Dis seulement une parole 3

Nathalie Bleger

Guillaume a dit "Au revoir, mon Père" au jeune prêtre et j'ai juste balbutié "Au revoir". J'avais déjà un père, ce n'était pas lui. Récit.


Seras-tu là ?


Je n'ai pas vraiment de souvenirs du baptême, prise par les contraintes matérielles de l'organisation et la présence de la famille de Guillaume, tant d'oncles et de tantes, de cousins et cousines à nourrir et loger, je ne savais plus où donner de la tête. Une semaine avant je n'en dormais plus, le médecin m'a prescrit des pilules qui me faisaient un peu planer, j'ai donc traversé la cérémonie comme un rêve, suivant Guillaume et Suzanne qui menaient l'ensemble d'une main de maître.

Je flottais sans réellement arriver à me concentrer –j'avais dépassé la dose conseillée- il ne me reste que quelques flashs de Clara dans les bras de Jacques, le frère de Guillaume, et l'image de l'eau coulant sur son front alors que le prêtre la bénissait en souriant. Le reste n'est que va et vient des parrains et marraines entre l'assistance et l'autel, gestes mécaniques et chants oubliés. Ma belle-famille connaissait la liturgie par cœur, ils trouvaient naturellement leur place sur la « scène », je regardais tout ça d'un peu loin. J'avais bu plus que de raison au restaurant, avant de me retrouver ivre morte sur un banc, devant le lac, en compagnie de Cécile qui jurait me trouver « bizarre ». Finalement tout s'était bien passé même si j'avais failli à toutes mes obligations catholiques et si tout n'avait pas été préparé au cordeau. J'étais soulagée, presque libre.

Son départ le soir même m'avait fait de la peine mais ce ne fut rien à côté du départ de Guillaume, deux jours plus tard alors que je commençais à reprendre mes marques avec lui. Je sanglotais à la porte, il me fixait d'un air désolé « C'est mon métier, Marie, je suis navré, il faudra que tu t'y habitues » alors que je m'accrochais à lui désespérément, comme un enfant agrippé à sa mère un jour de rentrée. « Je t'appellerai dès que je pourrai » promettait-il alors que je me demandais comment continuer à vivre sans lui, sans ses bras, son odeur, son regard sur moi, consciente que mon attitude le décevait, incapable de verbaliser mon désespoir.

Mais il a fallu continuer à vivre pour Clara, se lever, s'habiller et la nourrir, la sortir, s'inventer une vie de célibataire ou de veuve, moi qui n'aspirais qu'à une vie de famille classique. J'étais fragile à cette époque-là, hyper sensible et souvent au bord des larmes, un peu abandonnée. J'avais l'impression d'un grand désert devant moi, pas de date de retour, pas d'espoir, pas d'avenir. Cécile m'appelait souvent et je faisais semblant d'aller bien, je mentais à longueur de journée, à elle, à moi et à ma belle-mère qui surgissait un peu trop souvent à l'improviste « pour m'aider ». Guillaume était peut-être l'instigateur de ces visites fréquentes, lui qui sentait mon malaise à chaque appel. Pourtant je m'efforçais de garder le sourire quand Suzanne débarquait, affirmant que je m'en sortais parfaitement, même si je sautais des repas plus souvent qu'à mon tour et si le ménage n'était pas fait.

J'étais trop fière pour reconnaître mes faiblesses, elle me lançait des regards sceptiques et des petites phrases bien senties, me confortant dans l'idée que je n'étais pas à la hauteur, mais qu'importait ? Clara grandissait, babillait, marchait, chantonnait même au son de la radio, un miracle quotidien. Elle s'éveillait de mois en mois et me posait des dizaines de questions, Guillaume était plus fier à chaque retour, je me confortais dans l'idée que je n'avais pas tout raté. « Qu'elle est mignonne » disaient les commerçants, le médecin, le pharmacien, je n'en revenais d'avoir donné la vie à une telle perfection, moi qui me trouvais nulle.

Petit à petit j'ai retrouvé espoir grâce à elle, elle était ma réussite, le trésor qui s'épanouissait en l'absence de mon mari, ma raison de vivre. Je la voulais parfaite pour qu'il soit fier d'elle et de moi, à chaque coup de fil ou bref retour je lui contais ses nouveaux exploits, un nouveau mot, un nouveau jeu, elle emplissait nos conversations et nos cœurs, notre merveille. Je ne vivais que dans l'attente des félicitations de Guillaume, j'étais la gardienne de son temple, Clara était le ciment de notre couple.

Je me suis même mise à jouer à la mère modèle, celle qui range, frotte et cuisine, j'allais à la boucherie pour acheter des morceaux nobles, afin de m'essayer à des recettes trouvées dans des livres. J'avais mes fournisseurs de légumes et fruits sur le marché, j'avais trouvé un équilibre. Tous les samedis Clara et moi préparions un grand gâteau au chocolat qu'on dévorait au retour du parc, routine rassurante, j'attendais les appels de Guillaume avec plus de sérénité, parce que j'avais de bonnes nouvelles. Parfois je m'enfuyais encore dans les rêves grâce à l'alcool ou aux médicaments, mais seulement quand elle était couchée et le lendemain je n'en montrais rien, jouant à la mère irréprochable.

Les jours succédaient aux semaines, notre famille existait malgré les difficultés et l'éloignement, je parlais de Guillaume tous les jours à Clara et elle embrassait chaque soir sa photo, juste avant moi. Il était notre Dieu un peu lointain, une ombre omniprésente, notre bonheur. Le retour de papa représentait la plus grande joie possible, on en parlait tout le temps, décomptant les jours et les nuits, il fallait être patientes mais bientôt il serait là, avec sa joue qui pique un peu et sa grosse voix.

oOo oOo oOo

C'était avril, Clara avait trois ans et se réjouissait d'aller à l'école, elle sautillait chaque matin dans le jardin pour voir éclore les tulipes dans son petit gilet rouge avant de prendre son petit cartable rose. Moi j'épluchais les magazines pour nos vacances d'été –nous devions aller en Italie pour la première fois quand le téléphone a sonné, un samedi matin, tôt. Trop tôt pour l'appel hebdomadaire de Guillaume, et mon cœur s'est serré.

J'ai lâché ma tasse de café, le liquide brun s'est répandu sur la table mais je ne bougeais pas, tétanisée. « Téléphone, ma'an, c'est papa » s'est exclamée Clara qui buvait son chocolat dans un biberon, en se mettant à taper des mains. J'ai regardé par la fenêtre avant de me lever, comme pour vérifier que tout était calme, que tout était en place. Tout juste si je ne me suis pas recoiffée, comme le faisait ma grand-mère quand elle recevait un coup de fil. En marchant vers le combiné insistant j'ai pensé « Oh non mon Dieu, non » un comble pour moi qui ne priais jamais et en posant la main sur le combiné j'ai vu mes doigts trembler, j'avais pris 10 ans.

Une voix masculine sèche et un peu impersonnelle m'a appris que mon mari avait disparu dans un raid au Liban – je le croyais en Afrique- et pendant quelques instants je n'ai rien su dire à part « Non, vous vous trompez, ce n'est pas vrai, ce n'est pas possible » alors que mes jambes me lâchaient, que tout le sang se retirait de mon corps. La voix au bout du fil insistait sans s'énerver, visiblement habituée à ce type de situation, répondant calmement à mes questions décousues. Devant mon désarroi l'homme m'a proposé de me rendre à leur QG, à une adresse inconnue, à Paris, pour avoir plus de renseignements.

« A Paris ? En voiture ? Vous savez où j'habite ? Et ma fille ?» ai-je balbutié sans quitter Clara des yeux, qui me fixait avec inquiétude en mordillant les oreilles de son doudou. Immédiatement il a proposé d'envoyer deux hommes me chercher en voiture et j'ai accepté, dans le fol espoir d'avoir des informations rassurantes. Il fallait que je bouge, je ne pouvais pas rester là, immobile dans ma petite cuisine, dans ce village paumé.

Après avoir raccroché j'ai pris la petite dans mes bras et je l'ai serrée très fort, comme si c'était elle qui menaçait de s'échapper, tout en étant consciente que mon attitude l'effrayait. Elle s'est mise à pleurer et j'ai pleuré aussi, incapable de lui donner une explication. Tout était effondré autour de moi, j'étais au milieu d'un champ de ruines sans avoir quitté ma maison, plus rien n'avait de sens, désormais, à part Clara.

- Papa ? demandait-elle à voix basse, inquiète, et je hochais la tête, cherchant les mots, ne les trouvant pas.

- Papa s'est perdu, on le recherche ma chérie, et je vais devoir partir aussi, mais je reviendrai vite, promis.

- Va chercher papa ? Je veux venir aussi ! Je veux chercher papa ! s'est-elle écriée en se mettant debout et en se dégageant pour chercher ses chaussures, j'ai eu un mal de chien à lui expliquer que son père était loin et qu'elle ne pouvait pas m'accompagner.

J'ai filé prendre une douche, toujours tenaillée par un sentiment d'irréalité, ça ne pouvait pas m'arriver à moi, pas maintenant, c'était juste un mauvais rêve, une illusion. C'était un matin comme les autres, aves ses points de repères habituels, le bain, le marché puis la boulangerie, je n'allais pas vraiment partir à Lyon avec deux inconnus, Guillaume n'était ni disparu ni mort – ça n'était juste pas possible.

En sortant de la douche, les cheveux encore mouillés j'ai essayé d'appeler mes beaux-parents pour leur demander de garder Clara mais ils ne répondaient pas, impossible de les joindre. Pour une fois que je les appelais, que j'avais besoin d'eux ils n'étaient pas là, j'ai senti la colère se mêler au désespoir et j'ai recommencé à renifler et pleurer, tout en essayant de cacher ma peine à Clara qui me fixait avec angoisse.

« Pourquoi tu pleures maman ? Parce que papa s'est perdu ? Il jouait à cache-cache et il s'est perdu ? » a-t-elle demandé avec sa candeur et j'ai souri à travers mes larmes, drôle de jeu de cache-cache en effet, un jeu appelé guerre alors que nous étions en paix, du moins en avions-nous la sensation.

Je me suis souvenue de la phrase de ma grand–mère : « Te marie pas ma fille, te marie pas, surtout avec un militaire, tu seras toujours seule », elle avait raison, je l'ai détestée pour ça. Je savais que je n'oublierais jamais ce matin, Clara en pyjama vert clair avec son biberon à la main, moi avec mes cheveux mouillés dégoulinant sur mon chemisier trop apprêté, et personne au bout du fil.

Je ne pouvais ni la laisser seule ni partir avec elle, le voyage aurait été épuisant, je tournais en rond le téléphone à la main « Répondez, Bon dieu, répondez ! », guettant la venue providentielle de mes beaux parents par la fenêtre. Mais ce sont deux militaires en uniforme qui se sont présentés, l'effet était saisissant de les voir sur mon palier, j'ai eu l'impression que mon mari était mort et j'ai à nouveau senti mes jambes se dérober, j'ai dû m'asseoir quelques instants avant de leur ouvrir.

Après quelques instants d'affolement je me suis habillée et coiffée, j'ai attrapé mon sac et mes papiers, machinalement. Il fallait partir et Clara était là, en pyjama, à observer les hommes avec stupeur en suçant son pouce, j'ai regardé par la fenêtre une dernière fois et aperçu ma voisine qui sortait, Mme Lemaire, une vieille dame que je saluais à peine.

Sans hésiter je suis sortie la voir « Bonjour madame, je suis votre voisine, mon mari a eu un accident et je dois partir, est-ce que vous pourriez vous occuper de ma fille s'il vous plait ? Je reviendrai le plus vite possible » ai-je débité sans respirer. Elle m'a fixée avec incrédulité, presque indignation, comme si je lui proposais de lui vendre ma fille ou de l'abandonner, elle a reculé puis a murmuré « Mais je dois aller au coiffeur, vous n'avez personne pour la garder ? ».

Son ton était presque accusateur, pour elle il était impossible de n'avoir pas de famille, ou si ça arrivait c'est qu'on l'avait bien cherché. « Je n'arrive pas à joindre mes beaux-parents, j'habite juste à côté de chez vous », ai-je repris d'un ton suppliant, mal à l'aise. Il faisait frais et le vent soufflait, Mme Lemaire serrait son foulard sur son cou et moi j'étais à peine habillée, l'air éperdu. Clara était sortie pieds nus et en pyjama et se cramponnait à mes jambes, Mme Lemaire l'observait avec un mélange de pitié et de mépris mais elle a changé d'attitude en voyant les militaires, enfin un élément qui lui paraissait honnête, digne d'attention.

« Je veux bien vous le prendre un peu, mais je dois aller chez le coiffeur », répétait-t-elle avec raideur alors que je l'assurais que mes beaux-parents allaient arriver. Ce que j'ignorais c'est qu'ils étaient déjà partis pour Lyon, ayant été avertis avant moi. Le départ fut difficile, je quittais Clara le cœur gros, bouffée par l'angoisse et le remords.

A suivre…

 

  • Mon Dieu ! Retournement de situation, la pauvre avait déjà eu tant de mal à se faire à cette vie faite de renoncements de faux semblants...et que va devenir la petite, la mégère ne va pas vouloir la garder longtemps !

    · Il y a environ 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • J'adore cette chanson de Véronique, elle est si nostalgique !

      · Il y a environ 8 ans ·
      Louve blanche

      Louve

    • Oui, elle est superbe :) J'adore les chansons de Michel Berger.

      · Il y a environ 8 ans ·
      47864 100556540008068 2367900 n

      Nathalie Bleger

    • Ma foi... la vie n’est pas un long fleuve tranquille, pas vrai ? Merci de suivre mon histoire :)

      · Il y a environ 8 ans ·
      47864 100556540008068 2367900 n

      Nathalie Bleger

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