Dis seulement une parole 14
Nathalie Bleger
En rentrant fin août, ma décision était prise : nous allions déménager, quitter ce trou perdu, se refaire une vie, une nouvelle vie, ailleurs. Partir à Grenoble n'était pas à proprement parler une aventure ni un exploit mais l'horizon se dégageait, il y avait une porte de sortie, enfin. J'en avais beaucoup parlé avec Cécile, qui n'y voyait que des avantages puis avec Clara, qui avait tout d'abord refusé tout net. Elle ne voulait quitter ni Antoine ni Jérémy, et encore moins Morgane et Sophie. J'avoue que ma détermination a vacillé devant ses larmes mais Cécile était là pour veiller sur moi et recadrer ma fille, même si l'idée en était déplaisante. Plus mon amie me parlait plus ses arguments me paraissaient clairs, sensés, plus ma vie actuelle me semblait fade, terne. Je perdais ma vie et ma jeunesse dans ce village, à attendre un miracle, alors que le monde était là, aux portes.
Déjà j'avais arrêté de perdre des calmants et antidépresseurs grâce à elle et à l'océan, une énergie nouvelle coulait dans mes veines, je voulais travailler, pas faire des ménages pour un ingrat. Après tout j'avais fait des études, et même s'il fallait commencer au plus bas j'y étais prête. J'étais prête à tout, regonflée à bloc. C'est un soir, après une longue promenade sur la plage et un bon verre de cidre que j'ai appelé mes beaux-parents pour leur annoncer que j'allais partir –que nous allions partir, et que c'était irrévocable.
Je me souviens du silence consterné qui a précédé le coup de colère de Suzanne, dont la voix tremblait d'émotion, à 600 km de là. J'étais inconséquente, étourdie, sans doute égocentrique, voire folle. Irresponsable. Déraciner Clara, l'arracher à sa famille – eux, donc - et à ses racines, ses amis, c'était d'une bêtise incroyable, d'une cruauté indicible. Déjà qu'elle « vivotait » avec une mère besogneuse et peu douée, cette fois on lui ôtait toute chance de grandir correctement, et de réussir dans la vie. « C'est quoi réussir dans la vie ? Partir se faire tuer dans le désert ? » ai-je rétorqué sèchement au milieu de son flot de paroles amères. Je comprenais bien qu'ils m'en veuillent de leur arracher leur petite-fille mais je ne me doutais pas qu'ils avaient une si mauvaise opinion de moi. J'ai fini par raccrocher en leur disant que juridiquement et socialement ils ne pourraient rien contre moi – comme ils avaient l'air de le penser -, j'étais la mère et eux seulement les grands-parents, même s'ils estimaient que Clara n'était que la fille de Guillaume, donc de leur branche.
Après ce coup de fil je suis restée tremblante quelques minutes, sous le choc, puis Cécile a apporté une bouteille de champagne : « On va fêter ta libération ! Ils ont été infâmes avec toi ? Tant mieux ! Comme ça tu ne leur dois rien, et quand ils se calmeront ils pourront – peut-être - revoir leur petite fille. C'est eux qui seront en position de demande, pas toi. Tu ne sens pas le souffle de la liberté ? » En fait je ne sentais que le vent du large, salé et frais, mais j'ai souri à travers mes larmes, après tout, c'était une bonne chose de faite, sans doute. Nous nous sommes à nouveau assises sur la terrasse, emmitouflées dans nos gros pulls. Le vent soufflait fort mais mon cœur était gonflé d'espoir, ma décision était prise.
A la fin de la semaine je suis rentrée chez moi sans Clara, nous avions décidé qu'elle partirait directement avec Cécile alors que moi j'organiserais notre déménagement le plus rapidement possible, en début septembre. Grâce au père de Cécile qui était adjoint au maire j'ai pu inscrire ma fille en primaire dans sa nouvelle école, près de Grenoble, ce qui lui éviterait un déracinement en cours d'année. J'avais suffisamment confiance en Cécile pour lui confier ce que j'avais de plus précieux au monde, et je savais que la petite adorait sa marraine.
C'est le cœur un peu lourd quand même que je les ai quittées un matin sur le perron de la maison au bord de mer, sous un ciel menaçant, avec dans la poche la liste de tout ce que je devais faire dès mon arrivée. Clara souriait en serrant son doudou mais son sourire tremblait un peu, moins que mes mains sur le volant. Au coin de la rue j'ai failli faire demi-tour en voyant leurs silhouettes disparaître. Je ne pouvais pas vraiment laisser ma fille et quitter ma maison, c'était une erreur grossière, une folie. Au feu rouge en sortant de la ville je pleurais comme une fontaine, je voyais à peine la route à travers mes larmes, je ne sais pas comment j'ai réussi à faire tout le chemin sans avoir d'accident, tellement j'étais bouleversée. Me retrouver seule sans Cécile ni Clara était une souffrance aiguë, une perte insupportable. Je me retrouvais comme au sortir de l'hôpital après le décès de mes parents, seule au monde, abandonnée.
En me garant devant chez moi il faisait déjà presque nuit, j'avais roulé lentement, à contrecœur, et je n'étais pas heureuse d'être arrivée. Je me suis engouffrée dans la maison sans jeter un œil autour, pressée. Les valises étaient lourdes, même si j'avais laissé les affaires de Clara en Bretagne, je les ai défaites avec la rage au cœur, j'aurais voulu être déjà à Grenoble, que tout cela soit fini.
La maison me paraissait exiguë après les grandes pièces de la propriété des parents de Cécile, l'ancienne cuisine m'a filé le bourdon et en passant devant la chambre de Clara je me suis précipitée sur mon lit pour pleurer tout mon saoul, comme si je n'allais jamais la revoir, avec un sentiment de trahison énorme. Je m'y suis endormie à bout de fatigue et de larmes et quand j'ai rouvert les yeux, c'était le matin et les oiseaux chantaient.
oOo oOo oOo
Au bout de quelques jours tout était à nouveau à sa place dans la maison, alors que les fleurs avaient fané dans le jardin, faute d'arrosage. Mais ça ne me faisait rien, je me disais que j'allais partir, déjà j'avais désinvesti cette maison affectivement, elle redevenait la maison de la famille de Guillaume, un point c'était tout. J'avais trouvé assez facilement un camion de déménagement qui faisait la route Paris-Grenoble, au passage ils viendraient prendre mes maigres affaires, quelques meubles et cartons. La plupart des meubles étaient déjà là avant notre arrivée, ils ne m'appartenaient donc pas, il était hors de question que j'y touche. De toute façon je n'aimais pas leur style et je partais pour m'installer chez Cécile, dont l'appartement était déjà meublé. Je déposerais mes biens dans sa cave en attendant – en attendant quoi, je l'ignorais - et quand j'avais un doute je me disais que je pourrais toujours revenir chez moi, au retour de Guillaume.
Étrangement je n'avais pas l'impression de le trahir, moins en tout cas qu'en fantasmant sur un de ses lointains cousins, je prenais juste un nouveau départ. Avant son hypothétique retour. Je sauvais ma peau et mon mariage, je me réinventais une vie, Guillaume y aurait toujours une place. Je dormais paisiblement désormais, même sans médicament, en m'accrochant à l'avenir radieux qui s'offrait à moi – bien hypothétique lui aussi mais c'était bon d'y croire.
En faisant mes cartons j'ai retrouvé le tee-shirt volé au prêtre, que j'ai rapidement mis à la machine à laver, en me disant que je le lui remettrais juste avant de quitter la ville. Non, je le glisserais dans sa boîte aux lettres avec un mot, ce serait mieux. Je ne me sentais pas le courage de l'affronter, surtout que ma passion pour lui c'était singulièrement éteinte, grâce à mes vacances. Je ne peux pas dire que je ne pensais plus du tout à lui – ça aurait été difficile, habitant juste en face de l'église - mais je chassais tout souvenir de ma mémoire dès qu'il m'effleurait, me concentrant sur l'avenir. Il était là sans être là, comme un fantôme un peu obsédant mais inoffensif.
J'évitais soigneusement également les commerces voisins, je ne voulais plus voir personne, j'étais déjà partie, dans ma tête. J'avais acheté un répondeur qui me permettait de filtrer les appels désespérés de mes beaux-parents, qui ne comprenaient pas. Le jour où je les ai retrouvés sur mon palier fut un des plus sombres de ma vie, Suzanne m'accusant des pires maux, dont celui d'avoir assassiné ma fille, qu'elle cherchait de pièce en pièce en poussant des petits cris de désespoir.
J'ai dû menacer d'appeler la police pour qu'elle se calme enfin et se laisse tomber sur le canapé pour sangloter, comme moi peu de temps avant. Je ne sais avec quelle énergie j'ai réussi à leur expliquer calmement notre départ, en leur promettant de revenir pour les vacances de Noël, et en leur assurant qu'ils seraient toujours les bienvenus chez nous. Le mutisme glacé de mon beau-père m'a particulièrement fait mal au cœur, lui qui avait toujours été mon allié – en cachette. Cette fois je l'avais déçu, il ne me pardonnerait pas, je le savais, et je me suis sentie minable après son départ, traitresse. J'ai avalé deux barrettes blanches avec un grand whisky, en pleurant comme une sale gosse prise en faute. Comment lui expliquer que c'était parce que j'aimais son fils que je devais partir ? Comment me justifier à ses yeux, lui qui était la droiture et l'honnêteté même ? J'ai fini par m'endormir mais la nuit a été agitée, remplie de cauchemars absurdes.
Le lendemain, la veille de mon départ, j'ai finalement glissé le tee-shirt soigneusement repassé dans une grande enveloppe avec la photo que j'avais volée, celle où on voyait Guillaume et Charles, adolescents. Le fait de le revoir comme ça m'a serré le cœur, je suis restée quelques secondes immobile, main en l'air, avant de trouver le courage de fermer l'enveloppe. J'ai pensé y joindre un petit mot « pardon » mais c'était trop difficile à écrire, trop douloureux alors j'ai haussé les épaules, il comprendrait. Puis, sur une inspiration subite j'ai rouvert l'enveloppe et j'ai griffonné un mot sur un bout de cahier de Clara : « Je pars demain, je vous rends ce qui vous appartient ». Là encore j'ai hésité à écrire « pardon » mais je ne l'ai pas fait après tout l'amour n'était-il pas ce qu'il prêchait à longueur de sermon, qu'y pouvais-je si j'avais pris l'injonction au pied de la lettre ?
Je me suis glissée dehors comme une voleuse et j'ai mis – difficilement - la grande enveloppe dans sa boîte, en espérant qu'il ne la verrait que le lendemain, après mon départ. En revenant j'ai aperçu Mme Lemaire à sa fenêtre, qui m'observait discrètement. Je ne l'ai pas plus saluée qu'elle ne l'a fait, ça n'avait plus d'importance, je ne la reverrais jamais. Je me sentais soulagée, presque libérée. Le lendemain, je serais partie.
oOo oOo oOo
Le dernier soir j'étais seule chez moi, dans le silence absolu – j'avais rangé la télé dans un carton, les déménageurs arrivaient à 8h, le lendemain - me sentant un peu inquiète et soulagée à la fois, étrange. J'avais toujours pris l'habitude de mettre la télé ou la radio pour briser le silence mais là il n'y avait aucun bruit, à part une voiture passant de loin en loin et ça me stressait. Les minutes ne passaient pas, mon livre me tombait des mains, j'ai appelé Cécile pour la troisième fois de la journée, juste pour entendre la voix de Clara.
- Ça va maman ? T'as une drôle de voix.
- C'est parce que je suis un peu stressée à l'idée de déménager, c'est beaucoup de travail, tu sais. Et puis ça me fait bizarre de quitter la maison où j'ai vécu avec ton papa, ai-je dit d'un ton mourant en me traitant d'imbécile.
- Mais tu pourras revenir, c'est ce que tu m'as dit, non ? Si jamais ça te plait pas, ici. Ou si papa il rentre.
- Oui, bien sûr ma chérie. Bien sûr, ai-je murmuré en souriant tristement. Tu as raison. Ca me fait plaisir de te voir demain soir ma chérie.
- Moi aussi, maman.
- Tu vas faire un gros dodo mon ange ?
- Vi. Tu me manques, maman.
- Toi aussi, ma chérie, toi aussi. Bonne nuit, ai-je ajouté en retenant mes larmes.
En raccrochant j'ai été voir sa chambre vide et je me suis mise à pleurer, plus jamais elle ne verrait ce petit jardin avec sa balançoire, plus jamais elle ne sautillerait jusqu'à l'école avec Morgane, je me faisais l'effet d'être un monstre. Et même la certitude de la retrouver le lendemain soir ne me consolait pas, quitter cette maison c'était quitter un pan important de ma vie, le plus important. Ma vie de femme mariée avec Guillaume, ma jeunesse.
Je sanglotais sur son matelas quand j'ai entendu frapper à la porte, ce qui m'a fait sursauter. Le moindre bruit était menace, je me souviens m'être recroquevillée en espérant que ce soit une erreur, que la personne parte. Un instant je me suis dit que c'étaient mes beaux-parents venant encore me demander des comptes mais je n'étais pas en état de leur répondre, c'était trop tard de toute façon. Au bout de quelques secondes la sonnette a grésillé – elle ne fonctionnait plus correctement de puis longtemps - et ma peur a redoublé, je ne voulais voir personne.
J'ai retenu mon souffle, apeurée, puis quelques coups sur la porte m'ont fait bondir sur mes pieds, agacée. Il fallait qu'ils me laissent tranquille, si c'était mes beaux-parents ils allaient m'entendre, cette fois je ne prendrais pas de gants pour les remettre à leur place, dehors. J'ai déverrouillé la porte avec la peur au ventre, les quelques secondes nécessaires m'ont paru un siècle, puis j'ai aperçu une silhouette dans l'obscurité, que je n'ai pas tout de suite reconnue.
« Je suis désolé de venir si tard » a murmuré l'ombre en face de moi, en faisant un pas en avant. Dans la lumière blafarde de l'entrée se tenait le curé, qui me tendait quelque chose. Ma surprise était si grande que je suis restée bouche bée, incapable de faire un geste ni d'identifier ce qu'il tenait à la main, sidérée.
- Je voulais vous rendre ceci, a-t-il dit d'une voix mal assurée sans me regarder.
C'est là que j'ai identifié la photo que j'avais glissée dans sa boite le jour même – celle où il figurait avec Guillaume, à 17 ans -, qu'il tenait au creux de sa paume comme un animal blessé. Mon sang n'a fait qu'un tour, j'ai oublié que j'étais en chemise de nuit, les yeux rougis par les pleurs, et que je la lui avais volé, quelques semaines auparavant.
- Mais… mais je n'en veux pas !
- J'ai pensé que… que vous voudriez la garder, avant de partir.
- Mais vous n'avez rien compris ! me suis-je exclamée en éclatant en sanglots et en me précipitant vers la salle de bain pour me cacher.
Quel imbécile, il croyait que je l'avais prise pour revoir Guillaume alors que c'était de lui que j'étais amoureuse, désespérément. Je me suis accroupie derrière la porte de la salle de bain pour pleurer à chaudes larmes, bruyamment, comme une gamine. Je m'en voulais d'être dans cet état-là mais c'était un affront de trop. Sa pitié me révulsait, j'aurais voulu disparaître, être déjà à Grenoble, ne pas avoir vécu ça. J'aurais voulu le gifler et lui jeter sa photo à la gueule, une haine incroyable m'habitait, irrationnelle. L'autre face de la passion que j'avais eue pour lui, sans doute. L'humiliation était brutale, je me rappelle m'être cognée la tête contre la porte, pour le simple plaisir d'avoir mal, de me punir d'avoir été aussi idiote. Pourquoi lui avoir rendu cette photo, j'espérais quoi ? J'étais une crétine, c'était bien fait pour moi, je payais ma naïveté au prix fort, tant pis pour moi.
J'ai fini par m'étendre par terre, sur le carrelage glacé, à bout de nerfs et de larmes, espérant dormir. Mais mes médicaments étaient déjà dans un carton et je tremblais de froid, alors je me suis relevée difficilement pour retourner dans ma chambre. Il devait être parti, je n'entendais plus rien, il avait dû me prendre pour une folle, ce que j'étais sûrement. Je ne doutais pas qu'il prierait pour moi, pour sauver mon âme, sans beaucoup d'espoir. Cette fois je ne regrettais plus de partir, rester était devenu impossible, définitivement.
La maison était plongée dans l'obscurité et la porte était refermée, j'ai donc respiré, soulagée. Je me suis rendue à la cuisine pour avaler un verre d'eau, encore tremblante, avant de retourner dans ma chambre. Tout était emballé sauf mes draps et une serviette, j'ai fermé les volets en prenant soin de ne pas regarder du côté de la sacristie.
C'est en allant fermer la porte à clé que j'ai entrevu une forme au sol, adossée à la porte. Mes cheveux se sont littéralement dressés sur ma tête, j'ai cherché l'interrupteur à l'aveuglette, terrifiée, en plein cauchemar. Lorsque la lumière s'est allumée il était là, assis par terre, la tête reposant entre ses bras, sur ses genoux repliés.
- Qu'est-ce que vous faites là ?
- Je suis désolé, je ne voulais pas vous effrayer, je voulais juste vous demander pardon, a-t-il murmuré un peu tristement.
- Pardon ? A moi ? Mais pourquoi ?
- Pour tout. Pour vous avoir fait peur, pour vous avoir fait pleurer, à cause de la photo, a-t-il ajouté en me la tendant à nouveau. Je ne voulais pas ça.
Ça recommençait, le malentendu n'en finissait pas, je retombais dans l'horreur comme on retombe dans le même cauchemar, tout le temps, quoiqu'on fasse. Ne se rendait-il pas compte qu'il n'avait rien à faire dans la maison d'une femme mariée, la nuit ? Pourquoi était-il assis par terre, pourquoi cet abattement, cette peine sur son visage ? C'est là que je me suis rendu compte qu'il était en jean et pull léger, sans col dur.
- Vous ne comprenez pas, Mon Père, cette photo n'a aucune importance pour moi, ai-je répondu en reculant. Mais c'est pas grave. Partez, s'il vous plaît. Ne me faites pas de sermon, surtout, ai-je ajouté alors qu'il ouvrait la bouche pour parler.
Il a souri avec un drôle d'air puis s'est relevé en me fixant.
- Je ne veux pas te faire de sermon, rassure-toi. Je veux plutôt te demander pardon…
- Pardon de quoi ? ai-je répété, une sensation bizarre dans la poitrine.
- Je te l'ai dit, pardon pour tout. Pardon de n'avoir pas compris plus tôt. Ou pas voulu comprendre. Alors, tu pars vraiment ? a-t-il ajouté en regardant les cartons autour de lui.
Le tutoiement n'était pas ce qui me dérangeait le plus, c'était plutôt son regard, et cette drôle d'intimité qui s'installait. Et lui qui s'approchait. J'avais l'impression que mon cœur allait bondir hors de ma poitrine, j'ai posé ma main sur mon cœur pour essayer d'en ralentir les battements, refusant d'espérer. Refusant de comprendre.
- Oui, ai-je finalement articulé d'une toute petite voix.
« Je voulais juste… juste te redonner cette photo pour que tu gardes un souvenir de moi, là où tu iras… » a-t-il dit en s'approchant de moi, et j'ai reculé jusqu'à me trouver dos au mur. Non, il n'allait pas me prendre dans ses bras, pas m'embrasser, ce n'était pas possible, pas envisageable. Absolument exclu. Je crois que j'ai fermé les yeux pour disparaître, comme quand j'étais petite, la tête ailleurs. Sans doute ce n'était qu'un rêve, un autre de mes fantasmes, l'abus de pilules blanches.
Pourtant j'ai senti cette douce pression sur mes lèvres, cette sensation tiède qui m'a serré les entrailles et je me suis abandonnée à son baiser sans plus réfléchir. Un baiser malhabile, trop relâché au début puis trop avide, heurtant mes dents sans délicatesse, un baiser d'adolescent. J'ai rouvert mes yeux et il était là, tout contre moi, avec l'air misérable d'un homme qui s'attend à être rejeté et qui sait qu'il le mérite. Son corps en revanche était dur contre moi, puissant, je me suis senti gémir sans le vouloir, submergée par les émotions. Je voulais autant qu'il parte qu'il me caresse, j'étais dépassée, coupée en deux. Qu'un prêtre me désire était inenvisageable, mon cerveau faisait une espèce de blocage même si de près, de très près, il était différent de l'homme d'église que je connaissais, sans que je sache dire pourquoi. L'habit, peut-être. Ou cette lueur, dans son regard.
Après ce baiser un peu loupé il m'a fixée avec inquiétude, s'attendant sans doute à ce que je lui demande de partir. Ce que j'aurais dû faire, sans hésiter.
- Je… je ne comprends pas… ai-je dit simplement. C'est un adieu, c'est ça ?
« Oh, Marie » a-t-il murmuré avec regret, d'un ton si doux que j'ai senti mon cœur fléchir, et le reste a suivi, malgré moi. Mon prénom avait dans sa bouche une saveur particulière, le goût suave des fruits défendus, il mêlait le profane et le sacré, le divin et le péché et il m'a fait décoller, littéralement. Sans plus me maitriser j'ai repris sa bouche pour un long baiser avide, me collant à lui pour mieux le sentir, affamée de sa présence et de ses bras, affamée d'amour. Mais d'amour charnel, réel, d'amour physique. C'était incroyable et c'était magique, inoubliable. Il était là, contre moi, cet homme que j'avais tellement aimé, j'aurais pu mourir de bonheur, j'aurais dû mourir de bonheur, si le monde avait été bien fait.
Ses mains cherchaient mon corps sous la fine chemise de nuit alors que je m'emplissais de son odeur, que je me cambrais sous ses gestes, impatiente. Je me souviens l'avoir entraîné sur le lit sur lequel il s'est étendu, rougissant. Je me souviens avoir retiré chaque vêtement avec douceur, m'emplissant de son air éperdu et de ses yeux trop brillants, avant de retirer ma chemise de nuit. Avant de me montrer face à lui, nue et debout, dans la lumière un peu blafarde du plafonnier. Ses yeux passaient de mon visage à mes seins mais je n'avais pas honte, je crois que j'étais heureuse d'être la première, la seule.
Son corps blanc et presque imberbe m'émouvait plus que tout, je n'osais le toucher que du bout des doigts, guettant ses réactions comme autant de cadeaux. Chaque effleurement et baiser provoquait un soupir ou un petit cri, je me lovais contre lui, le caressant de mes lèvres, mes seins, inlassablement, et nos soupirs montaient malgré nous, jusqu'à ce que je l'enjambe et que je m'empale sur lui, d'un coup de rein. Ses yeux se sont révulsés et il a crié « Oh oui, oui, viens. Viens. Viens sur moi, oh oui, encore », me faisant rougir d'émotion. Mes gestes étaient un peu saccadés, ce n'était pas facile de nous accorder sur un rythme, ses mouvements de bassin étant incontrôlables, mais c'était d'autant plus excitant pour moi, de savoir que c'était sa première fois, et que c'est moi qui lui donnerais ce premier orgasme, même malhabile.
« Marie, je t'aime » a-t-il murmuré au moment de jouir et je me suis sentie invincible, comblée, même si je n'avais pas eu de plaisir. Je me suis laissée tomber contre lui pour l'embrasser encore, profiter encore de cette intimité.
- Je suis désolé, je m'y suis très mal pris, a-t-il dit à voix basse en se nettoyant avec un mouchoir, et j'ai souri.
- Pas grave. J'ai aimé te faire l'amour, c'était très intense, tu sais…
Je l'ai vu rougir et mon cœur s'est serré, il paraissait si désarmé en cet instant qu'il en était touchant, et je me suis lovée contre lui. Puis l'idée qu'il allait bientôt partir chez lui m'est tombée dessus et j'ai enfoui mon visage dans son cou, un peu désespérée.
- Qu'est-ce qui se passe, Marie ?
- Tu vas partir, hein ? Reste juste encore un peu, s'il te plait…
Il m'a regardée avec étonnement, avant de poser son doigt sur mes lèvres :
- Mais non, c'est toi qui vas partir, je te rappelle. Moi je ne suis pas pressé. Après ton départ je redeviendrai le prêtre minable que je suis, mais cette nuit…
- Oui ?
- Cette nuit je veux en profiter. Je veux être un homme, rien qu'un homme. Et je veux tout découvrir. Avec toi, a-t-il murmuré en se retournant d'un coup de rein et en se mettant sur moi.
Avec une lenteur délicieuse il m'a pénétrée puis a accéléré, je m'accrochais à ses hanches pour le guider, sentant la jouissance monter, tout en essayant de la refréner, pour en profiter encore. Je me suis entendue gémir « Oh mon dieu, oui, encore, encore, oh mon dieu oui », les pires paroles à prononcer, alors qu'il me soufflait : « Dis mon nom s'il te plait, Marie, dis mon nom ».
« Je t'aime. Je t'aime, Charles » ai-je finalement soufflé alors que les spasmes du plaisir s'estompaient peu à peu et qu'il se reposait contre moi, m'écrasant de son poids. L'appeler par son prénom était le tabou suprême, c'était le reconnaître homme avant qu'il soit prêtre, c'était si intime et profond que j'en fus bouleversée, même si ça peut paraître mièvre. Nous avions franchi la dernière frontière, celle qu'on ne repasse pas dans l'autre sens.
Puis il a posé son front contre le mien, aussi ému que moi, pour murmurer : « Je ne t'oublierai jamais Marie, et à chaque que je prononcerai ton prénom je penserai à toi, ce sera ma prière pour toi, où que tu sois ».
Je crois que j'ai juste souri faiblement, parfois on ne trouve pas les mots.
Au matin il est parti dès le chant du coq – fichu coq qui m'avait réveillé si souvent - moi j'avais mal partout d'avoir trop fait l'amour mais je n'étais pas triste, ce moment était à nous pour toujours, rien ni personne ne nous l'enlèverait, ni les hommes ni la distance.
A suivre…
Merci de suivre cette petite histoire… à bientôt ?
Yes, yes, enfin, mais il ne faut pas qu'elle parte, et il faut qu'il jette sa soutane aux orties, qu'il redevienne un homme ! Ah ! j'ai une idée, peut-être partira t-il avec elle pour une nouvelle vie ! Pas de scandale dans le petit village. J'espère qu'il en sera ainsi ! Si son mari revient, elle divorcera, même si ce sera très difficile ...à bientôt pour la suite, Nathalie !
· Il y a environ 8 ans ·Louve
A bientôt :)
· Il y a environ 8 ans ·Mario Pippo
oui ! :)
· Il y a presque 8 ans ·Nathalie Bleger