Dis seulement une parole 7
Nathalie Bleger
J'étais un ange
Le jeudi matin je n'avais plus aucune envie d'aller faire le ménage, je me suis levée avec une boule au ventre et la question obsédante de savoir pourquoi j'avais fait une telle proposition. Quand le téléphone a sonné vers 9 heures du matin, je me suis dit que c'était pour ça : éviter le coup de fil quotidien de ma belle-mère, insupportable.
- Allo ? ai-je fait en soupirant.
- Bonjour Marie. Comment allez-vous ce matin ?
- Bien bien, ai-je répondu rapidement d'une voix lasse.
- Vous avez bien dormi ? Vous avez des nouvelles de l'armée ? a-t-elle enchaîné immédiatement.
J'avais eu le malheur de lui dire que j'avais été avertie avant elle, la semaine précédente, depuis elle appelait chaque matin, à la même heure.
- Non. Rien. Ça peut prendre du temps, vous savez. Je vous appellerai si j'ai des nouvelles, promis.
- Ils devraient quand même rappeler, ils ont dû faire les analyses nécessaires, maintenant, a-t-elle insisté d'un ton de reproche, comme si c'était de ma faute.
- C'est sans doute compliqué. Enfin, pas de nouvelles, bonnes nouvelles, pas vrai ? ai-je ajouté pour meubler, pressée d'en finir.
- Je ne crois pas qu'on puisse dire ça, non. Pas quand on trouve des cadavres dans le désert. Je n'en dors plus, vous savez. Toutes les nuits je vois des membres déchiquetés, des médecins qui m'annoncent la mort de mon fils, c'est insupportable. Insupportable.
- Pour moi aussi, mais il faut bien vivre, non ? ai-je rétorqué d'un air faussement léger. Excusez-moi, je dois y aller, je vais être en retard.
- Vous allez où ? a-t-elle interrogé d'un ton soupçonneux.
- Travailler. J'ai trouvé un petit job, quelques heures par semaine.
Au silence au bout du fil j'ai compris qu'elle était estomaquée, j'ai attendu sa riposte avec agacement.
- Sans en parler à Guillaume ? Et Clara ?
- J'en aurais bien parlé à Guillaume si j'avais pu, Suzanne, n'en doutez pas. Et c'est pendant que Clara est à l'école, donc ça ne la gêne pas.
- Vraiment ? Et vous faites quoi ?
- Du ménage, du repassage. Un peu de classement.
- Vous, vous faites du ménage ? a-t-elle repris, surprise.
J'ai décidé de passer outre le gros sous-entendu « Incroyable que vous fassiez du ménage, c'est le gourbi chez vous » et j'ai lancé avec légèreté :
- Oui. A l'église. J'imagine que vous n'êtes pas contre ?
- Je… euh… A l'église ? Vous faites ce que vous voulez, évidemment, mais…
- Oui, merci. J'y vais. Ne vous inquiétez pas si je ne réponds pas à l'avenir, c'est que je serai sortie. Au revoir, Suzanne, ai-je conclu en raccrochant.
Non mais pour qui elle me prenait, cette vieille bique ? Cet appel m'avait ragaillardie, juste parce que je lui avais raccroché au nez. Bien fait. J'ai enfilé un vieux pull en coton et un jean usé et soudain je me suis sentie plus jeune, plus libre. Après tout j'en avais marre de me laisser faire et de me lamenter près du téléphone, il était temps que je reprenne ma vie en main. Ce boulot ne serait qu'une étape, beaucoup de femmes travaillaient, pourquoi pas moi ?
J'ai traversé la place d'un pas décidé, sonnant vigoureusement à la porte de la sacristie. La tête du prêtre est apparue dans l'entrebâillement, il semblait perplexe :
- Vous avez bien réfléchi ?
- Ben oui, pourquoi ? Vous avez besoin d'une femme de ménage et moi j'ai besoin de travailler, donc c'est parfait.
- D'accord, a-t-il fait en ouvrant la porte et en s'écartant pour me laisser passer. Je vais vous faire visiter. Il n'y a que trois pièces ici, mais il y a pas mal de poussière accumulée, les meubles sont vieillots et il y a beaucoup de tapis. Et beaucoup de livres aussi, mais je ne vous demande pas de les épousseter à chaque fois. Faites comme vous pouvez. Le balai et l'aspirateur sont rangés dans ce placard, ici, et les produits sont là. Vous me direz si vous en voulez d'autres.
Je le suivais de pièce en pièce en acquiesçant, un peu intimidée par l'aspect religieux de l'endroit, inquiète de faire un faux pas.
- La personne précédente passait tous les jours ?
- Oh non, non. Trois fois par semaine parce qu'elle nettoyait aussi le presbytère, mais je ne vous en demande pas autant.
- Ah bon, pourquoi ?
- Je ne sais pas, a-t-il fait en se retournant et en me fixant avec gêne. C'est chez moi, c'est moins important et je suppose que vous avez autre chose à faire.
- Pas vraiment, non. Trois fois par semaine ça me va très bien, à condition que je puisse rester chez moi le mercredi, ai-je répondu avec légèreté.
- Bien sûr, a-t-il répondu précipitamment.
Nous avons fait le tour de la sacristie puis de l'église – « Il suffit de donner un bon coup de balai le vendredi, avant la messe »- je n'avais aucune vraie idée du temps que ça me prendrait mais j'étais heureuse de me sentir utile, même si je ne ferais pas fortune avec la somme qu'il m'avait annoncée. Pour l'instant le Ministère continuait à me verser le traitement intégral de mon mari, je n'étais pas dans le besoin. Je craignais un peu l'avenir sans vraiment me l'avouer – ça aurait été envisager sérieusement sa mort, ce que je me refusais à faire. Je considérais ce job comme un salaire d'appoint, une manière de me changer les idées. Une aventure peut être aussi, d'une certaine manière.
J'étais un peu étonnée par la gêne du jeune curé, qui semblait avoir perdu de sa superbe. Était-ce à cause de l'état des lieux ou parce qu'il se rendait compte qu'il m'exploitait ? De près son visage lisse et un peu poupin présentait de petites rides au coin des yeux et sa bouche tombait un peu, signe d'insatisfaction.
- Vous voulez voir le presbytère aussi ? a-t-il demandé avec réticence.
- Si je dois le nettoyer, oui, j'aimerais autant. Et comment on va faire pour les clés ?
- Je vais vous donner le jeu de Thérèse, tout y est. Bien entendu je vous fais confiance, a-t-il murmuré d'un ton démontrant le contraire.
- Bien sûr. Il y a des objets de valeur ?
- Pas réellement, non, sauf si on adore les objets sacrés. Il y avait une relique de Saint Grégoire par le passé, mais elle est à la Cathédrale de Reims maintenant.
Nous avons traversé la rue pour nous rendre au presbytère, petite maison en briques très simple, entourée d'un joli jardin. Ça me faisait bizarre de marcher à ses côtés, j'ai détourné les yeux quand nous avons croisé une dame du village, qu'il a saluée très simplement. En entrant avec lui je me suis sentie rougir, sans raison, et je ne quittais pas le sol des yeux.
L'entrée était simple, une petite pièce donnant sur un vieil escalier, avec un tapis hors d'âge effrangé, un porte manteau trop chargé et quelques plantes desséchées.
- Vous verrez, tout est très ancien, je crois que ça date du 18ème mais je n'en suis pas sûr, a-t-il dit en me précédant dans la cuisine.
La cuisine elle aussi était carrelée -un carrelage antique pas entretenu- et remplie d'un vieux mobilier qui n'aurait pas déparé dans une ferme, un poêle ancestral, une immense table en chêne et quelques chaises vieillottes. Je n'ai rien dit mais il s'est empressé de remettre les chaises à leur place et passer sous l'eau les verres qui séchaient sur l'égouttoir, visiblement mal à l'aise. Un christ en bronze souffrait sur sa croix au-dessus de la porte, un brin de feuillage séchant sous ses pieds.
« C'est très rustique… » a-t-il marmonné et j'ai souri malgré moi.
- Oui, ça a du charme, ai-je repris en me penchant par la fenêtre pour admirer le jardin.
Au-delà du petit jardin on apercevait le bois et la campagne, pas de route ni de maison, j'avais l'impression d'avoir changé d'époque. On aurait pu être trois cents ans plus tôt, le paysage aurait été le même. J'ai regardé ma montre, à cette allure-là je ne pourrais pas commencer aujourd'hui, je me demandais pourquoi il perdait tant de temps à me faire visiter. Je n'avais pas l'intention d'acheter, alors pourquoi tout ce cirque ?
- A côté il y a la salle à manger, dans le même style. Le canapé est presque hors d'usage, on sent les ressorts en dessous du velours, vous verrez. Mais je ne l'utilise presque jamais, a-t-il ajouté précipitamment, comme si l'utiliser avait été un péché.
En effet tout était rustique là aussi, de vieux meubles campagnards en bois foncés, sans doute peu confortables et bourrés d'acariens. Deux plantes en fin de vie perdaient leurs feuilles dans un coin de la pièce, mon nez a commencé à me chatouiller. Je n'étais pas allergique d'habitude mais une odeur âcre de poussière et d'humidité m'avait pris à la gorge, je ne pus m'empêcher de tousser. Le curé prit l'air désolé de m'infliger tant d'antiquailles et de désolation –le plaid sur le canapé tenait tout seul à force de saleté- je parvins à esquisser un sourire encourageant, presque léger.
- Si des choses vous paraissent en trop mauvais état, vous pouvez les jeter. Thérèse avait trop mal au dos pour s'y attaquer, mais n'hésitez pas.
Un instant je me suis demandé si ce n'était pas un péché mortel de bazarder des objets d'un presbytère, mais après tout aucun n'était consacré, à part les tableaux religieux et les crucifix accrochés dans chaque pièce. Je me suis souvenue que j'avais une espèce de couverture donnée par Suzanne dans ma penderie, dont les couleurs juraient avec le mobilier moderne de mon salon, elle serait parfaite pour le canapé. Je me suis aussi demandé si je pouvais bazarder les immondes fauteuils au velours râpé mais ça aurait fait trop.
Après tout je n'étais pas chez moi, je ne le serais jamais, heureusement. J'avais toujours eu horreur du style rustique et Guillaume me suivait dans mes choix, par chance. Je tenais à vivre à la campagne comme à la ville, tout était neuf et rutilant chez nous, trop pour ma belle-mère d'ailleurs. Ici l'indispensable croix trônait au mur mais la pièce paraissait inhabitée, même la télé était recouverte d'un drap blanc un peu sale.
- Bon, il ne reste plus que deux chambres en haut et une petite salle de bain, vous voulez qu'on monte ? a-t-il demandé avec une légère hésitation.
J'ai haussé les épaules, mal à l'aise, il a soupiré puis a murmuré d'un ton lugubre :
- Allons-y, tant qu'on y est.
Je l'ai suivi dans les escaliers qui craquaient, la tête vide. C'était le même topo en haut, sa chambre avait tout d'une cellule de moine j'en avais vu une en visitant un monastère, en Bretagne. Bien sûr la bible était ouverte sur la minuscule table de nuit, le couvre-lit tenait lui aussi en place grâce à une bonne épaisseur de poussière, j'ai ressenti un peu pitié. Dépouillement voulait-il dire ascétisme, voire saleté ? Etait-on plus saint en se forçant à mal vivre ?
Je sentais qu'il parcourait la pièce des yeux, peut être à la recherche de quelque chose qui aurait cloché, j'ai préféré ne pas me poser de question. C'était étrange d'être seule dans la chambre d'un homme mais il était prêtre et moi mariée, je ne voulais pas me faire des idées. Il flottait ici aussi un parfum un peu vieillot, mélange de lavande hors d'âge et d'encaustique. L'inévitable Christ en croix se tenait au-dessus de son lit, faisant face à un petit bureau d'écolier rempli de feuilles manuscrites. Des brouillons de sermon ? Je n'osai m'approcher pour vérifier et nous quittâmes la pièce.
La salle de bains était glaciale, l'émail ébréché et terni, il m'a expliqué comment fermer les robinets pour qu'ils ne fuient pas, des antiquités eux aussi.
- Vous n'êtes pas trop désespérée ? a-t-il lancé enfin devant ma mine déconfite, et j'ai ri.
- Non, non, ça va aller. Je ne pourrai pas tout faire d'un coup mais on devrait y arriver. Ca vous plait de vivre ici ? ai-je interrogé sur une impulsion subite.
Il m'a dévisagée, un peu interloqué, puis a fait une petite moue :
- Je n'ai pas le choix vous savez, je prends ce qu'on me donne. L'essentiel est ailleurs, vous ne croyez pas ? a-t-il ajouté d'un ton sentencieux et j'ai su que je l'avais vexé.
- Oui, bien sûr. Bien sûr. Je vais juste encore jeter un œil en bas dans le placard pour voir quels produits il y a, puis je vais m'y mettre pour le temps qui me reste. Qu'est-ce qui est prioritaire ?
- L'église et la sacristie, évidemment, a-t-il répliqué un peu sèchement et j'ai acquiescé, philosophe.
oOo oOo oOo
Les premiers jours furent difficiles, la tâche était bien plus rude que ce que je pensais et je suis rentrée trois jours de suite avec un méchant mal de dos et le moral en berne.
Il faut dire que je me sentais bizarrement décalée dans cet environnement, le premier jour je suis restée longtemps immobile au milieu de la sacristie, ne sachant par où commencer ni quoi faire exactement, un peu sur mes gardes. Je regardais autour de moi comme si je craignais d'être prise en faute, même la statue de Marie me fixait avec circonspection, j'étais une intruse.
Après le départ du Curé je suis restée immobile à observer le vieux balai et le seau en ferraille avec dégoût, démoralisée. J'ai décidé de rentrer chez moi pour prendre mes propres ustensiles, des gants de caoutchouc que je n'utilisais jamais d'ordinaire et un produit à base de javel puis j'ai attaqué bravement le sol crasseux et au bout d'une heure il était un peu plus décati mais à peine moins sale, évidemment. Comme il ne me restait plus qu'une demi-heure avant la sortie de Clara j'ai tout épousseté et passé un peu d'encaustique, ce qui au moins donnait une bonne odeur aux meubles, faute de les avoir totalement nettoyés. Après tout à l'impossible nul n'est tenu, pour mon salaire de misère il ne fallait pas s'attendre à des miracles, me suis-je dit pour me rassurer.
Si le matin suivant je me levai difficilement à cause d'une douleur diffuse dans les reins, en fin de matinée la sacristie était rangée, un bouquet de fleurs trônait au milieu de la table et la nappe avait été lavée et repassée, pas du luxe. J'étais étrangement fière de moi, même si je me sentais toujours aussi peu légitime. Je soulevais chaque objet religieux –dont j'ignorais le nom- avec précaution et un peu de crainte, une peur irrationnelle. J'avais beau me morigéner, je me sentais observée, épiée. Est-ce que Dieu me regardait, du haut de son nuage ? Le moindre bruit me faisait sursauter et lorsque le téléphone a sonné j'ai cru mourir. « Je suis idiote, complètement idiote » ne cessai-je de me répéter, en vain. Je suis repartie à l'heure dite soulagée, autant d'avoir bien travaillé que de quitter les lieux.
Le lendemain c'était le jour de nettoyage du presbytère, nouvelle étape, et pas la moindre. Cette fois ce n'était pas le côté religieux qui me rebutait mais l'aspect intime de la chose. Après tout c'était la maison du prêtre, le lieu où il vivait et dormait tous les jours. Je me souviens avoir traversé la rue en regardant partout autour de moi et avoir hésité avant d'introduire la clé dans la serrure. « Ca me passera avec le temps » me suis-je dit pour me rassurer, après tout c'était le lot de toutes les femmes de ménage de rentrer dans l'intimité des gens, il n'y avait pas de quoi en faire un drame.
La petite maison était totalement calme, là aussi je suis restée sur le pas de la porte un peu intimidée, à l'affût du moindre bruit. « Bon, faut y aller maintenant » ai-je dit à voix haute pour me donner du courage et ma voix a résonné étrangement entre ces vieux murs. J'ai constaté avec soulagement que tout était rangé, rien ne trainait dans la cuisine ni la salle à manger, un bon début.
Alors sans plus réfléchir j'ai enfilé mes gants, avec eux je me sentais plus forte, plus dans le rôle, ils étaient l'accessoire qui faisait de moi une vraie femme de ménage, et j'ai commencé à nettoyer l'évier avec une belle énergie. Peu à peu il reprenait sa couleur initiale et l'émail brillait, une petite victoire. Bien entendu je n'ai pas pu m'empêcher d'ouvrir les placards et même le frigo, par pure curiosité. Comme il fallait s'y attendre il n'y avait que quelques conserves désuètes et des yaourts en pot de verre, à l'ancienne. Même le pain consistait en une belle miche farinée, le type de pain que personne ne mange plus, en ville. Y avait-il un archétype de repas chrétien, forcément frugal et campagnard ? Toute la cuisine respirait le siècle précédent, choix assumé ou subi ?
Je suis passée ensuite rapidement à la salle à manger que j'ai débarrassée de napperons grisâtres et coussins pleins de poussière, ainsi que des deux plantes mourantes. Je décidai de les prendre en pension chez moi pour quelques temps, pour tenter une résurrection, terme qui me fit sourire intérieurement. Là aussi lorsque le téléphone se mit à sonner je fis un bond mais je me repris vite, après tout je ne faisais que travailler. Le prêtre ne m'ayant donné aucune indication je laissais sonner, de toute façon qu'est-ce que j'aurais bien pu répondre à mon interlocuteur ? En un bref instant de panique je me dis que c'était peut être lui qui m'appelait pour vérifier que j'étais bien là, mais c'était si stupide que je finis par hausser les épaules.
Le bureau, dans lequel j'avais pénétré pour la première fois plusieurs années avant, me fit un effet bizarre avec tous ces livres et cahiers entassés, décrépis. Je me rappelai qu'à l'époque déjà il se plaignait de ne pas avoir de femme de ménage, y avait-il une malédiction sur cette fonction ? me demandais-je en m'observant dans le miroir terni et tacheté. Même moi j'avais l'air vieille dans cette glace abîmée, je frissonnai subrepticement.
Le silence me pesait, moi qui avais l'habitude de faire le ménage en écoutant la radio, pour me donner du courage. Mais j'imaginais difficilement les ritournelles des Bananarama ou de Georges Michael dans un tel décor, donc je n'entendais que les bruits mouillés du balai faubert sur le sol, et mes soupirs. J'époussetai les livres des rangées les plus hautes des bibliothèques, jetant parfois un coup d'œil dans certains d'entre eux. Les illustrations sacrées me firent parfois sourire, me rappelant ma première communion et ses images pieuses, parfois frissonner, tant elles étaient macabres.
Au moment de monter dans les chambres du haut je ressentis une fatigue brusque et m'assis au bas de l'escalier, un peu découragée. Heureusement c'était vendredi, je pourrais souffler le lendemain, même si Clara allait à l'école. Ne m'étais-je pas fourvoyée en acceptant de nettoyer aussi le presbytère, n'aurais-je pas dû me contenter de la sacristie et de l'église ? Je doutais soudain, je crois que je ne voulais tout simplement pas monter en haut, par paresse j'imagine.
Après un long soupir douloureux j'ai enfin gravi les escaliers avec mon seau et mon balai, commençant par la chambre d'amis plongée dans le noir. Une odeur âcre de poussière et de moisi y régnait, qui me fit tousser. J'ouvris les fenêtres et les volets et découvris une vue sur le village, dont ma maison et mon jardin, qui me surprit. Je n'imaginais pas qu'on la voyait si bien et cela me dérangea un peu. Comme le temps passait je n'y fis qu'un bref ménage superficiel, me promettant de m'y attaquer une autre fois puis entrai dans la chambre du curé.
Une fois de plus je pensai à une cellule monacale tant la pièce minuscule était dépouillée, un lit, une table de chevet et une armoire. Je jetai un coup d'œil au signet qui marquait une page de la bible posée à côté du lit, il s'agissait d'une épître de Saint Paul, que je lus brièvement sans vraiment la comprendre, les oreilles en feu. Je nettoyai rapidement autour du lit tout en prenant bien garde de ne pas y toucher puis sortis encore plus rapidement, sans raison. Je constatai alors avec soulagement que c'était presque l'heure de la sortie de l'école et rangeai un peu en vrac les divers matériels utilisés avant de me précipiter dehors pour retrouver ma fille, oubliant le linge à repasser.
oOo oOo oOo
Lorsque j'avais parlé de mon nouveau « métier » à Clara le matin même elle avait ouvert de grands yeux : « Tu nettoies la maison de Dieu ? », ce qui m'avait fait rire. Bien entendu elle s'était mise à trépigner en exigeant de m'accompagner au moins une fois pour la visiter, ce que j'avais dû refuser. C'était le petit déjeuner, elle avait de la confiture de fraise sur les joues et nous n'étions pas loin d'être en retard.
- Mais c'est comment, la maison de Jésus ? avait-elle fini par soupirer, en lâchant sa tartine.
- Mais c'est comme ici ma chérie, enfin, en plus vieux. C'est une maison comme une autre, tu sais, lui ai-je répondu en commençant à nettoyer la table.
- Comment, Dieu habite une maison comme la nôtre ?
- Non, Dieu habite au Ciel, c'est le curé qui habite cette maison, et c'est un homme, lui. Bon, dépêche-toi de finir ta tartine et lave-toi les mains, il est déjà moins le quart.
Mais elle restait immobile, sourcils froncés, et a fini par demander :
- Dieu habite au ciel, comme papa ?
- Qui t'a dit que papa était au ciel ?
- Mes copines, à l'école. Il parait qu'ils en ont parlé à la télé, mais nous on n'a pas écouté ce jour-là je pense, a-t-elle conclu, philosophe.
Sur le coup je suis restée souffle court face à elle, une fois de plus étonnée par sa manière de tirer des conclusions à partir de bribes d'informations, et je me suis redit que je devrais lui parler plus souvent de son père. Mais ça devenait si difficile, et j'avais si peu d'informations fiables que je ne savais quoi croire, ni quoi lui dire.
J'avais eu un coup de fil du Ministère la veille, juste au moment de partir travailler. Après avoir failli ne pas répondre, pensant que c'était –encore- ma belle-mère, j'avais décroché sur une impulsion subite et une voix grave m'avait flanqué des frissons :
- Bonjour, je suis Christian Delfosse, je travaille pour le CRIC, nous avons des informations à vous donner à la suite de l'autopsie des corps retrouvés dans le désert.
- Oui, je vous écoute, avais-je réussi à articuler difficilement, le souffle court, les jambes coupées. Vous l'avez retrouvé ?
- Pas à proprement parler, non. Nous avons identifié les corps des hommes trouvés dans le désert, il s'agit bien des membres de son équipe pour certains, mais aucun prélèvement ne correspondait au corps de votre mari.
- Ça veut dire quoi ? ai-je croassé en m'agrippant au combiné téléphonique.
- Ça veut dire que nous n'avons aucune certitude d'aucune sorte, madame, je suis navré. Votre époux peut être toujours vivant et en captivité ou alors il peut avoir été tué à un autre endroit, rien n'est sûr.
- Mais vous, vous en pensez quoi ? ai-je tenté, bouleversée.
- Je ne crois rien du tout, madame. Et quand bien même, ça n'aurait pas de valeur. Le commandant du CRIC tient à vous rappeler toute sa sympathie pour…
- Merci, ai-je murmuré en raccrochant sans attendre la suite des civilités.
Je me fichais de la sympathie du Commandant comme celle de la Terre entière, j'aurais juste voulu avoir des certitudes. Quelles qu'elles soient. Tout aurait mieux valu que ça, cette cruelle incertitude, parce que je ne pouvais pas faire mon deuil, passer à autre chose. Je restais à la merci d'un espoir, d'un coup de fil, peut être illusoire.
Je n'avais rien dit à Clara donc l'information lui était revenue filtrée et déformée par ses copains, je me suis sentie fautive. Et là elle me regardait avec ses grands yeux, la joue barbouillée de confiture et je ne savais quoi lui répondre.
- Tes copines disent n'importe quoi, chérie, me suis-je ressaisie en voyant l'heure. On n'a pas retrouvé le corps de ton père, ça veut dire qu'il est peut être vivant.
- Peut-être ? Mais comment on saura ?
- On saura quand on le retrouvera, pas avant. Mort ou vivant, ai-je ajouté pour bien clarifier la situation.
- Mais ça va durer combien de temps ?
- Je ne sais pas, ma chérie. Je ne sais pas. Regarde l'heure, on est déjà en retard. Essuie ta bouche et mets ton manteau, vite. Allez, on y va !
Mon ton pressant l'avait forcé à obéir mais je n'étais pas fière de moi, une fois de plus. J'ai essuyé la confiture sur sa bouche puis elle s'est levée pour chercher son cartable, la vie continuait.
A suivre…
D'un côté la découverte de l'intimité du prêtre et de l'autre l'incertitude : son mari est-il mort, prisonnier quelque part...
· Il y a environ 8 ans ·Louve
Emouvante cette chanson de Michel !
· Il y a environ 8 ans ·Louve
Oui, elle est très belle
· Il y a environ 8 ans ·Nathalie Bleger
Merci de suivre mon histoire :)
· Il y a environ 8 ans ·Nathalie Bleger