Dis seulement une parole 8

Nathalie Bleger

Guillaume a dit "Au revoir, mon Père" au jeune prêtre et j'ai juste balbutié "Au revoir". J'avais déjà un père, ce n'était pas lui. Récit.

Le week-end s'est passé tranquillement, courses au supermarché le samedi et messe puis balade en forêt le dimanche avec Clara, notre petite routine. Ce n'est que le dimanche soir que j'ai commencé à me sentir nerveuse à l'idée de travailler le lendemain, sans raison. Même le sacro-saint épisode d'Urgences ne parvenait pas à retenir mon attention, j'anticipais déjà les diverses difficultés, craignant de trouver un mot un peu sec de mon « employeur » qui me laisserait entendre que je n'avais pas été à la hauteur.

Après un double Martini bien tassé sur le canapé j'ai fini par appeler Cécile alors qu'il était onze heures passées, j'ai tout de suite senti à sa voix que je la réveillais :

- Allo ?

- Cécile, je te dérange ? Excuse-moi, je vais te laisser dormir.

- Hum ? Non, attends, si tu m'appelles à cette heure-ci c'est qu'il se passe quelque chose. Tu as eu des nouvelles de Guillaume ? Ils ont retrouvé son corps ?

- Comment ? Oh non, non, c'est bien moins grave que ça, ai-je balbutié, un peu honteuse.

- Franchement, je ne sais pas comment tu fais pour supporter ça, une telle incertitude. Ça doit être horrible… Je t'admire beaucoup tu sais, a-t-elle ajouté dans un bâillement.

- Oh là là, il n'y a vraiment pas de quoi, je te jure. Si tu savais…

- Si je savais quoi ? Vas-y raconte, a-t-elle repris, soudain alerte.

- Rien, rien. Enfin, je veux dire, je ne suis pas une sainte et je n'ai pas autant de mérite que tu le crois. En fait j'essaie de vivre en oubliant la menace, en faisant comme s'il était en mission, c'est idiot.

- Mais non, mais c'est normal. A quoi ça servirait que tu te tortures ? Arrête de culpabiliser pour tout et rien, Marie, c'est pénible.

- T'as raison. Mais je crois que je m'en veux de vivre loin de lui, de partager des bons moments avec Clara sans lui. Tu comprends ça ?

- Oui, je crois que je comprends ça, a-t-elle fait dans un soupir. Pourquoi tu m'appelais au fait ?

- Ah, euh… Parce que j'arrivais pas à dormir.

- C'est la pleine lune ou quoi ?

- Non, je crois pas. C'est idiot mais… je m'inquiète pour mon nouveau job.

- Ton job de femme de ménage ? Tu rigoles ? T'as peur de quoi ? Que la poussière se mette en grève ?

- Mais non, t'es bête. C'est juste que… je ne me sens pas légitime, pas à ma place dans ce rôle.

- Attends, je comprends pas bien, là. C'est bien toi qui as proposé au curé de faire le ménage, non ?

Soudain j'ai réalisé que mon angoisse était idiote, injustifiée, injustifiable. Je regardais la nuit au dehors, tout était calme, il n'y avait vraiment aucune raison de s'inquiéter. Trop calme, peut être. Pour moi qui avais grandi en ville la tranquillité –voire quasi désolation -des rues le soir était presque inquiétante. Maintenant que j'étais en ligne avec elle, je devais m'expliquer et je ne trouvais plus les mots.

- Oui, c'est vrai, mais je ne réalisais pas ce que c'était je crois. Je me sens vraiment comme une intruse, une mécréante quand je suis dans la sacristie. Je ne suis pas à ma place, tu comprends ?

- Oh là là, qu'est ce que c'est que ce cinéma encore ? Tu crois qu'il faut être sanctifiée pour faire le ménage ? Parfois tu m'inquiètes, Marie, sérieux.

- Oui, je comprends. Parfois je m'inquiète aussi. Autant je sais objectivement que faire le ménage c'est un truc basique, autant je ne me sens pas bien dans ce rôle, je ne sais pas comment t'expliquer…

Un silence s'est installé, j'ai regretté de l'avoir appelée. En plus, je la comprenais, c'est moi que je ne comprenais plus. Quelque chose me dépassait dans cette histoire, sans doute Dieu, me suis-je dit avec amertume.

- Je crois que tu te tortures pour rien, Marie, que tu te fais payer le fait d'être heureuse avec ta fille, loin de Guillaume. Il faut faire attention à ça, ça peut aller très loin.

- Tu me fais peur, là. Tu crois que je devrais voir un psy ?

- Parce que t'as pas envie de faire le ménage ? Non, je ne crois pas que ce soit nécessaire. Peut-être que ça te gonfle tout simplement de faire le ménage, non ? Et du coup tu te cherches des excuses pour arrêter. Si je me souviens bien, t'as jamais vraiment été branchée par ça.

Sur le coup je suis restée sans voix, l'oreille collée au téléphone, les yeux perdus dans l'obscurité, par delà la vitre. C'était si simple et je n'y avais pas pensé !

- Marie, t'es toujours là ?

- Oui, oui. Ça m'ouvre des perspectives, ce que tu me dis là. Oui, c'est possible, après tout.

- Tu n'y avais pas réfléchi ? Mais à la base, pourquoi tu lui as proposé de travailler pour lui ?

- Pourquoi ? Je ne sais plus… Parce que ça me permettait de m'aérer l'esprit, de me changer les idées. C'était une échappatoire, juste après que j'ai appris la disparition de Guillaume, je crois. J'étais un peu paumée. Ça ou autre chose…

- Et… il est sympa avec toi, le jeune curé ? a-t-elle lancé sur un ton faux.

- Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

- Je ne sais pas, moi… il est plutôt mignon et…

- Tu rigoles ? Il est moche comme tout et pas plus sympa que ça, je te jure. Pourquoi tu dis ça ? ai-je répliqué, agacée.

- Parce que je me disais que peut-être tu avais jeté ton dévolu sur lui, comme tu es seule et…

- N'importe quoi ! Je t'interdis de dire ça, tu m'entends ? Je suis mariée et fidèle, je n'aime pas d'autre homme que Guillaume, un point c'est tout. Un curé en plus ! Non mais tu me prends pour qui ?

- Pour personne, Marie, rassure-toi. Ça pourrait arriver que…

- Non. Ça n'arrivera pas. Définitivement pas. Excuse-moi de t'avoir réveillée, je vais te laisser. Bonne nuit Cécile, ai-je conclu en raccrochant.

Et puis quoi encore ? Après avoir zappé en vain je suis partie me coucher, en colère. Je ne comprenais pas que Cécile, ma meilleure amie, ait pu avoir ce genre d'idée en tête, d'autant plus que ça concrétisait ma plus grande peur : qu'on croie que je cherchais à me rapprocher de lui, pour quelque obscure raison sentimentale, juste parce qu'il était jeune. Je craignais le qu'en dira-t-on comme la peste et cette conversation ne m'avait pas rassurée. Comment les gens pouvaient-ils avoir l'esprit aussi tordu ?

Je finis par avaler un somnifère et plongeai dans un sommeil sans rêve.

oOo oOo oOo

Le lendemain je repris mon travail à 8h30, morose. Je m'étais mise dans la mouise toute seule, à moi de m'en sortir. Tout en astiquant la sacristie je cherchais des prétextes pour arrêter rapidement – mal de dos ? autre job ? voyage ? quand un bruit me fit sursauter. C'était le prêtre qui entrait d'un bon pas dans le couloir et s'arrêta net en me voyant, tout aussi surpris que moi :

- Bonjour. Vous êtes déjà là ?

- Ben oui, faut croire, ai-je grimacé, gênée. Ça pose un problème ?

- Non, non. Je venais juste chercher quelque chose, ne bougez pas, fit-il en passant devant moi en coup de vent.

- Merci de faire attention au sol, c'est mouillé.

- Ah, d'accord. Partout ?

- Pratiquement, oui. Si j'avais su, j'aurais pas commencé par ça.

- Il me semble que Thérèse commençait par la poussière, fit-il en fouillant bruyamment dans un tiroir, sans plus me regarder.

Sa manière de crisper la mâchoire me fit comprendre qu'il était énervé et je me remis à frotter avec la serpillière, sans entrain. S'il avait à redire à ma façon de travailler, c'était le bouquet. Évidemment c'était un des inconvénients du job : travailler à domicile, sous l'œil de l'employeur –même si c'étaient de bien grands mots pour pas grand-chose, au final. J'ai jeté un coup d'œil vers lui, il portait un pantalon et un simple col noir, ce qui le rajeunissait et changeait totalement sa silhouette.

- J'espère que vous ne passez pas au presbytère aujourd'hui, j'attends plusieurs visites ce matin. Bon Dieu, où ai-je mis ce ciboire ?

Le blasphème me coupa le souffle et je le regardai, effarée, quand il sembla réaliser sa bourde et se tourna vers moi :

- Désolé, ça m'échappe parfois. J'ai un enterrement cet après-midi à vingt kms et rien n'est prêt, je dois tout transporter à chaque fois. Et avec tous les rendez-vous déjà pris je ne vais pas avoir le temps de revenir ici.

- Je vois, ai-je fait d'un ton compréhensif, ravie de voir qu'il était humain, aussi. Au fait, quand ça sonne ici ou au presbytère, je dois répondre ?

- Au téléphone ? a-t-il fait, estomaqué. Non, non.

Sa réaction prêtait à penser qu'il valait mieux que personne ne sache que j'étais là, ce qui me conforta dans ma paranoïa.

- Enfin, à moins que vous ne puissiez prendre les rendez-vous, mais vous ne connaissez pas mon emploi du temps, ajouta-t-il sur un ton plus conciliant. Thérèse me notait les appels sur un cahier, près du téléphone. Il doit encore y être.

- Je peux le faire aussi, sans souci. Je prendrai une voix plus âgée, si vous voulez.

- Pourquoi ?

- Comme ça. Pour ne pas qu'on croie… Enfin, je plaisante. Rassurez-vous, je ne passe au presbytère qu'en fin de semaine, le vendredi, sauf si vous me dites que vous préférez un autre jour.

- Non, non, c'est bon, affirma-t-il en fouillant nerveusement dans un autre tiroir. Et les vêtements, vous les prenez quand ?

- Pardon ?

- Pour le repassage. C'était prévu aussi, non ?

- Ah oui, c'est vrai. Excusez-moi, je crois que j'ai oublié la semaine dernière, ai-je fait en grimaçant tout en m'appuyant sur mon balai – attitude dans laquelle je devais être particulièrement à mon avantage. Je les prendrai le vendredi, quand je passerai au presbytère, comme ça je les ferai avec les miens, le samedi matin. Vous les laisserez où ?

- Je les laissais toujours dans le panier à linge, avec Thérèse. Mais je crois que c'est elle qui les lavait, fit-il d'un ton gêné.

Soudain il paraissait très jeune, comme pris en faute. Je réprimai un sourire puis répondis :

- Je peux les laver avec les miens, ça ne me pose pas de problème. Ça me rappellera quand Guillaume était là…

Il tiqua et se retourna d'un geste vers moi :

- Oui, bon, mais rassurez-vous, il n'y a que mon linge de ville, les soutanes je les donne au pressing, c'est trop compliqué sinon.

- D'accord.

Chaque tiroir et chaque armoire était mis à sac consciencieusement l'un après l'autre, je le découvrais nerveux et irritable, bien loin de l'image lisse qu'il donnait à la messe. Moi je continuais à récurer le sol tout en essayant d'éviter ses pieds, ce qui l'agaçait encore davantage, je le sentais.

- Ah, ça y est, je l'ai trouvé ! a-t-il dit d'un coup en agitant une sorte de vase. Ouf, je peux y aller. Tout va bien, sinon ?

- Oui, oui. Mais c'est plutôt moi qui devrais poser la question. Vous êtes satisfait ?

- Du ménage ? a-t-il demandé comme si c'était une question incongrue. Oui, oui. J'avoue je n'y prête pas trop attention, alors ne vous fatiguez pas pour rien, c'est inutile.

En deux pas il était dehors et moi je me cramponnais à mon balai, déçue. Tout ça pour ça ? Je continuai en grommelant, avec l'impression de me faire avoir, quelque part.

oOo oOo oOo

Le vendredi je suis retournée au presbytère en espérant ne pas le croiser et il n'était heureusement pas là, malgré l'horaire matinal. J'ai commencé par aérer et faire le tour des pièces, le soleil matinal était doux, une belle journée s'annonçait. En parcourant la maison je me suis aperçue avec déplaisir que rien n'était rangé, la vaisselle trainait dans l'évier et des vêtements se trouvaient dispersés par terre dans la chambre, une vraie chambre d'ado. Ça ne cadrait guère avec l'image que je me faisais de lui, mais finalement ce n'était guère étonnant de la part de quelqu'un qui vivait seul, il avait simplement dû oublier mon passage. Moi-même je me disais souvent que si je n'avais pas eu Clara pour structurer mes journées et ma vie j'aurais pu vivre dans un beau bordel, malgré mon âge.

Après avoir nettoyé consciencieusement la cuisine et la salle à manger- que j'avais soulagée de pas mal de vieilleries sans qu'il ait fait le moindre commentaire- c'est en sueur que je suis arrivée en haut, dans la chambre d'amis. Ça faisait peu de temps que j'étais là mais j'avais déjà mes petites habitudes, un ordre établi que je respectais car il me permettait de bosser sans réfléchir, mécaniquement. Ce matin-là tous les oiseaux chantaient dehors, j'ai respiré une bouffée d'air parfumé venant de l'arbre devant la fenêtre, couvert de fleurs blanches. Finalement j'appréciais l'austérité des lieux, qui me permettait d'aller vite tout en pensant à autre chose.

J'avais apporté mon walkman, qui me donnait de l'entrain au son de Police ou Tears for Fears, en toute discrétion. C'est avec un petit soupir et un léger mal de dos que je suis entrée dans sa chambre, dernière étape de mon ménage. Comme d'habitude j'ai retourné son missel pour voir ce qu'il lisait, et j'ai découvert avec amusement une biographie de l'Abbé Pierre sur sa table de nuit. Tiens, notre curé de campagne se prendrait-il lui aussi pour un saint ? Je savais qu'il avait de multiples activités sociales et de charité mais je me demandai ce qui l'intéressait tellement dans la vie de cet homme, avec un brin de scepticisme.

Puis j'ai secoué le tapis par la fenêtre et j'ai vu –trop tard- s'envoler un petit morceau de papier, qui est venu s'échouer mollement dans le jardin. « Merde ! » me suis-je exclamée en trottinant dans les escaliers pour aller le rechercher, en priant qu'il ne s'envole pas plus loin car un petit vent d'été soufflait ce matin-là. J'ai frissonné en sortant par une espèce de buanderie froide et humide dans laquelle était entassés des vieilleries, des outils divers et un vélo usagé– pièce qu'il ne m'avait heureusement pas demandé de nettoyer et j'ai couru jusque dans le jardin pour retrouver le papier envolé.

C'est au moment où j'ai poussé un petit cri de joie en ramassant le papier que Mme Lemaire s'est retournée dans la rue qui longeait le jardin et m'a fixée d'un air estomaqué. Autant pour ma discrétion, même si je n'avais aucune raison de rougir. Je l'ai saluée d'un petit geste de la main, salut qu'elle m'a rendu d'un mouvement de tête sec, puis je suis remontée la tête haute, un léger sourire aux lèvres. Après tout cette vieille chipie pouvait bien penser ce qu'elle voulait, ça n'avait pas d'importance.

Arrivée en haut je n'ai pu m'empêcher de déplier le petit papier humidifié par la rosée, il ne comportait que des initiales NP et un numéro de téléphone griffonnés au crayon de papier. Une foule de choses me sont passées par la tête avant que je ne me morigène, ce devait être le numéro d'un bon paroissien, point final.

Avant de repartir j'ai ramassé un pantalon chiffonné et deux chemises laissées en vrac sur la petite chaise, en appréhendant ce que j'allais trouver dans le panier à linge. Ce fut pourtant sans surprise que je ramassai des caleçons et des chaussettes, un pyjama rayé et deux tee-shirts d'un blanc douteux, qu'il devait porter sous sa soutane. J'ai tout pris d'un geste en bloquant ma respiration, heureuse de porter des gants. Même si c'était exactement le même genre de vêtements que Guillaume j'étais un peu rebutée par leur contact. J'ai tout flanqué au fond d'un grand sachet plastique, peu ravie à la perspective d'avoir à nouveau des chemises à repasser et j'ai redescendu les escaliers, bien chargée.

L'épisode de Mme Lemaire ne quittait pas mon esprit et je me suis demandé s'il allait y avoir des conséquences, ou non. En traversant la place du village où se tenait le marché je serrais mon paquet tout contre moi, les yeux au sol, et je suis rentrée tout flanquer dans mon propre panier à linge avant de repartir chercher Clara.

Le soleil brillait haut dans le ciel, j'avais chaud avec mon jean et mon tee-shirt, je me suis promis de prendre une douche en rentrant et passer une robe, la première de l'année.

A suivre…


 

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