Dorian ou La Famine
Dorian Leto
Je suis la personne la plus frustrée que cette terre ait porté, sans doute. Comme le disait si bien Amélie, dans sa Biographie de la Faim, c'est une pulsion terrible et jouissive à la fois que la Faim. Elle apparaît tout le temps, d'un seul coup. Elle ronge jusqu'à l'os et est complètement impossible à assouvir : démon de glace et de feu mêlé, ventre d'un enfant qui n'a jamais assez.
J'ai dévoré la musique, en premier lieu. Ma mère me raconte que, lorsqu'elle me posait dans le siège auto, à tout juste six mois, j'y babillais déjà quelques notes. Chanter, c'est se rapprocher du divin. Chanter, c'est donner une forme physique à une âme en furie, bouillonnante à l'intérieur. Chanter ne demande aucune réflexion. Chanter, c'est une manière de penser en soi, c'est le Ça qui s'exprime quand le corps ne le sait plus. Un jour, une amie m'a dit qu'elle détestait ceux qui fermaient les yeux en chantant, qu'elle les trouvait prétentieux. Je n'ai rien répondu, mais je crois qu'elle n'a pas compris le Chant. Le Chant qui dépasse tout le reste, comme une ivresse démentielle, comme une drogue dure, comme un fond permanent parce que vibrer en phase, c'est tellement plus beau que le bruit du monde. Sentir raisonner son soi sous les coups de l'Art, c'est une météorite de chaque seconde. Je suis soprano. Dieu merci, je suis soprano. Monter toujours plus haut, c'est toucher du bout des doigts les étoiles. Les paupières closes, c'est pour que le Chant n'existe plus que par lui-même. La musique, je m'y suis noyée un million de fois. Je n'ai jamais compris les gens qui choisissaient d'écouter les notes s'élever tout doucement. Comment peuvent-ils seulement s'y perdre, au détour d'un chemin et, pendant un instant, jusqu'à ce que la fin de la chanson, inexorable, ne brise les rêves, choisir de rester y vivre ? Car on la sent venir, la fin, inéluctable ; la fin, quand les dernières notes auront raisonné et que le silence tombera, lourd de réalités contenues. Alors on savoure et on craint : l'anxiété pointe son nez quand la jouissance atteint son paroxysme et que l'on n'est plus qu'à quelques instants de la Félicité. Et puis elle est là, finalement, qui clôt, cette fin qui tombe comme le lourd marteau de la Justice, qui creuse un gouffre jusqu'au fond de l'âme. Alors vite, vite, on lance la suivante, pour connaître encore l'ivresse. Cette Faim-là est la meilleure et la pire à la fois. Quand la musique devient nécessaire à chaque instant de la vie, on ne veut même plus prendre le risque de sortir : et si quelqu'un me demandait de lui indiquer son chemin ? Alors il me faudrait mettre pause à mon Etre pour si peu ? La frustration est incroyable. Retrouver mes esprits, achever l'ivresse d'une seconde sur l'autre ? Rester sur sa Faim ?
Je me saoule aux livres. Depuis que je sais lire et jusqu'à jamais. Il y a eu Les Colombes du Roi Soleil, comme première révolution. Moravagine, Les Liaisons Dangereuses, To Kill A Mockingbird, Hygiène de l'Assassin, Notre-Dame de Paris, Les Hauts de Hurlevent sont autant de renversements, de tremblements de terres, d'ouragans qui ont déferlé pour me ravager. Je ne citerai rien de plus : nous serions là dans trois jours encore. N'évoquons surtout pas la poésie. Les histoires, c'est une faim sans fin. Je n'oserais énumérer le nombre de nuits interminables, cachées sous la couverture avec une lampe de poche ou en tailleur dans la salle de bain prétextant un besoin pressant et prolongé, parce que je ne pouvais pas, que j'étais viscéralement incapable de sortir d'un monde tellement plus passionnant que le mien. Si j'avais dû poser l'ouvrage, ç'eut été un autre vide sans fond. La Faim est dévorante, en matière d'histoires. Et puis elles n'existaient pas toutes encore. J'ai commencé à écrire celles qui manquaient. Il y a eu Lisa et le chien parlant, tout d'abord. Et puis tout le reste, la déferlante de sujets que je me devais d'aborder, viscéralement. Une source intarissable de jeux, de constructions, de mises en pages. Il s'agissait de remettre en forme toutes les idées s'explosant dans mon esprit. Et me voici. J'ai même développé à la longue la faculté de lire ou écrire et écouter de la musique ou chanter, en même temps. Pour ne laisser aucune miette de temps me voler ces plaisirs. Pour combler le vide qui semble ne jamais vouloir disparaître. Mais vient toujours le moment où l'histoire s'arrête et que le vide revient. Elle n'est jamais assez longue, et moi, j'ai encore Faim.
Je me saoule à l'art en général : le cinéma, la photographie, la peinture, le théâtre, la danse, le dessin. Tout ce qui est esthétique, ce qui parle de l'expression du corps au travers des yeux -pas que, certes. Qu'il s'agisse de passer quatre heures le nez penché sur une feuille jusqu'à en avoir mal à la nuque, afin de produire du sentiment par la création, ou de dépenser d'autres heures à regarder comme un corps peut si bien s'exprimer, ma Faim se réveille. Mais quand l'on crée, il y a toujours ce détail qui ne va pas et tous ces autres qui font tellement mieux ; et quand l'on regarde, alors il y a toujours une fin, ça ne dure jamais assez longtemps. Et ma Faim déteste ça.
Je me suis toujours rendue ivre à l'air. J'aime respirer les grandes goulées d'air froid de l'hiver, qui brûlent la gorge et explose les poumons. J'aime la vitesse, en voiture, les fenêtres grandes ouvertes quelle que soit la saison, parce que je peux sortir ma tête, laisser le vent fouetter mon visage à n'en plus pouvoir ouvrir les yeux et respirer, respirer, respirer. La brûlure qui remplit et qui comble tout, plus que ça : de l'air à avaler, à engloutir et à conserver comme pour une éternelle seconde. Et puis vient le moment où ma mère a froid et que la fenêtre doit être fermée, mon air doit m'être ôté quand j'ai encore Faim.
Je n'aborderai pas la potomanie, Amélie l'a fait mieux que je ne le pourrais. Simplement : l'eau glacée est la meilleure boisson au monde, quand l'on sait l'apprécier.
Parlons donc de la vitesse, de la hauteur, de la chute, de la peur. Les sensations fortes font vivre. L'adrénaline est le plus beau cadeau de l'évolution. Il faudrait pouvoir ne jamais s'arrêter. Les yeux brillants, les cheveux ébouriffés et un sourire rêveur et lointain, comme si rejoindre la terre n'était plus d'actualité : elle est beaucoup trop basse et trop petite. Laissez-moi voler encore un instant et ne plus penser à rien d'autre qu'à la peur démentielle qui m'a saisie pendant la chute ; laissez-moi rester en suspension et savoir que je vais tomber ; laissez-moi m'effondrer à l'infini. Satanée physique : les dimensions infinies n'existent pas à notre échelle. Il y a trop à faire. La Faim me tenaille.
A l'époque où je songeais à tout abandonner, j'ai découvert que lorsque l'on se démenait jusqu'à s'effondrer, l'âme se vidait : tout est psychologique, en matière d'effort physique. Quand la douleur est telle que l'on ne peut plus penser mais qu'il faut encore pousser sur son corps, ce sont les instincts primaires qui se manifestent. La force de la nature animale. Je suis asthmatique, mais je ne m'arrêterais pas avant l'étouffement. La sensation de domestiquer son corps est trop puissante. Peu importe l'activité, il me faut toujours me détruire un peu plus pour me sentir plus forte. Même quand mon corps me lâche, j'ai Faim.
Reste l'esprit : connaître est une jouissance. J'ai soif d'Histoire, de Science, de Philosophie. Il me faut comprendre pourquoi tout est ce qu'il est : c'est que plus l'on en sait, plus on est apte à dévorer, genre de cercle vertueux. Et même si l'accumulation est critiquée, je voudrais avoir dans la tête la bibliothèque de La Belle et la Bête selon Disney. Comprendre, c'est être puissant, c'est maîtriser et soi et le monde. Les livres sont la vie. Et moi j'ai Faim.
Un jour, mon frère m'a annoncé que mon taux de dopamine devait être trop élevé : j'en avais tous les symptômes, des attirances étranges à l'incapacité de rester en place. Peut-être que ma Faim sans borne et perpétuellement insatisfaite vient de là. La Famine est une situation dans laquelle la population d'une zone géographique donnée, ou seulement une partie de cette population, manque de nourriture. C'est la Famine, dans mon Être.