Dix ans et des poussières

belthane

Je me réveille en sursaut. L'espace d'un instant j'ignore où je suis, le hurlement d'une sirène me tire de mon sommeil. Suis-je dans mon appartement genevois où les ambulances passent régulièrement en trombe sous les fenêtres? Non, c'est la chambre calme d'un petit deux pièce sur la 7e avenue. Je sais où je suis et je suis en retard. Il est passé 9h et je devrai être au bureau. 

J'embrasse ma compagne encore assoupie, je fais un bref passage par la salle de bain, puis tout en m'acharnant sur mon noeud de cravate j'avale rapidement un peu de nourriture. La 56e Assemblée générale de l'ONU commence à 10h, mais je dois effectuer quelques tâches administrative avant. Bref, je suis bigrement en retard, comme à mon habitude. 

Trop pressé pour y penser je n'allume même pas la radio, j'enfile ma veste de costume et je quitte l'appartement une tartine en main. Je remonte la 7e avenue en direction de la station de métro de la 42e rue, juste en dessous de Time Square. Le ciel est d'un bleu magnifique, le soleil tape déjà. J'avance en mode Power Walk, version new-yorkaise, à la limite de la course. Mimétisme urbain pour se fondre dans la masse. J'aime cette ville, son rythme, son agressivité, sa beauté. Inutile d'être poli, tant que les choses se font. C'est génial et amusant. Alors que je trotte, je suis plongé dans mes pensées, heureux d'être là, de travailler pour les Nations Unies. Tout va bien, l'agitation matinale pulse autour de moi, je ne suis qu'un individu en costume qui s'agite dans la masse matinale. Cependant, à la périphérie de mes perceptions, j'entend une femme parler d'un feu ou quelque chose comme ça. Pourquoi y prêter attention? Et puis je suis à la bourre. Le métro me pose à Grand Central, j'évolue avec célérité dans le labyrinthe de la gare pour sortir au pied du Chrystler Building. Encore 400 mètres et j'arriverai devant la Maison de verre, le siège central des Nations Unies. 

Un homme m'interpèle, il doit avoir une trentaine d'années et porte un costume, il a l'air grave, inquiet. 

There is a fire in the World Trade Center. It looks pretty bad

Trois semaines que je suis à New York, c'est la première fois qu'un type m'aborde de la sorte. J'engrange l'information, je le remercie et poursuis ma route. 

Les Twins, depuis la fenêtre de mon bureau, au 29e étage, si je plaque mon visage contre la vitre, je parviens à voir leurs silhouettes. C'est un rituel que je fais presque tous les matins. Contempler Manhattan et apprécier le fait que j'y vive pour quelques mois, c'est magique, presque un rêve qui se réalise. S'il y a un incendie je serai peut-être en mesure de voir quelque chose. Naïvement j'espère que ce n'est pas trop grave. Dimanche nous devions y monter avec Nicole, mais la faim et la fatigue suite à une longue journée nous en a dissuadé. C'est d'ailleurs le premier bâtiment que je lui ai montré quand nous avons débarqués. Il est impressionnant, depuis le pied de la tour sud on peut se coller contre les armatures et voir les 410 mètres partir vers le ciel. Une perspective vertigineuse. 

J'arrive dans le hall d'entrée, l'agitation est palpable mais je ne la perçoit pas. Je me dirige vers les ascenseurs. Un garde m'en interdit sèchement l'accès. Quand je demande pourquoi il m'indique simplement un des nombreux écrans placé en hauteur dans l'entrée. 

Là c'est le choc, comme pour tout ceux qui découvrent ces images. Un immense panache de fumée noire obscurcit le ciel si beau. J'en reste pantois. Mon cerveau met un certain temps à analyser ou même à accepter l'information. Impossible, incroyable, horrible. Comment? pourquoi? 

Mon esprit reprend possession de mon corps. Je sais ce que je dois faire. Prévenir quelqu'un du bureau que je suis là (la liste des téléphones de tous mes collaborateurs est bien en évidence... au 29e étage). Prévenir Nicole que je vais bien. Prévenir ma famille que je vais bien. Je suis à plus de quatre kilomètre du drame, il n'y a rien à craindre. De toute façon il ne peut rien m'arriver non? 

Les écrans du hall n'ont pas de son. Je m'engouffre au sous-sol vers les salles de conférences. Là il y a des cabine téléphoniques, je préviens ma compagne, qu'elle appèle la Suisse pour les rassurer. Je tombe sur un membre de l'équipe. S'il voit un des supérieurs il les informera de ma présence et inversement. 

Je cherche un endroit où les télévisions ont du son. Près d'un coin café bondé de personnes stupéfiées se trouve un escalier qui remonte vers l'entrée officielle des Nations Unies, à ma grande surprise il n'est pas gardé (ce sera l'unique fois où je pourrai l'emprunter malgré mes badges et autres accréditation). Ici il y a un peu moins de monde, la moquette rouge et l'aspect feutré du lieu invite au silence, mais surtout il y a du son. Nous écoutons, religieusement. CNN repasse la scène du second avion, un cri d'incrédulité se saisit de nous tous. Les ambassadeurs arrivent les uns après les autres, stupéfiés, horrifiés. Le Pentagone est touché, un avion est tombé en Pennsylvanie. C'est presque la panique autour de moi. Un des dernier arrivant m'interpèle: 

"qu'est-ce qui se passe?" 

Allez expliquer ça! 

Le temps que je lui fasse un point de situation il me répond: "elle est où la tour?" Je me retourne pour regarder l'écran, j'ai envie de lui répondre: "là!". Il n'y a rien que de la fumée de la poussière et des papiers qui volent. La tour sud a sombré. C'en est trop pour moi. Même si je parviens à retenir mes larme, une rage sourde, profonde, haineuse me dévore l'âme. Aujourd'hui encore rien n'est parvenu à éteindre complètement  les braises de ce feu intérieur. 

Les images tournent en boucle, l'avion, la fumée, ces silhouettes qui appèlent à l'aide ou qui plongent dans le vide. Les informations sont contradictoires, non-vérifiées. Il ne se passe rien dans ma tête. J'absorbe les images sans pour autant les accepter, je ne suis ni calme, ni paniqué, juste atone du cerveau, je subis. 

Tous les avions de ligne sont sommé d'atterrir, six ne répondent pas. Parmi les cibles potentielles les Nations Unies sont en bonne place. Là j'ai vraiment peur, mais je suis incapable de bouger, comme un animal pris dans les phares d'une voiture; figé dans le présent. 

Finalement l'ONU est évacuée. Nous quittons le bâtiment comme des rats quittent le navire. Je sais que je devrai rester, trouver quelqu'un de mon département. Il y a trop de monde alors je décide de rentrer. 

J'ai chaud, j'enlève ma cravate, ma veste tout en marchant. Une seule pensée m'obsède. La simplicité. L'horrible simplicité de ces attentats. Dès le moment où des terroristes sont prêt à mourir, un avion de ligne se transforme en missile de croisière. Simple, redoutable. 

Lorsque je sonne à la porte, les premiers mots de Nicole sont: "la deuxième tour est tombée." 

Je me réveille bien avant l'heure. La télévision, la radio sont allumées. Je n'en reviens toujours pas. C'est irréel. Mais j'ai décidé d'aller travailler, ne serait-ce que pour prévenir ma supérieure que je vais bien. Le contraste avec la veille est saisissant. La 7e avenue est déserte. Une ambulance passe en trombe. Les passants, les taxis, les vendeurs, les clodos, sont tous absents. Il règne un calme malsain sur la ville. C'est un peu comme si nous étions dans l'oeil du cyclone. La tempête fait rage dans le monde mais ici sur Manhattan il n'y a rien, rien que le silence. Le ciel est toujours d'un bleu cristallin, mais le coeur n'y est pas. Fini le Power Walk, j'avance comme un zombie, hébété, incrédule. Dans le métro je ne compte que deux autres passagers aux regard aussi absent que le mien. Mes pas résonnent dans les couloirs de Grand Central, j'ai le sentiment d'être le seul survivant dans cette mégalopole. Ce calme est oppressant. Aux Nations Unies ne sont présent que ceux qui vivent sur l'île. Directeur, secrétaire, cadre, stagiaire, nous retroussons tous nos manches sans se laisser abattre. 

A midi je sors en quête d'un sandwich. Le vent a tourné, la poussière des ruines remonte vers le nord. L'odeur est infecte. C'est un mélange de pneu brûlés, de cendres et de suie qui me prend à la gorge et m'irrite les yeux. J'ai beau boire, j'ai la bouche sèche, râpeuse. Impossible de me défaire de cette odeur, de ce goût de mort. J'observe le ciel abbatu. C'est le jour d'après, le jour où la poussière s'est imprimée sur mes bronches, mon coeur et mon âme à tout jamais. 

Le 12 septembre 2001 ce fut aussi ma première rencontre impromptue avec Kofi Annan. Mais ça c'est une autre histoire. 

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