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Les agriculteurs avaient lancé le bal. Il y a soixante ans, ils se félicitaient de la PAC dont le principe était de permettre à l'Europe d'atteindre l'autosuffisance agricole. Des millions d'entre eux s'étaient retrouvés sur la paille. La conséquence ne fut alors que migratoire, les paysans venant rejoindre les Sénégalais et les Marocains dans les usines automobiles de Poissy ou de Sochaux et les houillères nordistes ou lorraines. Tâcherons ils furent dans leurs campagnes ; tâcherons ils resteraient dans les banlieues. Une génération plus tard, leurs enfants auraient déjà oublié leur origine rurale ; les plus chanceux intégrant, après des études d'ingénieur agronome, les plus prestigieux des fleurons agroalimentaires, s'imaginant couler des jours heureux jusqu'à la retraite

Les survivants s'étaient d'abord frotté les mains. Beaucoup avaient décuplé la taille de leur cheptel ou de leurs hectares. Les concessionnaires de matériel agricole arboraient un large sourire. C'est à celui qui aurait le plus gros et rutilant tracteur. La drogue fit des ravages. Pas encore l'héroïne qui dévaste aujourd'hui jusqu'aux chefs-lieux de cantons. Celle qui tuait à petit feu les adventices et les insectes au nom de la productivité. On épandait à tout vent des hectolitres d'engrais chimiques. Ils rejoindraient un jour les hôpitaux. L'argent coulait à flot via le Crédit Agricole qui devint, sur le papier et par le jeu des hypothèques, le plus gros propriétaire foncier de l'Hexagone.

Vingt ans plus tard, alors qu'ils avaient pris le terme d'exploitant, ils avaient perdu dans leur immense majorité leur indépendance, devenant les esclaves des coopératives, des chaînes de restauration rapide ou des transformateurs de petits pois carotte en conserve qui leur imposaient des contrats de production. Dickens, Jack London ou Albert Londres auraient pu transposer leurs récits des bas-fonds de Londres à Vouziers, à Pamiers ou à Saint-Thégonnec.

Les salauds, dont les aïeux étaient métayers dans les Bourbonnais ou maraîchers dans le Trégor collaborèrent. Ils nièrent, soutenus par les pouvoirs publics, l'holocauste des abeilles, les conséquences de l'arrachage des haies sur la microfaune ou la pollution des nappes phréatiques. Ils ne comprirent pas pourquoi, la cinquantaine révolue et avec la conviction du devoir accompli, ils furent remerciés. Tout comme l'émigré maghrébin qui tente le retour au bled, certains essayèrent de revenir au pays, bienheureux qu'on ne les chasse pas à coups de chevrotine. Ils étaient devenus trop urbains. Beaucoup rejoignirent définitivement le maquis, prenant des voies sans issues, se jetant sous des trains.

Dans les années 80, leurs lointains cousins commencèrent à faire cramer des pneus devant les centrales d'achat, à déverser du lisier sur le seuil des préfectures et à dévaster les Mac Donald's. Derrière un semblant de solidarité de la profession, la solitude et le célibat minaient les campagnes. Comme on est taiseux, on ne parlait pas des pendus que l'on retrouvait dans les stabulations, accueillis par le meuglement désespéré des vaches laitières qui attendaient, les pis douloureusement gonflés, l'heure de la traite.

On finit par se réconcilier au seuil de la mort dans des cliniques, voisins de chambrée pour crever d'un cancer lié à la malbouffe ou aux engrais phosphatés voire dans des unités psychiatriques. De lointaines parentés, dont les grand-mères avaient eu les pieds dans la bouse, n'en pouvaient plus de torcher leur cul. Elles aussi étaient exsangues.

Les compagnies de CRS et de gardes mobiles, le petit doigt sur la couture, tabassaient à tour des bras les gilets jaunes et les membres des confédérations paysannes qui osaient remettre en doute la doxa de l'aristocratie de la FNSEA. Les larmes n'étaient pas toujours liées aux gaz lacrymogènes. Sous les carapaces, on se souvenait de son enfance et des vacances passées dans la ferme des grands-parents.

Ce matin, les ministres se sont succédé à l'antenne des radios et sur les plateaux de télévision. Ils se félicitaient d'une France conquérante, d'une inflation domptée, des émeutes maîtrisées et d'une courbe de chômage historiquement basse. Suicidez-vous, le peuple est mort.                                                  

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