié ?

- Non, c'est moi qui suis mariée. Et lui n'est pas libre non plus, d'une certaine manière. Enfin c'est une histoire de fous, je ne comprends pas comment j'ai pu tomber là-dedans. Je ne comprends pas comment ça m'est arrivé, Cécile.

Elle m'a fixée avec douceur puis a souri : « C'est arrivé parce que tu es seule depuis trop longtemps, Marie. Ce n'est pas honteux d'aimer tu sais, même si cet amour est impossible. Tu n'as pas à t'en vouloir, pas du tout. Je te comprends tout à fait, tu n'es pas une sainte, et tu n'as pas à l'être, de toute façon ».

- Mais j'ai honte, j'ai trop honte. Si tu avais vu de quelle façon il m'a remerciée, c'était horrible.

- Remerciée ? Comment ça, remerciée ? Attends, ne me dis pas que… c'est ton curé ? fit-elle en ouvrant de grands yeux, visiblement amusée.

- Arrête, ne dis pas ça comme ça. C'est pas « mon curé », c'est un curé et il s'appelle Charles.

- Charles, hein ? Tu vois, ça ne me surprend pas, pas vraiment.

Une haine sourde est montée en moi, immédiatement je regrettai de lui avoir dit la vérité, toute cette histoire allait devenir une anecdote amusante, un sujet de rigolade. Je regrettai presque d'être venue, j'aurais préféré retourner chez moi pour me torturer à loisir, dans ma maison près de l'église. Entendre encore le son des cloches, le croiser encore parfois, écouter un sermon, de loin. Le manque était là et bien là, il me bouffait les entrailles comme le désir, autrefois. J'ai failli me lever et repartir mais faire une scène sur la terrasse me paraissait encore moins approprié, surtout que son frère et sa belle-sœur n'étaient pas loin.

- Arrête Cécile, s'il te plait. Ne me dis pas que c'était joué, que tu en étais sûre. Pas à moi.

- Ok, je ne dirai rien mais je n'en pense pas moins, fit-elle en jouant avec sa paille. Ca fait longtemps que cette histoire couve et…

- S'il te plait, je ne veux plus en parler. Tu ne peux pas comprendre. Merci de ne pas insister, ok ?

- Ok, fit-elle, radoucie. Et tu vas faire quoi, à la rentrée ?

- Pardon ?

- Tu as bien perdu ton job, non, ou j'ai pas compris ?

- Oui, t'as bien compris, ai-je murmuré en me rendant compte combien ma vie allait être déserte, désormais.

J'avais tout perdu, comme un malheur n'arrive jamais seul –même si le fait de ne plus faire le ménage en étant sous payée était plutôt une bonne nouvelle, au fond-, et je ne pouvais m'en prendre qu'à moi. Ma vie s'annonçait sèche et déserte comme cette plage le soir venu, j'ai fermé les yeux pour essuyer mes larmes, prétextant le sel et Cécile s'est levée pour aller rechercher Clara qui avait perdu son seau.

oOo oOo oOo

Il faisait nuit noire sur la terrasse, nous buvions un dernier verre en regardant les derniers feux des bateaux, au loin, je me sentais agréablement engourdie par l'alcool, malgré l'humidité ambiante. Cécile discutait avec son frère et sa belle sœur, je ne leur prêtais qu'une oreille lointaine, toute à mes pensées. J'étais déjà repartie dans mon petit village, je guettais déjà par ma fenêtre ouverte les bruits de la nuit, pensant à lui, l'imaginant en train de lire dans sa petite chambre monacale, l'air sérieux.

Pensait-il parfois à moi ou n'étais-je déjà plus qu'un souvenir, une péripétie gênante ? J'espérais réellement l'oublier moi aussi, même si cette folie m'avait aidé à vivre, pendant quelques semaines. Oui, j'avais aimé et rêvé d'être aimée pendant de longues heures de bonheur, la réalité était fade, désormais.

Clara dormait en haut avec Tim -après avoir longtemps chahuté- et Stéphanie, la femme de Jérôme, parlait avec enthousiasme de leur projet de restaurant, qu'ils ouvriraient à la rentrée. Je l'admirais presque d'être aussi motivée et passionnée par ça, moi qui n'avais qu'un homme en point de mire, en unique préoccupation. Ma vie s'arrêtait là. Cécile savait poser les bonnes questions, mettre le doigt là où ça faisait mal –le manque de financement- moi je me sentais parfaitement inutile, comme souvent. Je rêvassais en buvant un cocktail un peu trop sucré, certaine de me lever le lendemain avec un bon mal de tête, mais au moins je n'avais plus trop le moral en berne.

Au bout d'une heure de discussion enfiévrée Jérôme et sa femme sont partis se coucher, je suis restée seule avec Cécile sous les étoiles, emmitouflée dans un vieux pull.

- C'est incroyable comme le ciel est clair ce soir, tu ne trouves pas ? ai-je lancé pour meubler le silence.

- Oui, c'est vrai. C'est un peu magique, non ? Parfois je me dis que je devrais tout laisser en plan à Grenoble et venir m'installer ici.

- Et ton boulot ?

- Oh, je suis fonctionnaire, il doit y avoir des possibilités de mutation. Quoique pour l'ouest, ce n'est pas évident. C'est beaucoup plus facile de trouver du travail dans l'est, hélas. Là où personne ne veut aller.

J'ai hoché la tête, le bruit du ressac parvenait jusqu'à nous comme un murmure, il aurait peut être suffit de tendre l'oreille pour comprendre ce qu'il nous disait.

- Et tu ne pourrais pas trouver du boulot par toi-même, ici ? Cette maison est si belle…

- Elle appartient à mes parents, pas à moi hélas. Et puis je serais seule, ici.

- Mais tu es seule à Grenoble aussi, non ? ai-je demandé en levant un sourcil.

- Oui, mais je suis comme toi, en fait, a-t-elle murmuré doucement.

- Comme moi ? Ça veut dire quoi ?

- Ça veut dire que j'aime quelqu'un qui n'est pas libre, sauf que lui est marié et sa femme est enceinte, pour couronner le tout.

- Ah bon ? Mais tu ne l'as jamais raconté…

- Raconter quoi ? Que je suis amoureuse d'un type marié qui trompe sa femme pendant sa grossesse ? C'est pas très reluisant.

Cécile avait toujours été très discrète sur sa vie sentimentale, je n'osais pas trop l'interroger, attendant ses confidences qui venaient parfois, de loin en loin.

- C'est qui ? Ça fait longtemps ?

- Oh, c'est un collègue que je croise tous les jours au boulot, hélas. Ça fait à peu près un an qu'on travaille ensemble. Il est… je ne sais pas comment dire. Il a plein de défauts, il est un peu coureur et hâbleur, mais je suis vraiment attirée par lui, je ne sais même pas pourquoi. Son sourire et ses yeux me font craquer, même si je sais que je ne devrais pas. En plus il ne quittera jamais sa femme pour moi, et elle est adorable, je m'en veux de lui faire ça. Enfin, tu sais ce que c'est, de tomber amoureuse du mauvais homme, pas vrai ? On a beau savoir que c'est une folie on ne peut pas s'empêcher de la faire.

- Oui, ai-je murmuré, un peu rassérénée. Je sais ce que c'est.

- Est-ce que c'est de l'amour ou est-ce qu'on a simplement besoin de vivre, de se faire croire qu'on aime, pour ne pas être seule ? Oh là là, voilà que je me mets à parler comme dans un soap-opera, je crois que j'ai trop bu. C'est traître comme boisson, non ?

- Oui, sans doute. Mais ça fait du bien, je crois que je n'aurai pas besoin d'une petite barrette blanche pour dormir, ce soir. Tu sais, ai-je ajouté au bout d'un moment, ça me rassure un peu ce que tu me dis là. J'avais l'impression d'être la seule à faire les mauvais choix, à mal me conduire.

- Mal ? Tu n'as rien fait de mal, si ? Ou alors tu ne m'as pas tout raconté, a-t-elle repris en se tournant vers moi dans l'obscurité.

J'ai souri malgré moi, je reconnaissais bien sa curiosité, elle était naturelle, alors j'ai haussé les épaules :

- Non, je ne t'ai pas tout raconté, Cécile. Si tu savais…

- Quoi ? Quoi ?

- Tu ne peux même pas imaginer…

- Quoi ? Allez, raconte ! a-t-elle fait en se relevant et en se penchant vers moi.

Je voyais ses yeux briller dans la pénombre, j'ai presque eu envie d'inventer une aventure, juste pour lui couper le souffle. Un oiseau a lancé son cri au-dessus de nous, j'ai senti la fraîcheur s'accroître et je me suis renfoncée au fond de mon transat, cachant mes mains dans les manches de mon pull un peu léger.

- Non, je plaisante. Il n'y a rien à raconter, hélas. Je n'ai même pas vécu un début d'histoire avec lui, tout s'est passé dans ma tête, et uniquement dans ma tête. Et c'est encore pire que tout. Toi au moins tu as des souvenirs, toi au moins tu as vécu.

- Mouais, tu parles. Je me suis enlisée dans une histoire perdue d'avance, qui ne me laissera que des remords. Parfois je me dis qu'il aurait mieux valu ne rien vivre, pour ne rien avoir à regretter. Et puis au moins tu n'as pas été infidèle, toi…, a-t-elle conclu en finissant son verre.

- Pas matériellement, non, mais en pensée…

- Mais ça ne compte pas !

- Ben voyons, c'est bien pratique, ai-je maugréé, pas fière de moi. Il reste encore un peu de rhum ? J'ai froid.

- Tu veux qu'on rentre, Marie ?

- Non, je veux boire et discuter, encore ! Ca me fait du bien d'en parler, tu sais, tu es la seule à qui je peux tout dire.

Cécile a ri et nous a resservi deux verres de rhum agrémentés de rondelles et d'un trait de jus de goyave, j'avais l'impression que le ciel tournait autour de nous, et que nous étions sur le pont d'un bateau.

- Tu ne m'as pas raconté grand-chose, en fait.

- Il n'y a rien à dire, rien de notable. Je suis tombée amoureuse de lui en trouvant une photo de son ordination, c'est complètement débile. Je ne comprends même pas ce qui m'a fait tant d'effet, on le voyait à peine, il était à plat ventre. Je suis idiote.

- Mais si… s'il n'avait pas été prêtre, il t'aurait plu ?

- Je ne sais pas. Je le trouve beaucoup moins séduisant que Guillaume, même s'il y a une petite ressemblance.

- Ah oui, c'est vrai. Maintenant que tu le dis…

- En fait ils sont apparentés, ce sont des cousins germains d'après ce que j'ai compris. J'ai trouvé des photos de Guillaume dans l'album photo de Charles.

- T'as fouillé son album photo ?

- Oui, et c'est pas tout, si tu savais. Je lui ai piqué une photo et un tee-shirt, d'ailleurs je crois que c'est comme ça qu'il a eu des doutes. Je n'étais pas très discrète, je ne me rendais pas compte des risques que je prenais… ou alors j'en faisais trop pour me faire prendre, que ça s'arrête. Une espèce d'acte maqué, si tu vois ce que je veux dire.

Cécile ne répondait pas, perdue dans ses réflexions, alors j'ai soufflé :

- Tu dors ?

- Non, je réfléchis. Tu sais, je suis sûre que ce n'est pas un hasard si tu trouves qu'il ressemble à Guillaume. Pour moi tu es victime d'une espèce de confusion, comme un transfert, en psychanalyse. Tu crois reconnaître ton mari à travers ce prêtre, c'est pour ça que tu es tombée amoureuse.

- Ah bon ? Tu crois ? ai-je dit en me mettant à trembler doucement.

Une émotion étrange s'emparait de moi, inexplicable. Sans doute un mélange d'alcool et de sentimentalisme, ou l'espoir qu'elle ait raison. L'espoir de ne pas avoir une âme noire comme l'encre.

- Tu penses encore à Guillaume, quand même ? a-t-elle soufflé à voix basse au bout de quelques secondes de silence.

- Oui… Oui, bien sûr, ai-je menti, sans doute pour ne pas la décevoir.

- Alors il faut que tu quittes ce village, que tu arrêtes de rêver. Après tout rien ne te retient là, non ?

- Rien ? Tu plaisantes ? On a notre maison et Clara va à l'école, elle a plein de petits copains.

- Oui, et il y a tes chers beaux-parents pas loin. Ta belle-mère qui t'adore et te soutient. Marie, il y a des écoles partout, et Clara est jeune. Elle s'adaptera à un nouvel univers sans problème, a-t-elle martelé d'une voix claire.

- Mais je vais aller où ? ai-je demandé en tremblant de plus belle.

- N'importe où. A Grenoble, tiens, comme ça je serai là. Tu trouveras un boulot et tu sortiras de tes fantasmes, ça te fera du bien. C'est parce que tu as trop de temps libre que tu déconnes, que tu te fais des films. Ce prêtre n'est rien pour toi, ce dont tu as besoin c'est d'une vraie vie, avec des emmerdes et des contraintes, mais où tu aurais les pieds sur terre.

- Tu crois ? ai-je murmuré d'une voix que je n'ai pas reconnue.

- J'en suis certaine. Mon frère cherche un partenaire pour investir dans un restau, pourquoi pas toi ?

- Moi ? Mais j'y connais rien et j'ai pas d'argent !

- Pas besoin de connaître, et je croyais que tu avais un petit pécule de côté, depuis la mort de tes parents ?

- Oui, mais c'est en cas de coup dur, uniquement, ai-je balbutié, perdue.

- Mais c'est un coup dur ! T'as vu dans quel état tu es ? Un vrai zombie, et tu n'as pas 30 ans. Il faut quitter ce village, tu ne t'y épanouiras jamais. Jamais.

Les idées fusaient dans ma tête à toute allure, sans que j'arrive à les démêler. D'un côté ce que me disait Cécile me paraissait être du bon sens mais d'un autre côté j'avais construit toute ma vie dans ce village, avec ma fille, mes habitudes, nos rites rassurants. Je ne voulais pas lâcher la proie pour l'ombre, même séduisante.

- Imagine, tu pourras venir t'installer chez moi dans un premier temps, j'ai de la place et tu n'auras même pas à vendre ta maison, si tu y tiens tant. Tu trouveras un boulot, je t'aiderai si tu ne veux pas investir avec mon frère. De toute façon chez toi tu n'as plus de boulot non plus, et tu t'imagines le croiser tous les jours ?

- Écoute, je ne sais pas… C'est tellement brutal…

- Parfois il faut savoir changer de vie brutalement, Marie. Sauve ta peau, c'est tout ce que je peux te dire. Tu ne veux pas prendre des antidépresseurs toute ta vie et attendre le retour hypothétique de ton mari ? La vie est courte, Marie, c'est maintenant qu'il faut la vivre. Maintenant.

- Oui mais…

Ma voix s'est perdue dans le bruit des vagues, j'avais le mal de mer et les idées confuses, regrettant déjà la souffrance que j'infligeais à moi-même, cet amour impossible qui m'avait fait vivre pendant quelques semaines, illusoirement. Je cherchais dans l'obscurité une réponse, du côté des bateaux, la moindre lueur était peut être un espoir, ou une autre illusion. Je me suis demandé quand tout avait commencé à aller de travers, quand j'avais perdu de vue ma vie, même si c'était dérisoire.

A suivre…

Merci de votre lecture !

 

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