...dans la vie... il n'y a qu'à vivre...

Tristan Loiseau

Il m'a fallu attendre longtemps avant de voir Le mépris de Godard, je veux dire : de le voir vraiment, pas de le regarder sur un écran de télé, aussi grand soit-il, non de le regarder dans un lieu où l'on ne peut que regarder, c'est-à-dire se laisser emmener par un film.J'avais dû le regarder une fois à un Ciné-club, sur la 3, alors que j'étais chez mes parents, lycéen ou étudiant.

Et, il y a quelques années, à l'occasion d'un Festival organisé dans la ville dans laquelle je réside, il a été donné, sur un grand écran, dans un vieux cinéma, démoli depuis. J'étais au bord des larmes (sérieux ! pleurer m'arrive exceptionnellement ; mais là...) pendant la très fameuse deuxième scène (Bardot et Piccoli, dans la pénombre d'une chambre, allongés sur un lit défait, elle - Camille - nue, détaillant les parties de son corps et demandant à son mari - Paul - pour chacune de ces parties, s'il l'aime). La scène s'achève ainsi :

Camille : Donc tu m'aimes totalement…

Paul : Oui, je t'aime totalement, tendrement, tragiquement.

Camille : Moi aussi, Paul.

La musique de Georges Delerue construit la scène au tant que la caméra et les effets de lumière. Comme si l'on ressentait (au lieu de comprendre) la fugacité des sentiments, qui se sont déjà modifiés lorsque l'on en parle. Parler des sentiments, c'est parler d'un passé affectif, dans un présent qui dément les paroles (cela ne veut pas dire que l'on n'aime pas la personne à qui l'on dit qu'on l'aime, mais qu'on l'aime déjà autrement que ce qu'on lui dit).

L'amour est tragique parce qu'il est intellectualisé, plus que simplement vécu. Il est regardé. Le personnage de Paul campe cette situation : regarder l'amour, c'est aussi être spectateur d'une nécessité qu'on n'a pas choisie en pleine conscience (des gestes, des attentions, des maladresses, des engagements, des reniements), mais qu'on doit assumer comme si on l'avait voulue. Il est spectateur et acteur de cet amour qui lui échappe. Comme le temps.

Passer en revue un corps, c'est aussi ne plus regarder l'être aimé, mais en perdre l'unité qui se trouve dans l'émotion. C'est chercher dans sa raison ce qui ne peut y résider.

C'est vraiment beau de manière désespérée. Parce que l'on sent que ce que l'on croit être a déjà fui.

 

Le Mépris s'ouvre sur une phrase d'André Bazin : "le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs "

Godard, à propos de son film : "dans le cinéma comme dans la vie, il n'y a rien de secret, rien à élucider, il n'y a qu'à vivre et à filmer" (Cahiers du cinéma, août 1963)


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