Dis seulement une parole 2

Nathalie Bleger

Guillaume a dit "Au revoir, mon Père" au jeune prêtre et j'ai juste balbutié "Au revoir". J'avais déjà un père, ce n'était pas lui. Récit.

 

Chapitre 2

Merci à ceux qui ont lu ce début, merci de vos commentaires...

Rendez-vous avait été pris au prochain retour de Guillaume, par téléphone. C'est lui qui s'en était occupé, d'un commun accord. J'espérais que ce rendez-vous suffirait, qu'on fixerait une date de baptême et que ce serait tout, je n'avais toujours pas envie de m'impliquer là-dedans, puisque je n'y croyais pas. Dans ma petite enfance j'avais fait ma communion mais la mort prématurée de mes proches avait sonné le glas de ma vie religieuse. S'il y avait un Dieu comment avait-il pu permettre ça, de quoi me punissait-il ? Une sourde révolte grondait en moi, comme une trahison. En plus les week-ends avec Guillaume étaient si courts et rares que je n'avais pas envie de le partager avec d'autres, fussent-ils ses parents ou l'Église.

C'est donc le cœur un peu lourd que je l'ai accompagné, ce samedi-là, ma petite sous le bras, dans son couffin. Il pleuvait mais nous n'avions que la place à traverser, déserte en début d'après-midi, après la fin du marché. Des feuilles de chou et des tomates pourries trainaient par terre, la petite dormait, j'en aurais bien fait autant. J'étais vaguement inquiète, comme toujours lorsque j'avais affaire à un curé, comme s'il avait pu lire mes péchés à livre ouvert, comme s'il avait eu un pouvoir extraordinaire.

« Bonjour » nous a-t-il dit en ouvrant la porte, sa main était froide et son regard un peu fuyant, nous l'avons suivi à l'intérieur du presbytère. La même odeur de poussière et de vieux flottait là, comme dans notre maison à notre arrivée. Au fond du couloir il y avait un petit bureau encombré de livres, il nous fait signe de nous asseoir sur deux petites chaises, j'ai posé le couffin par terre. Mes yeux se posaient çà et là, sur les rayonnages de livres et les représentations du Christ. Il a fait mine de ranger un peu puis a dit d'une voix douce, presque féminine :

- Excusez le désordre, je n'ai plus personne pour le ménage. Je n'ai pas encore eu le temps de tout ranger, et la poussière n'a pas été faite depuis longtemps, il faut que je trouve quelqu'un, mais j'ai tant à faire. Vous venez pour un baptême ?

J'ai levé un sourcil, un curé qui vous parle de son ménage c'est plutôt surprenant. Il avait l'air jeune de près, beaucoup plus qu'à la messe. Son visage était régulier mais il y avait une certaine mollesse dans la bouche et le menton, un côté poupon qui n'avait pas disparu, presque comique avec sa raie de côté bien plaquée. Un vieux petit garçon, c'est ce que je me suis dit en le voyant. Je l'imaginais tout à fait bêler au milieu des petits chanteurs à la croix de bois, tout cela sentait la bondieuserie et la bonne pensée, tout ce que je détestais.

- Oui, c'est pour notre fille Clara, elle a deux mois, on souhaiterait la faire baptiser, a répondu Guillaume.

- Elle est mignonne, a enfin souri le prêtre. Pour tout vous dire, ce sera mon premier baptême.

Guillaume et moi nous nous sommes regardés, un peu surpris, et le curé a repris :

- Mais il n'y aura pas de problème, rassurez-vous. Vous souhaitez faire ça quand ?

- Au printemps. Il y a le temps encore, mais on préfère anticiper sur la date.

- Oh, ça ira a priori, je n'ai pas tant de demandes que ça, c'est une toute petite ville ici.

- Mais vous n'êtes pas ici tout le temps, non ?

- Non, c'est vrai. J'officie dans plusieurs paroisses de la région, c'est un peu compliqué parfois. Mais là vous vous y prenez bien à l'avance, c'est parfait.

- C'est vous qui avez choisi de venir ici ? a interrogé Guillaume et je l'ai poussé de coude, quelle question bizarre.

- Non, c'est le diocèse qui nomme, mais je ne viens pas de très loin, en fait. Je suis originaire de la Haute Marne.

- Oui, je crois que nous sommes parents… éloignés, a précisé Guillaume.

- Ah oui ? C'est possible, votre nom m'était vaguement familier. On aurait pas été scouts ensemble ?

- C'est possible, oui…

Guillaume a embrayé sur la généalogie de sa famille et ils ont eu l'air de se reconnaître, j'ai décroché en regardant un portrait du Christ sur la croix. Les plaies apparentes laissaient suinter le sang, j'ai frissonné. Soudain ils paraissaient proches l'un de l'autre, presque cousins, tout cela me déplaisait fortement, je ne comptais pas m'investir dans cette branche-là, pas question.

- Qu'est-ce qui vous pousse à baptiser cette enfant ? a-t-il demandé d'un coup, en fronçant les sourcils.

Guillaume s'est lancé dans une magnifique tirade dont il avait le secret, rappelant son engagement et celui de sa famille dans la foi depuis des années, un beau morceau de bravoure. Le curé a acquiescé à plusieurs reprises, prenant des notes dans un petit carnet de son écriture fine, puis il s'est tourné vers moi :

- Et pour vous madame ?

- Comment ? Je… euh, ai-je répondu, cramoisie. Pareil. Bien sûr.

Il a continué à m'observer avec un petit sourire, j'ai noté ses yeux noirs, son regard perçant, attentif.

- Je… ne suis pas très pratiquante, en fait. Pas trop croyante non plus. Mais si ça fait plaisir à mon mari…

Je savais que j'avais tout faux, j'ai fini par baisser la tête et me taire, honteuse. Sur ce il a commencé parler de sa voix un peu feutrée, à expliquer que ce n'est pas d'abord une fête familiale, c'est une célébration ecclésiale qui vous fait entrer dans la communauté chrétienne, dans l'Église.

- Cette célébration a une signification spirituelle et évangélique d'une grande richesse. Le baptême nous unit au Christ, il nous fait participer à sa mort et à sa résurrection et nous purifie du péché. Il nous donne l'Esprit Saint qui apporte l'amour dans nos cœurs. Il nous rend pleinement enfant de Dieu et nous fait ainsi entrer dans la famille de Dieu qui est Père, Fils et Esprit, vous comprenez ?

J'ai acquiescé un peu précipitamment, prise en faute, toujours tête baissée. J'ai senti la main de Guillaume sur la mienne, il me souriait gentiment et il a répondu au prêtre que notre fille serait accueillie dans une famille chrétienne, bien sûr. J'ai compris qu'on s'engageait déjà pour une ou deux communions à venir et j'ai senti un poids sur mes épaules. Ils ont ensuite parlé de dates, de réunions préparatoires, Clara s'était réveillée et pleurait, je l'ai prise contre moi, elle avait faim mais je ne pouvais pas l'allaiter, pas là.

Ils parlaient un langage commun – des années de catéchisme, j'imagine -, en les observant je leur trouvais une ressemblance, peut-être la stature et les épaules carrées, le cheveu court et cette droiture hiératique. Moi je me sentais mécréante, décalée, fatiguée. Guillaume a noté les dates des prochaines réunions préparatoires et nous nous sommes levés, j'ai attrapé le couffin tout en tenant ma fille sous le bras, en train de gigoter. Mon mari a immédiatement récupéré le couffin et a suivi le curé qui nous raccompagnait à la porte.

Guillaume a dit « Au revoir, mon Père » et j'ai juste balbutié « Au revoir », j'avais déjà un père, ce n'était pas lui.

oOo oOo oOo

Le lendemain à la messe je l'ai regardé autrement, plus attentivement, il me semble qu'il nous a reconnus car il a souri brièvement. Un sourire spontané qui a soudain illuminé son visage, le rajeunissant d'un coup, créant un lien infime entre notre famille et lui, au grand dam de ma belle-mère, venue contre son gré.

Pour la première fois j'ai prêté attention à son prêche sur le pardon, que j'ai trouvé moins réac que celui du précédent, plutôt constructif et rassurant, presque social. Puis j'ai remarqué ses gestes un peu malhabiles pendant la bénédiction et l'eucharistie, sans doute preuve d'un stress mal géré, et j'ai détourné les yeux. C'était un bien grand décorum pour un si jeune homme et je me suis demandé ce qui pouvait pousser quelqu'un de notre âge à choisir cette voie, puisque ce n'était pas un métier, ce qu'il y trouvait. Peut-être le fait d'être fixé par des dizaines d'yeux et de représenter une idée aussi grandiose que celle de Dieu, même s'il n'y était pas à l'aise. Sa voix déraillait un peu pendant les chants et il avait trébuché au bord de l'autel, il me faisait un peu pitié.

Je savais que Suzanne l'observait avec mépris, cherchant chaque erreur pour se convaincre qu'il n'était pas à la hauteur et je me suis surprise à encourager en silence ce jeune prêtre mal dégrossi, par pure solidarité face à la méchanceté gratuite de cette vieille pie. Je trouvais ses gestes et chants un peu grotesques tellement il paraissait appliqué mais ça le rendait touchant, comme un enfant imitant les adultes.

Pour emmerder ma belle-mère qui ne bougeait pas de son banc je l'ai bousculée pour aller communier, ce que je ne faisais jamais d'ordinaire, estimant que mes péchés avaient été pardonnés par la prière commune –peu importe le nom exact-, et que j'étais digne de communier, autant que n'importe qui. Peu à peu la file s'est avancée et j'ai relevé la tête jusqu'à me retrouver devant lui, il a levé l'hostie et murmuré « Le corps du Christ ». J'ai soufflé « Amen » et ouvert les lèvres, il l'a déposée dans ma bouche, je suis repartie apaisée, sans raison. Une émotion ancienne m'a envahie, une douceur et une pureté oubliée, plaçant un baume sur mon cœur. Je me sentais bien dans cette assemblée, à ma place, je me suis rassise à côté de mon mari, tête baissée.

L'orgue a résonné, j'étais si concentrée que j'ai frissonné, j'ai pensé à ces gens qui ont soudain la révélation de la foi, ce que j'avais toujours pris de l'hystérie. Après tout, c'en était peut-être, ce n'était peut-être que ça, mais ça n'avait plus d'importance. Guillaume m'a pris la main, ému par mon attitude et j'ai prié pour notre famille, notre couple et notre petite Clara, de tout mon cœur.

oOo oOo oOo

Peu à peu le baptême est devenu l'unique sujet de conversation dominical des parents de Guillaume, ce qui m'agaçait au plus haut point. Je voyais bien que tout cela – la robe de baptême, le repas, les dragées, les invités, qui loger et où - n'avait rien de chrétien, parfois je lançais une pique et ma belle-mère levait les yeux au ciel, comme si j'étais une étourdie. Mon mari esquissait un petit sourire gêné, genre il faut lui pardonner, je lui en voulais de participer à cette mascarade, de m'avoir entraînée là-dedans. Je le voulais pour moi seule, le week-end, je ne voulais que notre petite famille, papa maman et bébé. Ma trinité était là, nulle part ailleurs.

Je ne mettais plus les pieds à l'église que contrainte et forcée, j'avoue y avoir échappé certains dimanches en prétextant des grippes fantômes, qui me permettaient de me reposer un peu sur mon canapé, en écoutant la radio. J'ai même ainsi fui quelques repas de famille mais je me retrouvais seule à la maison, Guillaume ayant emporté sa fille chez ses parents –pour éviter toute contagion. Il rentrait le soir un peu amer, pas vraiment dupe, je me lovais dans ses bras et nous nous retrouvions pour quelques instants d'intimité, avant qu'il ne reparte.

« Je n'aime que toi Guillaume, je ne veux être qu'avec toi » murmurais-je à son oreille, il souriait et me prenait dans ses bras, tout était pardonné. A cette époque il était basé à Salon de Provence, il rentrait tous les week-ends, je pleurais chaque lundi matin à son départ matinal mais je savais que je retrouverais le vendredi soir, tard, alors je comptais et recomptais les nuits d'absence, espérant que l'une d'entre elles disparaisse par miracle.

A Noël cette année-là notre fille devait se retrouver dans le tableau vivant entre l'âne et le bœuf, étant le seul bébé de la paroisse. Guillaume avait fomenté cela avec le curé un de mes dimanches de maladie, et je lui en avais voulu, considérant cette captation comme un abus.

- Ben quoi ? C'est le curé qui me l'a demandé, je ne pouvais pas lui refuser, rétorquait Guillaume en ouvrant de grands yeux innocents.

- Mais elle va être en plein courant d'air ! Et si elle se met à pleurer ?

- Eh bien on la récupérera, on se mettra au premier rang, ne t'inquiète pas. Elle va être trop mignonne, j'ai hâte de voir ça. On pourra faire de belles photos, et elle sera dans le journal paroissial, tu te rends compte ?

Je haussais les épaules, agacée. Une fois de plus le décorum et tous les à-côtés de la religion me paraissaient dérisoires, décalés, loin de la parole du Christ, et je me demandais si je n'étais pas la seule à avoir une vraie idée de ce que devait être la foi, débarrassée de tout ce fatras.

Bien entendu mes beaux parents étaient ravis, bien qu'ils n'apprécient pas le curé. Suzanne s'était mis dans l'idée de déguiser Clara en la vêtant de la robe de baptême de Guillaume, sous prétexte qu'un nouveau né devait être en blanc, moi je voulais absolument l'habiller le plus chaudement possible, dans sa doudoune. Je me souviens que nous étions déjà en retard, elle brandissait la robe blanche comme une cape devant un taureau, et moi je serrais Clara fort dans mes bras, refusant de lui ôter son manteau.

Finalement Guillaume, à bout de nerfs, a saisi Clara dans mes bras et lui a passé difficilement la robe de baptême au dessus de la doudoune, elle était grotesque, on apercevait un tout petit visage perdu dans un corps boursouflé. Elle commençait à rougir et à se tortiller quand il a décrété : « Bon on y va, le prêtre nous attend », il est sorti alors que sa mère et moi étions encore chacune immobile face à face, campée sur ses positions. Nous avons attrapé nos manteaux et nous sommes sorties dans la nuit glaciale, suivies par Henri, mon beau-père, stoïque. Quelques guirlandes clignotaient çà et là, des gens se pressaient déjà aux portes de l'église, toutes les cloches carillonnaient, c'était Noël.

Dès que je suis entrée dans l'église illuminée par des centaines de bougies j'ai cherché mon mari des yeux parmi la foule compacte de la première messe – celle de 18h30 - anxieuse pour Clara. Je l'ai aperçu au fond, tendant ma fille au prêtre, gros ballot blanc, et mon cœur s'est serré. J'ai bousculé quelques personnes pour les rejoindre et je me suis retrouvée devant eux, essoufflée, épouvantée.

Le prêtre la portait délicatement dans ses bras, il m'a souri doucement: « Ne vous inquiétez pas, elle ne risque rien, je vais la déposer au pied de l'arbre, on lui a aménagé un petit berceau. Elle sera bien, vous verrez ». J'ai acquiescé, plus morte que vive, le suivant au travers de la foule, ne saluant personne alors que les gens s'extasiaient sur ce petit bout de chou et que le prêtre la présentait fièrement « Voilà notre divin enfant, Clara ». Je me sentais agressée par le bruit des cloches, la foule, le son de l'orgue et les premiers chants. On m'arrachait la chair de ma chair, je devais avoir l'air d'une folle, à trottiner derrière lui comme une louve à qui on a arraché son petit.

Arrivés devant ce qui tenait lieu d'étable il s'est tourné vers moi : « Nous avons prévu une petite couverture, vous ne pensez pas qu'elle va avoir trop chaud ? ». C'était demandé si gentiment que je n'ai pu qu'acquiescer, il avait raison, Clara était déjà écarlate. Nous l'avons déposée sur un coin de banc au milieu du brouhaha et nous l'avons déshabillée, dépiautée de ses couches successives. Le prêtre ne se départait pas de son sourire bienveillant alors que j'étais en nage, ses gestes étaient calmes et précis là où mes mains tremblaient, consciente que la messe commencerait en retard par ma faute. Quand enfin Clara, revêtue de la robe blanche de baptême de Guillaume s'est retrouvée dans le berceau improvisé au milieu de la paille, j'ai murmuré « Merci » et il est monté en chaire, après une bref signe de tête un peu sec.

Je n'ai pas quitté ma fille des yeux de toute la messe, elle était silencieuse par je ne sais quel miracle, peut être consciente d'être au centre de la scène. Je n'ai rien vu, rien écouté jusqu'à ce que le curé me la remette enfin dans les bras et je crois que j'ai souri pour la première fois, ce soir-là. Nous sommes rentrés rapidement pour la nourrir et déboucher le premier champagne, c'était Noël et j'étais rassurée, presque fière.

oOo oOo oOo

Début janvier Guillaume a été envoyé en Asie, dans je ne sais quel pays – ses missions étaient confidentielles, pour la plupart - me laissant seule et déprimée. Je trainais dans la maison avec Clara dans les bras, ne la sortant que pour faire des courses, bien emmitouflée dans sa doudoune rose. Toute ma journée lui était consacrée, du premier biberon – le sevrage avait été long et difficile - au dernier vers dix heures, je ne la quittais pas, lui parlant à longueur de journée pour ne pas devenir folle. Je n'avais pour distraction que la télévision, et en particulier une série de début d'après–midi dont le héros était séduisant et plein de bonne volonté. Par certains côtés il me rappelait Guillaume, son sourire ou sa droiture, et je rêvais parfois de ses bras, mélangeant rêne et réalité pour meubler ma solitude. Cette série était mon unique rayon de soleil de la journée, mon havre d'évasion.

Petit à petit ma vie s'était structurée en point de repères précis, à 9h l'heure du bain, à 10h l'heure de la boulangerie ou du pharmacien, à 11h30 le repas de Clara puis le mien, et enfin à 13h30 l'heure de mon feuilleton. Après, avec un peu de chance j'avais quelques instants pour lire avant que ma fille ne se réveille de sa sieste, puis le goûter, ses premières compotes de pommes du jardin, des jeux avec elle devant la télé allumée – je ne supportais pas le silence - puis mon repas du soir, les infos au cours desquelles j'avais peur d'apprendre un raid contre l'armée française, enfin le film du soir.

Les nuits étaient longues, je dormais mal seule, j'avais peur, sans raison. Je me relevais dix fois pour écouter Clara respirer, j'avais soif, j'avais froid, je comptais les heures d'insomnie résonnant au clocher de l'église, je rôdais dans la cuisine et la salle à manger, pieds nus. J'étais à la merci de tout.

En mars il a bien fallu prendre rendez-vous pour régler les derniers détails du baptême –Guillaume et moi avions assisté à une réunion préparatoire au cours d'une de ses brèves permission-, j'avais repoussé la contrainte tant que j'avais pu mais ma belle-mère me tannait au téléphone pour avoir tous les détails, et je ne les avais pas. C'était stratégique pour elle -quelle heure de début, quelle heure de fin, qui dirait quoi- superflu pour moi mais je ne voulais pas décevoir Guillaume, qui attendait ce baptême avec impatience.

J'étais assise devant ma fenêtre, regardant les flocons tomber sur la place du marché et l'église en face, je n'avais pas la force de me lever. Ce rendez-vous m'avait gâché la semaine, je l'appréhendais comme un examen de passage que j'étais sûre de louper. A force de ne voir personne et de ne pas sortir j'étais devenue sauvage, timide, falote. Clara s'était endormie dans son couffin, je la regardais, un peu désolée de devoir la réveiller. La petite aiguille avait déjà dépassé l'heure du rendez-vous, j'avais envie de ne pas y aller, de prétexter l'oubli, geste dérisoire – ce serait reculer pour mieux sauter, je le savais bien.

Finalement dans un soupir je me suis levée, j'ai attrapé mes clés et j'ai foncé tête baissée à travers la place remplie des étals et des vieilles faisant leur marché, sans respirer. Le froid m'a attaquée à la gorge mais Clara n'a pas bougé, bien endormie. Après avoir contourné l'église j'ai appuyé sur la sonnette « Presbytère », pas de réaction. Pas de réponse. Je commençais déjà à reprendre espoir, il n'était pas là, déjà au chevet d'un mourant ou encore avec les scouts, j'étais sauvée. Mais la porte s'est ouverte d'un coup, une bouffée d'air poussiéreux et froid est venue jusqu'à moi, le prêtre était face à moi, sourcils froncés.

- Je suis en retard, excusez-moi…

- Non, non, c'est moi qui le suis, entrez je vous en prie, a-t-il fait en me laissant passer devant lui –sauf que je ne savais plus du tout où était son bureau. C'est la dernière porte à droite.

Je me suis à nouveau assise sur la petite chaise, le couffin de Clara à mes côtés, me sentant étrangement seule et mal à l'aise sans Guillaume, pas légitime. Son visage était toujours sombre alors qu'il cherchait notre nom dans son grand classeur, comme un fonctionnaire zélé.

- Comment va notre divin enfant ? a-t-il demandé d'un coup en se redressant.

- Pardon ? Ah… bien, bien.

- J'ai encore besoin de deux trois renseignements, quels sont vos prénoms et ceux des parrain et marraine ?

Je me souviens qu'il avait souri en apprenant mon prénom – Marie - et tiqué lorsque je lui avais dit que je n'étais pas sûre que mon amie Cécile soit catholique. C'était un point que je n'avais jamais abordé avec elle, je n'y avais même jamais pensé. Le curé triturait son stylo en fronçant les sourcils, j'ai baisé les yeux et remarqué que ses chaussures étaient poussiéreuses, ce qui m'a dérangée.

- On ne vous voit pas souvent à la messe, vous allez dans une autre église ? a-t-il demandé un peu brusquement.

- Oui. Parfois, ai-je ajouté en fixant toujours ses pieds.

- Le baptême est bien prévu pour le 19 avril, c'est ça ? Vous avez assisté à la réunion préparatoire ?

- Oui, oui, en janvier, ai-je répondu en élève appliquée.

- Parfait, il ne reste plus qu'à choisir les textes. Vous avez fait une sélection ? m'a-t-il demandé gravement.

- Comment ? Euh… non.

- Mais on vous a bien donné une liste de textes à l'issue de la réunion, non ? Vous ne les avez pas regardés ?

- Je… enfin, c'est Guillaume qui les a gardés, et il est parti. En Asie, ai-je précisé comme une idiote, comme s'il les avait emmenés avec lui.

Il a levé les yeux vers moi en sourcillant, puis s'est adossé à son siège en croisant les bras devant lui, s'interrogeant sans doute sur ma motivation. C'était un jeune prêtre bourré de principes, ça se voyait, ces derniers étouffant sans doute un peu la charité chrétienne chez lui. Je m'attendais à un sermon en règle sur mon manque de sérieux, voire quelques paters ou avés à réciter, il me voyait déjà brûler en enfer, je le lisais dans ses yeux.

- Eh bien nous allons les choisir maintenant, a-t-il dit en soupirant et en jetant un petit coup d'œil à sa montre alors que je pâlissais.

En étalant les textes devant moi il m'a rappelé l'importance du baptême, sa signification, l'engagement que c'était. J'avais l'impression de voir trouble, mes oreilles bourdonnaient, comme quand j'étais punie à l'école. Je ne trouvais plus ni douceur ni bonhommie en lui, peut-être à cause de l'absence de Guillaume, le seul vrai chrétien du couple. Mais ma fierté m'empêchait de me justifier ou de promettre de m'amender, j'avais un compte à régler avec Dieu qui m'avait pris mes parents et mon petit frère, un dimanche soir de juin.

- Je vais prendre celui-ci et celui-ci, ai-je dit en montrant deux textes au hasard, comme on choisit deux escalopes à la boucherie.

Il a levé un sourcil et a dit « Soit » avec un peu de résignation, avant de m'interroger sur la participation active ou non des parrains et marraines. J'avais l'impression de répondre systématiquement à côté, en répétant « je ne sais pas » ou « peut être » à tout bout de champ.

- Mais vous en avez parlé avec eux, non ? a-t-il fini par lâcher brusquement.

- Comment ? Oui, oui. Enfin, pas de l'aspect technique, j'attendais de vous voir…

- L'aspect technique ? Qu'est-ce que vous entendez par « technique » ? Et l'aspect religieux, vous en avez parlé ?

Sur ce Clara s'est réveillée, se mettant à hurler brusquement, comme si elle avait perçu mon malaise. Ses cris emplissaient la pièce, je me suis penchée pour la prendre dans mes bras alors qu'il soupirait :

- Vous ne pouviez pas la confier à quelqu'un avant de venir ? On ne va plus s'entendre, là.

J'ai failli répondre « De toute façon on ne s'entend pas, c'est un dialogue de sourds, vous ne le voyez pas ? » mais à la place j'ai haussé les épaules, mon menton s'est mis à trembler et avec horreur je me suis vue fondre en larmes comme le gros bébé que j'étais.

- Non, je suis seule vous savez, ai-je bafouillé, mon mari est loin, je n'ai plus de parents et je ne m'en sors pas vraiment. Je ne connais pas grand monde au village et depuis la mort de mes parents je n'ai plus fréquenté d'église, alors… je suis désolée, vraiment.

Mes larmes l'ont immédiatement calmé, il s'est repris « Ce n'est pas si grave, je comprends que vous soyez débordée, vous avez un mouchoir ? ». J'ai acquiescé mais en ai cherché un vainement dans mon sac tout en essayant de calmer Clara qui hurlait, en vain. Il s'est alors levé :

- Je crois qu'il vaut mieux que vous rentriez, elle a sans doute faim, il est bientôt midi. Essayez de prendre contact avec les parrain et marraine pour mettre tout ça au point, et on se reverra plus tard, d'accord ? a-t-il dit précipitamment en me tendant une main molle et je suis sortie avec ma fille hurlante, accablée.

Deux minutes plus tard j'étais dans ma cuisine, sanglotant violemment sur la mort des parents, le sentiment d'abandon qui était le mien, et la cruauté de Dieu. Tout ça en préparant un biberon à ma fille qui m'accompagnait de concert, par solidarité sans doute.

A suivre…

  • C'est drôle, pourquoi ai-je le sentiment qu'il va se passer quelque chose avec ce jeune curé...? Peut-être parce que à part Guillaume et la belle -mère, c'est lui qui revient souvent...je verrais bien par la suite ! Amitiés !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Ma foi, tu n'as peut-être pas tout à fait tort.... Mon Dieu, quelle misère :) Bisous !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      47864 100556540008068 2367900 n

      Nathalie Bleger

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