Dis seulement une parole 15
Nathalie Bleger
Hallelujah
Le camion de déménagement s'éloignait de la maison, tout était vide, désert, froid et j'errais de pièce en pièce, cherchant le souvenir de cette nuit. Il devait bien en rester quelque chose quelque part, une vibration, une émotion. Mais non, il ne restait rien, qu'un sentiment de solitude et mon cœur qui battait trop vite.
J'ai fourré ma valise dans ma voiture et j'ai mis le contact, la rue était déserte elle aussi, cette fois c'était le départ, sans retour. J'apercevais Mme Lemaire derrière ses rideaux, elle n'avait sans doute pas raté une miette du déménagement, il n'y avait plus espérer qu'elle n'ait pas vu Charles partir, à l'aube. Au moment où j'allais démarrer les cloches ont sonné huit heures et je me suis crispée sur le volant, l'esprit en déroute. Sans vraiment réfléchir je suis ressortie de la voiture pour aller m'agenouiller dans l'église déserte, au 5ème banc, alors que je n'y avais plus mis les pieds depuis longtemps. La Vierge Marie m'observait de son regard de plâtre, je me suis demandé si elle pourrait jamais me comprendre, du haut de son piédestal, ou même compatir. Je crois que j'ai murmuré le « Notre Père » à défaut d'autre chose puis j'ai ajouté « Pardon, Mon Dieu », je me suis relevée et je suis partie en gardant les yeux résolument baissés, de peur de croiser une connaissance.
L'air était frais et vif, un rayon de soleil perçait au travers des nuages et je suis repartie vers ma voiture d'un pas assuré, sûre qu'il me regardait depuis chez lui. Mais les adieux étaient inutiles, nous nous étions déjà tout dit, chacun continuait sa route de son côté, d'un commun accord.
Dans ma voiture qui filait vers l'Est, j'essayais de me projeter dans l'avenir mais le passé était si fort et si proche que je ne pouvais l'oublier. J'ai revécu mille fois notre étreinte en pensée, cherchant à me souvenir des moindres détails, des moindres soupirs, de toutes les sensations, pour les graver à jamais dans ma mémoire. Je n'étais pas réellement triste, plutôt mélancolique et encore sous le charme de ces moments incroyables, presque irréels. C'est la fatigue dans mes muscles et ma peau irritée qui me convainquaient que c'était vraiment arrivé, la veille. Il était vraiment venu me rejoindre, nous avions vraiment fait l'amour, une bonne partie de la nuit.
Ses mots résonnaient encore à mon oreille, par dessus les chansons à la radio, surtout sa manière de répéter mon prénom, qui me serrait le cœur. Sa voix me revenait, ses intonations chaudes, bien différentes de celles qu'il utilisait pour prêcher, monocordes.
- Si je ne t'avais pas dit que j'allais partir, tu ne serais jamais venu ? lui ai-je demandé au milieu de la nuit, dans un instant où nous reposions l'un contre l'autre, incapables de dormir.
- Non. Je n'aurais jamais trouvé le courage. Ou la folie de faire une chose pareille. Tu te rends compte de ce que j'ai fait ? a-t-il ajouté avec une nuance d'angoisse.
- Oui. Je m'en rends compte, même si j'ai du mal à y croire. En fait, c'est tellement incroyable que je dois être en train de dormir et de rêver, il n'y a pas d'autre explication…
Je l'ai senti hocher la tête dans le noir et j'ai perçu sa détresse dans ma poitrine, une peur diffuse mais réelle.
- C'est un péché mortel ? ai-je soufflé à mi-voix dans le silence pesant.
- Il n'y a pas de quoi plaisanter, Marie.
- Je sais. C'est un péché pour moi aussi, Charles. Je suis mariée, ne l'oublie pas.
Il a remué en soupirant, j'ai eu peur qu'il parte alors j'ai vite ajouté :
- N'y pensons pas, de toute façon c'est fait. Et on ne fait de mal à personne, puisque personne ne le saura jamais.
- C'est pas tout à fait ça le problème…
- Je sais. Mais je n'ai pas envie de me torturer avec des principes et des théories conservatrices maintenant. C'est de la connerie tout ça…
J'ai senti son hésitation dans sa manière de retenir son souffle, j'ai prié pour qu'il ne redevienne pas prêtre à cet instant, et chiant. Ça aurait tout gâché, toute la magie de notre amour, ces moments où nous n'avions fait qu'un, jusqu'à l'osmose. Il avait été moi et j'avais été lui, respirant du même souffle, partageant la même passion, je ne voulais qu'on se sépare à nouveau, qu'on ré-endosse nos rôles. Le prêtre et la femme mariée. Un oiseau nocturne poussait de drôles de cris, j'ai pensé à toutes ces nuits où j'avais rêvé de lui, et là il était dans mes bras. Et ça allait s'arrêter.
- Tu trouves que la fidélité c'est des conneries ? a-t-il simplement demandé.
- Non. Non, tu as raison. C'est moi qui dis des conneries. Je perds un peu la tête, je crois. Je me sens… différente. Pas toi ?
Son silence était éloquent, je me doutais que cette nuit remettait tout en cause, son engagement, ses certitudes. Mais je savais aussi que l'homme qui se tenait contre moi existait, au-delà du prêtre. Un homme tout simplement, qui avait dû lutter longtemps contre ses besoins, ses pulsions.
- Bien sûr, a-t-il répondu sourdement.
- Tu n'as pas l'impression d'être vraiment toi, avec moi ? D'avoir laissé tomber le masque ?
Il me semblait entendre son combat intérieur dans la crispation de son épaule sous ma tête, j'ai eu un peu pitié de lui. Une telle charge si jeune ne devait pas être facile à porter, je ne faisais sans doute que retourner le couteau dans la plaie.
- Ce n'est pas un masque. C'est un choix. Enfin, c'était plus fort que ça, même. Une évidence, tu comprends ?
- Non. Comment on décide de devenir prêtre ? ai-je interrogé en me redressant un peu pour l'entrevoir dans la pénombre.
- C'est difficile… on ne décide pas. C'est un chemin, une évidence.
- Tu peux me raconter ?
- Il n'y a pas grand-chose à raconter, a-t-il répondu avec réticence. J'ai toujours été à l'église, je m'y suis toujours senti bien. Tu sais, je viens d'une famille nombreuse, il y avait toujours beaucoup de bruit chez nous, des bagarres avec mes frères. Moi j'aimais me réfugier à l'église pour le calme et déjà tout petit, j'aimais servir la messe, comme enfant de chœur.
- Tu devais être mignon…
- T'as vu les photos, non ? C'était au-delà du côté mignon, c'était un appel plus fort que moi. Je n'avais envie de rien faire d'autre, après le lycée. Et puis on m'appelait déjà le curé à la maison, et c'était bien vu qu'il y en ait un qui se dévoue à la prêtrise. C'était moi.
- Ah bon ? Ça existe encore, à notre époque ?
- Dans certaines familles, oui. Guillaume est bien devenu militaire comme son père, on vient du même milieu.
Ça m'a fait bizarre d'entendre parler de Guillaume, je me suis mordillé la lèvre. Je ne voulais surtout pas les comparer, surtout au lit, pourtant j'ai demandé :
- Tu le connaissais bien ?
- Guillaume ? Un peu. C'était un cousin, un de mes innombrables cousins. Je crois qu'on aimait bien faire du ski ensemble, à une époque. Mais il était bien meilleur que moi, bien plus sportif. Bien plus heureux aussi.
J'ai repensé aux photos d'eux, Guillaume en train de faire le pitre et Charles souvent sombre, soucieux.
- Tu n'étais pas heureux ?
- Non. Je partageais une petite chambre avec deux frères – dont un violent, plus âgé que moi, qui en profitait. Mais je ne veux pas en parler maintenant, c'est loin. En bref j'ai eu une enfance très pénible, c'est pour ça que j'aimais me réfugier à l'église, seul. Même si les autres se moquaient de moi.
- Mais tes parents ne disaient rien ?
- Contre mes frères ? Si. Qu'il fallait prier et se pardonner mutuellement. Alors c'est ce que j'ai fait…
Je devinais un mélange de rancœur et d'acceptation, je comprenais le petit garçon solitaire et l'homme qu'il était devenu. Tout me paraissait clair, tout sauf sa présence avec moi, mais je me suis tue.
- Mais tu sais, je n'ai jamais regretté d'avoir fait le séminaire, j'y ai trouvé tout ce que j'attendais, et je pense… enfin, j'essaie de servir Dieu le mieux possible, et d'apporter un peu de paix aux gens que je rencontre. Ce n'était pas une erreur.
- Non, bien sûr que non, ai-je renchéri rapidement.
Le moment n'était plus à incriminer le conservatisme de l'Église, ça aurait été me fermer le chemin de son cœur et je le comprenais, fondamentalement. Remettre ce choix en cause aurait été le remettre tout entier en cause, je ne voulais pas tout détruire.
- Tant mieux si ça te convient. On réagit avec son vécu, son histoire. Moi je me suis éloignée de Dieu après la mort de mes parents, ça me semblait tellement injuste, mais c'est vrai que parfois la religion m'a apporté du réconfort, presque malgré moi. On ne contrôle pas tout…
- C'est vrai.
Je me suis abstenue de lui demander si la solitude et la chasteté ne lui pesaient pas trop, je connaissais déjà la réponse. Le mystère était ailleurs.
- Ça va te sembler bizarre mais je me demandais… Ça fait longtemps que… tu es attiré par moi ? Je n'avais jamais rien remarqué. Au contraire, tu m'as rejetée un peu brutalement, avant l'été. Je pensais vraiment que l'attirance n'était pas réciproque.
- J'ai beaucoup lutté, a-t-il murmuré après quelques instants. Il a fallu que j'enferme tous mes sentiments pour ne pas te les montrer, il a fallu que je me cache derrière « le masque », comme tu dis. Je me suis même menti à moi-même pendant longtemps, d'autant plus parce que tu étais la femme de Guillaume. C'était juste… impensable. Impardonnable, a-t-il conclu d'une voix sourde.
- Mais Dieu pardonne tout, non ?
Il a haussé les épaules, je l'ai imaginé à genoux devant la statue du Christ et je me suis lovée un peu plus contre lui, dans ses bras. Je m'y sentais incroyablement bien, comme s'il avait été fait pour moi, comme si nous avions passé notre vie ensemble en toute confiance et intimité. Je voulais encore l'aimer et le sentir en moi, je voulais tout. J'ai bougé les hanches doucement et sa main a glissé sur mon ventre, le désir était à nouveau là, vibrant et immédiat, nous n'y avons pas résisté.
Quand je me suis réveillée plus tard, à cause de ce fichu coq, il était debout devant la porte, rhabillé, une drôle d'expression sur le visage.
- Nos chemins se séparent là, Marie, il ne faudra pas chercher à nous revoir. Je te souhaite beaucoup de chance dans ta nouvelle vie, avec la grâce de Dieu.
Je me suis levée d'un bond pour le rejoindre, m'arrêtant juste devant lui, yeux clos :
- Bénissez-moi, Mon Père.
- Marie, s'il te plait…
- Je ne suis pas digne de te recevoir mais dis seulement une parole et je serais guérie, ai-je rajouté dans un souffle.
- Chuuut…
Sa main a frôlé mes lèvres, traçant une petite croix, j'ai ouvert les yeux, il me fixait avec tant d'amour que j'ai souri et je l'ai laissé partir, certaine qu'il ne m'oublierait pas.
oOo oOo oOo
La route ne m'a pas parue longue, entre les souvenirs et la radio, les paysages verdoyants et les camions à dépasser. Je me souviens qu'une chanson idiote m'a fait frissonner, une chanson de Léonard Cohen que je ne connaissais pas :
Maybe I've been here before I know this room,
I've walked this floor I used to live alone
Before I knew you
I've seen your flag on the marble arch
Love is not a victory march
Its a cold and its a broken hallelujah
Je me trouvais aussi idiote qu'elle de me retrouver à pleurer, pour un peu j'aurais mis les essuie-glaces pour essuyer l'eau qui me brouillait les yeux, comme dans un film. Je me suis raccrochée à l'idée que c'était un beau rêve, une parenthèse dans ma vie, mais que le plus important m'attendait à Grenoble : ma fille et une nouvelle vie.
Ma nouvelle vie.
A suivre… Merci à vous qui suivez cette histoire, pardon d'avoir été un peu longue à poster la suite. Rendez-vous bientôt pour le dernier chapitre ?
Ah ! Ma suite à moi, c'est que, quelques mois plus tard, sans s'y attendre bien sûr, Marie verra s'avancer au loin une petite silhouette portant une seule et petite valise. Son cœur battra avant même que ses yeux le reconnaissent....
· Il y a presque 8 ans ·Superbe chanson de Léonard Cohen !
Louve
c'est une bonne idée.... merci de suivre mon histoire :)
· Il y a presque 8 ans ·Nathalie Bleger