Dis seulement une parole 5

Nathalie Bleger

Guillaume a dit "Au revoir, mon Père" au jeune prêtre et j'ai juste balbutié "Au revoir". J'avais déjà un père, ce n'était pas lui. Récit.

We way we were


Et la vie a continué, jour après jour, comme avant. Chaque matin je préparais Clara pour l'école, elle babillait joyeusement en me parlant de ses copines ou du dernier épisode de Dora l'exploratrice, je cachais ma peine et ma peur soigneusement, en bonne mère. Et j'y réussissais assez bien, visiblement. Nous avions nos petits rites et nos fous rires, nos ballades de l'après-midi vers l'étang aux canards, qui se régalaient des restes de mes gâteaux. Nos dessins animés du soir et les histoires avant de se coucher, toujours les mêmes. Clara les connaissait par cœur et prenait plaisir à les mimer en même temps que moi, toujours les mêmes mots, sur le même ton.

« Votre prière quotidienne » s'amusait Cécile, qui venait souvent pour le week-end, malgré la distance. Une vraie amie et un vrai soutien, surtout le soir quand la petite était au lit et que je me retrouvais seule sur le grand canapé, à penser à Guillaume. Allait-il bientôt rentrer, dans quel état, était-il encore en vie ? Je luttais difficilement contre l'envie de boire, juste un verre pour faire passer le blues – et parfois je ne résistais pas. Il y avait toujours une ou deux bouteilles d'apéritif dans le placard – comme au temps de notre bonheur, nous aimions prendre un petit apéritif, le soir, en amoureux. J'ouvrais ce même placard avec un pincement au cœur, comme un secret intime, car ce verre entraînait souvent caresses et soupirs à l'époque, j'aimais tant faire l'amour avec lui. Alors je soupirais encore en buvant le liquide sucré qui me réchauffait la poitrine mais les pleurs n'étaient jamais bien loin, au second verre.

La nuit s'étendait devant moi, une nuit froide et sans fin, mes draps étaient glacés, je me tournais et retournais dans mon lit sans dormir, ou alors me réveillais à quatre heures de matin, angoissée par un cauchemar dans lequel on m'annonçait invariablement la mort de Guillaume. C'était toujours le même rêve, le même homme qui m'annonçait le décès de mon époux dans son vaste bureau – celui du Ministère - avec les mêmes mots, toujours. Et la même promesse d'une médaille posthume qui me révoltait tellement que je finissais par me réveiller, en pleurs.

Et là je passais deux heures à me convaincre qu'il n'était pas mort, pas encore. Je murmurais son prénom dans le silence, essayant de capter des ondes légères émanant de lui, tout en lui en envoyant en retour. Guillaume, mon amour, je pense à toi, je suis avec toi… Je comptais les quarts d'heure au clocher de l'église, attendant le matin, le réveil de Clara et une nouvelle journée d'espoir. Ou de faux semblants.

Le plus difficile était de réaliser qu'il ne verrait pas grandir notre fille, notre réussite, j'avais tant besoin de partager nos petits moments de bonheur, surtout le week-end. Je mitraillais Clara presque à chaque sortie en me disant « Je lui montrerai cette photo à son retour » mais les clichés s'accumulaient et moi-même je ne savais plus à quelle occasion ils avaient été pris. Parfois je souriais en les regardant le soir et parfois je sanglotais des soirées entières devant la télé, regardant en boucle « The way we were – nos plus belles années », il fallait bien que mon cœur batte et que les larmes sortent, celles que j'accumulais quotidiennement sans le vouloir.

Chaque matin après avoir déposé Clara à l'école je passais à la boulangerie et parfois au marché, la tête haute pour ne pas voir les regards désolés des passants –nous étions dans une toute petite ville, mon drame était connu de tous- affirmant haut et fort que oui, j'allais très bien merci.

Je tenais le même discours à mes beaux-parents qui venaient nous voir presque chaque semaine, le dimanche soir. Je rangeais bien la maison et habillais Clara avec soin, pour leur montrer que je ne lâchais sur rien, malgré la solitude. Suzanne avait toujours une ou deux phrases fielleuses qui me fendaient le cœur mais je n'en montrais rien, refusant leur aide avec obstination. « Je suis sûre que Guillaume aurait voulu ceci ou cela pour Clara » déclarait- elle les lèvres pincées. « On lui demandera à son retour », je répliquais tranquillement et elle haussait les épaules, mécontente. J'avais un allié discret en mon beau-père, pour une raison inconnue. Ou peut-être en avait-il assez lui aussi de sa femme, tout simplement. Parfois ils prenaient la petite pour quelques jours pendant les vacances, j'en profitais pour aller voir Cécile à Grenoble et retrouver – enfin - la civilisation.

oOo oOo oOo

Ce jour-là je revenais de la poste, à l'autre bout du village. C'était la semaine de la Toussaint, un vent glacial soufflait et je hâtais le pas quand des trombes d'eau se sont abattues sur le village, chassant les rares piétons vers les rares boutiques de la rue principale. Je me suis mise à courir sur le trottoir déjà inondé mais ma maison était trop loin, je frissonnais déjà et mes pieds étaient trempés, alors je me suis réfugiée dans l'église, pourtant proche de chez moi, le temps que ça se calme.

Il régnait un silence extraordinaire, on n'entendait ni le vent ni la pluie et je me suis dit que c'était le silence de Dieu, imperméable à la vraie vie, à nos existences minables, un silence surnaturel. Le lieu était désert mais il flottait cette odeur de pierres froides et d'encens si particulière, qui vous emplit malgré vous. Dédaignant le bénitier je me suis avancée entre les bancs, un peu hésitante, presque en faute. Je n'avais pas remis les pieds à l'église depuis longtemps, malgré ma promesse un peu rapide au curé, et je n'avais pas l'intention d'y revenir, pas tant qu'Il ne m'aurait pas rendu Guillaume.

J'ai fini par m'asseoir sur un banc pour me reposer, ignorant la pluie qui me dégoulinait encore dans le cou jusqu'à mes pieds trempés. J'ai levé les yeux vers le Christ en croix, pendant assez misérablement entre ses propres mains clouées au pilori et l'image de Guillaume torturé m'est apparue, me serrant le cœur jusqu'à pleurer. Je découvrais pour la première fois que cette statue était ignoble, mettant en scène une torture inacceptable mais pourtant des dizaines de fidèles posaient les yeux dessus chaque semaine, avec indifférence. Pour moi c'était différent, cruellement réaliste et évocateur, insoutenable. Je me trouvais idiote de pleurer seule comme une imbécile dans un lieu public, n'importe qui aurait pu rentrer et me voir ainsi mais je ne parvenais pas à bouger.

De toute façon j'avais le temps, Clara ne sortirait de l'école que dans deux heures, le repas serait prêt et je n'avais aucune envie de refaire le ménage, déjà fait la veille. Je meublais en général ma matinée de petites activités pour ne pas penser mais là je n'avais plus envie de faire semblant, de m'affairer sans raison. C'était bon de baisser le masque et me laisser aller à ma peine dans ce lieu, sous l'œil mort du Christ et celui plein de molle compassion de la Vierge, de l'autre côté de l'autel. J'ai pleuré tout mon saoul, me référant à Dieu sans vraiment oser l'avouer, demeurant immobile un long moment jusqu'à ce que la pluie cesse et qu'on aperçoive un semblant de rayon de soleil par un vitrail, dehors.

Le temps avait passé, je ne savais plus depuis combien de temps j'étais là mais je m'étais sentie peu à peu différente, rassérénée. Le calme des lieux et l'ambiance m'avaient apaisée et je me suis mise à prier pour Guillaume, à voix basse. Les mots venaient facilement, même s'ils n'appartenaient pas à une prière précise. Ca n'avait pas d'importance, Il le savait et moi aussi. J'avais l'impression de placer l'âme de Guillaume –et la mienne- entre Ses mains, et c'était bon. Inexplicable.

Je suis ressortie peu avant que la cloche sonne et je me sentais bien, incroyablement bien, sans alcool ni médicaments, pour la première fois depuis longtemps. Le repas serait servi en retard mais ça n'était pas grave, puisque nous n'avions aucune contrainte horaire pour l'après-midi, d'aucune sorte. J'ai cuisiné tranquillement avec Clara qui m'aidait à mettre le couvert et je me suis dit que c'était un petit moment de bonheur à déguster, juste elle et moi. Parce que nous étions deux et que Guillaume était avec nous, en pensée.

Bien sûr cet état n'a pas duré indéfiniment mais je me suis mise à aller à l'église seule le matin très régulièrement, pour y chercher du réconfort, d'autant plus qu'elle était toujours déserte. C'est devenu comme un rendez-vous quotidien entre Dieu et moi, et j'en ressortais réconfortée, même si je savais que ce n'était pas logique, juste une forme d'illusion ou d'hystérie, mais peu importait. Les cauchemars et pleurs s'éloignaient, j'étais à ma place dans l'univers, moins seule.

Quand j'en ai parlé à Cécile elle n'a pas ri comme je m'y attendais mais a juste murmuré « C'est bien. J'en étais sûre ».

- Sûre de quoi ? ai-je rétorqué, un peu vexée.

- Que ça t'apporterait quelque chose. Il y a quelque chose de très chrétien en toi, que tu le veuilles ou non. Ca se sent.

- N'importe quoi !

- Tu vas à la messe, aussi ?

- Ah non ! Ça non.

- Et pourquoi pas ? Tu as peur de quoi ? a-t-elle interrogé avec douceur et je n'ai pas su répondre.

S'il y avait une réponse je ne la connaissais pas, du moins pas encore.

oOo oOo oOo

A Noël mes beaux-parents sont venus à la maison pour la veillée. Je ne voulais pas qu'ils assument tout alors je me suis collé cette contrainte sur les bras, juste pour leur prouver que nous allions bien et qu'il y avait un beau sapin dans la salle à manger, comme chez eux. Le lendemain se passerait chez eux, un compromis un peu difficile à trouver. J'avais préparé soigneusement mon menu, m'entrainant à faire rôtir la dinde, au point que Clara m'avait demandé un matin si on ne mangerait plus jamais autre chose, le dimanche. « Bien sûr que si, ma chérie. Tu voudrais manger quoi ? » « Du Mc Do ! » et on y était parties ensemble, après tout rien ne m'obligeait à être une mère parfaite, à part moi-même.

Clara avait mis sa plus belle robe en velours et moi un ensemble assez chic que je n'avais pas porté depuis la disparition de Guillaume, qui a remué une foule de souvenirs. Je me trouvais étrange maquillée et apprêtée, comme si ma féminité devait disparaître avec lui. La table étincelait de verreries et bougies, c'était presque trop, trop parfait. Pourtant dès le début de la soirée les petites phrases ont fusé sur tel vin pas assez chambré, tel entrée trop salée, j'avais presque les larmes aux yeux dans ma cuisine quand mon beau-père m'a rejoint : « C'est très bon ce que vous nous avez préparé, Marie, Guillaume aurait adoré, j'en suis sûr » et je me suis mise à pleurer pour de bon, comme une imbécile que j'étais, en me demandant pourquoi j'étais devenue si sensible. « Je suis désolée » ai-je murmuré en séchant mes yeux avec mon torchon et il a souri « Ce n'est pas un examen vous savez, et n'écoutez pas ce que dit Suzanne, je crois qu'elle ne supporte pas l'idée que vous soyez meilleure qu'elle en cuisine, c'est de la jalousie, c'est tout ».

 J'ai hoché la tête en souriant bravement, c'était sans doute faux, mais nous avons échangé un dernier regard et il est reparti dans la salle à manger avant que son épouse ne vienne le rechercher, toujours méfiante. Pour tenir le coup j'ai bu plus que de raison et vers 22 heures j'étais déjà bien rouge mais le cœur plus léger, grâce aux paroles du père de Guillaume. Oui, Guillaume aurait aimé ce repas, il aurait été fier de son vilain petit canard transformé en beau cygne domestique.

- On va à la messe de minuit hein maman, tu me l'as promis ? a soudain dit Clara, la bouche toute barbouillée de gâteau.

- Mais il est tard, non ? Tu n'es pas fatiguée ? ai-je soupiré, déjà crevée.

- Non non ! Tu m'avais promis ! Hein mamie à Noël on doit aller à la messe de minuit ?

- Ça se fait, en effet. Sinon nous irons demain matin, vous nous rejoindrez, a-t-elle répondu lèvres pincées, à son habitude.

- Nan ! Je veux y aller ce soir ! T'avais promis, t'avais promis !

- T'es bien énervée bichette, je ne suis pas sûre que tu tiendras le coup, en plus il neige et il fait froid, regarde, ai-je ajouté en jetant un petit coup d'œil dehors.

- Si ! Je veux y aller…

Tout le monde me fixait, j'étais redevenu le vilain petit canard impie alors j'ai acquiescé, déjà vaincue. En enfilant son manteau de fourrure Suzanne a demandé d'un ton faussement neutre :

- Vous n'allez jamais à l'église, avec la petite ?

- Avec la petite non, mais seule, oui. Très souvent.

- Ah oui ? Et elle est où, pendant ce temps-là ? a-t-elle fait, interloquée.

- A l'école. J'aime me recueillir seule et prier pour Guillaume, le matin. Pas besoin de décorum et de foule pour être croyant, vous savez, ai-je rétorqué sous l'œil ravi de son époux.

Elle a haussé les épaules et nous sommes sortis, Clara trottinait devant nous en ramassant de la neige et les cloches commençaient à résonner, les gens se pressaient vers l'église illuminée. Il faisait froid mais ça m'a fait du bien et m'a un peu dégrisée, surtout que mes pieds ont vite été trempés, dans mes petites chaussures.

A l'entrée j'ai salué brièvement le prêtre qui m'a serré chaleureusement la main, j'étais presque surprise qu'il me reconnaisse, je ne l'avais pas revu depuis plusieurs mois. Il n'était jamais présent à l'église le matin, occupé ailleurs, dans d'autres villages, à d'autres célébrations ou activités. Je me glissais toujours dans le lieu en douce et en ressortait de même, heureuse de cette discrétion.

Mais du coup je me sentais un peu mécréante au milieu de tous ces gens, ces bons catholiques qui allaient à la messe hebdomadairement et je me suis assise au bout du banc avec ma fille sur les genoux, pas fière. Chacun avait sorti ses beaux habits et faisait assaut de prières et de chants d'un air pénétré –ma belle-mère la première- j'avais du mal à reconnaître ce lieu si calme d'habitude, revêtu de ses parures et dorures de Noël.

Tout me semblait faux et je n'arrivais pas à oublier ce premier Noël où Clara trônait dans la crèche, bien emmitouflée et les joues bien rouges, au temps du bonheur. Guillaume était à mes côtés en ce temps-là et une émotion violente m'a traversée, une sorte de désespoir amer. J'avais vécu ce moment magique et n'en avais pas profité, obnubilée par mon angoisse. J'aurais tout donné pour revenir en arrière et me trouver à nouveau à côté de Guillaume, le serrer dans mes bras et me fondre en lui, à jamais.

J'ai enfoui mon nez dans le cou de ma fille pour cacher mes larmes, jusqu'à ce qu'elle se retourne, étonnée : « Pourquoi tu pleures maman ? ». « Pour rien chérie, c'est parce que je pense à ton papa » et elle m'a répondu avec tristesse « Pleure pas maman, je suis là, moi… », ce qui a redoublé mon émotion et ma culpabilité. Je savais qu'elle détestait me voir pleurer à cause de Guillaume, ce père absent qu'elle n'avait presque pas connu et qui ne lui manquait pas, du moins pas consciemment.

Je crois que la messe a été belle, même si je n'en ai rien suivi ou presque, bercée par les chants et un peu abrutie par l'alcool, entièrement prise par le souvenir de Guillaume, dont le manque se faisait cruellement ressentir, jusque dans mon ventre. En voyant les couples communier j'ai pensé que je ne serais peut être plus jamais comme eux, que je ne ferais sans doute plus jamais l'amour et ça m'a fait un mal de chien, malgré l'incongruité de cette pensée dans un tel lieu. Je me suis dit que c'est pour ça que je n'allais plus à la messe, pour éviter les autres, ces couples dont le bonheur affiché me faisait souffrir, moi qui vivais une vie de veuve. C'était également pour éviter ces regards de compassion ou pitié, insupportables, que je n'ai pas bougé, pas communié, malgré mon envie.

Pourtant en sortant Clara s'est blotti contre moi et m'a soufflé :

- C'était super maman, on pourrait aller à l'église le dimanche ?

- Mais ce ne sera pas la même chose ma chérie, il n'y aura pas toutes ces décorations et tous ces chants, tu sais…

- Je pense que ce serait excellent pour cette petite d'y aller régulièrement, a glissé Suzanne d'un air entendu. Nous avons toujours élevé Guillaume dans la foi.

- Oui, on voit que ça l'a sauvé, en effet, ai-je rétorqué, amère.

- Si vous ne souhaitez pas emmener Clara pour pouvons le faire, a-t-elle poursuivi comme si elle n'avait rien entendu, on pourrait venir la chercher le samedi soir ou le dimanche matin, si c'est trop lourd pour vous.

- Non, non, ça ira. Je l'emmènerai, pas de souci, me suis-je entendu dire sur le chemin du retour alors que je frissonnais.

Je n'en avais aucune envie mais ma fierté était la plus forte, jamais je n'aurais voulu reconnaitre la moindre faiblesse devant ma belle-mère. Elle m'a lancé un regard mauvais et j'ai détourné les yeux, la neige a recommencé à tomber sur nous, Clara poussait des cris de joie en sautillant vers la maison, c'était Noël.

A suivre…

 

 

Signaler ce texte