Double

Salis

Lorsque je le vis pour la première fois, c'était un dimanche. Je revenais à pied de chez mon patron et la trouille me tordait encore les tripes. Il pleuvait. Heureusement. Personne ne sort de chez soi un dimanche de pluie, donc personne ne put témoigner de notre rencontre.

Nous nous aperçûmes à peu près au même moment, par ce coup d'œil instinctif que l'on arrache du pavé mouillé pour effleurer un passant. Nous nous arrêtâmes. Puis fîmes quelques pas hésitants l'un vers l'autre. Nous nous observions, discrètement, avec crainte et hésitation, sans oser nous dévisager ; c'est étrange comme la politesse vient s'infiltrer dans des moments qu'aucune situation sociale n'aurait pu prédire. Notre rencontre était au delà de tout ce qu'un homme civilisé pouvait imaginer.

La taille, la bouche, le nez, la tache sombre sous l'œil gauche, la petite mèche sur le front qui frisottait et que je n'arrivais jamais à coiffer : tout était là, à l'exacte ressemblance. Notre similitude était bien supérieure à celle des sosies, forcée par maquillage, accessoires et expressions faciales savamment étudiées. Elle était même supérieure à celle de jumeaux adultes, dont les traits trahissaient les différents mode de vie et caractère. Nous n'avions pas la même coupe de cheveux. Il portait la moustache. Je portais un chapeau. Et pourtant, rien ne pouvait s'opposer au fait que nous étions le portrait l'un de l'autre.

Nous prîmes un café dans le seul pmu ouvert. Nous nous installâmes en terrasse, malgré le temps chagrin, et ce fut moi qui commandai, seul, au comptoir. J'avais insisté pour qu'il en soit ainsi. Je ne voulais pas qu'un quelconque client réfugié de la pluie puisse nous voir ensemble. Une sorte d'instinct me conseillait de garder secrète l'existence de ce double incongru.

Bien sûr, nous avons envisagé faire partie de la même famille, être de ces protagonistes involontaires d'une histoire de séparation à la naissance, d'insémination artificielle frauduleuse, et autre histoires romanesques. Pourtant nous étions nés dans des pays différents, peu de temps après le mariage de nos parents, sans difficulté, avions vu des photos de nos mères enceintes. C'est à ce stade de nos questionnement que nous échangeâmes sur nos téléphones des photos de nos mères, prises lors de réunion familiales, et sans surprise, elles se ressemblaient comme des sœurs. Nos pères, sans se ressembler, étaient les même types d'homme, la même carrure, le même teint, la même mâchoire. Notre ressemblance était, à n'en pas douter, une amusante coïncidence de la nature, la preuve des limites de  l‘imagination de la génétique.

Je n'avais jamais été un homme de société, pourtant, avec lui, la conversation coulait, fluide et facile. Sans aller jusqu'à intimité émotionnelle, la similitude de nos vocabulaires, nos gestuelles et expressions créaient une connivence, une complicité de vieux camarades. Nous en vînmes rapidement à évoquer des sujets personnels.

Il me confia être célibataire après un divorce difficile, nouveau en ville après un déménagement précipité pour un emploi qu'il n'avait pas décroché, et j'étais le premier ami qu'il se faisait. Le récit de cette solitude extrême me confirma dans le projet que j'étais en train d'établir silencieusement. Je lui tapotais la main, lui assurant que ces mauvais jours étaient désormais derrière lui. En effet, j'avais fermement résolu de le tuer.

Ma main droite était encore douloureuse de la lame du massicot pressée sur mes doigts en signe d'avertissement. Mon patron ne plaisantait pas. Je risquais la mort et ma famille aussi. L'incendie avait pourtant été purement accidentel, et profitait surtout au complice que la patron m'avait imposé, mais l'assurance soupçonnait une arnaque, et toute enquête approfondie pouvait remonter jusqu'à lui. J'avais accepté de servir de prête-nom, appréciant l'humour du patron qui avait choisi, pour blanchir son argent, une laverie automatique. Je me disais que c'était une bonne façon de me racheter auprès de lui après le fiasco de la cocaïne à la lessive, et que je pourrais me faire un peu d'argent facile en faisant semblant de travailler - ce qui ne me changeait pas beaucoup de mes précédents emplois, sauf que là je ne risquais pas de me faire renvoyer. Le lieu de travail était fixe, sans danger immédiat, ma femme appréciait de me savoir près de la maison, j'avais du temps pour m'occuper de mon fils, et même si ne nous roulions pas sur l'or, cela nous convenait. J'avais oublié un élément essentiel à ma personne : ma déveine. Je me demandai si mon double opportun en avait hérité aussi. Pour sympathiser ainsi avec son futur meurtrier, c'était probablement le cas.

En l'écoutant me raconter sa vie, j'appris qu'il avait encore des menus travaux de peinture à faire dans son nouvel appartement. Je me proposai immédiatement de l'aider, m'inventant un intérêt pour le bricolage. Le plan se dessina de lui-même dans mon esprit. J'allais venir avec une bâche, soit disant pour protéger le sol, lui tirer une balle dans la poitrine, laissant découvert ce visage qui me ressemblait tant, mettre le cadavre dans ma voiture, et les pousser dans le fleuve voisin. Je passerai pour mort, je fuirai à l'étranger quelques temps, je me rebâtirai une vie puis reviendrai chercher ma femme et mon fils. Je ne tenterai pas une seconde de maquiller cet assassinat en suicide. Si l'enquête sur cette mort pouvait faire accuser ce connard de patron, ce serait la cerise sur le gâteau, et une garantie supplémentaire de ma sécurité

Nous avions convenu d'un rendez-vous dès le lendemain. Le gars avait du temps libre, et depuis que je devais jouer les entrepreneurs ruinés, moi aussi. Il habitait au troisième étage sans ascenseur d'un immeuble miteux dans un quartier déserté par les commerces. Je ne pris même pas la peine de me cacher. Les voisins me prendraient pour mon double, charriant bâche et pot de peinture, ce qui n'a rien d'extravagant pour un nouveau locataire.

Son appartement était petit, glacial, sentait l'humidité et résonnait des écho dérangeants des pièces trop vides. Son ex-femme ne lui avait rien laissé. Il n'avait même pas de chaise. Au moins déployer la bâche fut facile.

Il avait une cafetière posée à même le sol dans ce qui serait la cuisine. Il m'en proposa une tasse avant de commencer, histoire de se réchauffer.  J'acceptai sans trop savoir pourquoi. Je voulais en avoir fini, mais je ne me décidais pas à commencer. Je sentais le métal froid de mon flingue glissé dans la ceinture de mon pantalon, bien caché par ma chemise, qui pressait ma peau alors que je m'assis en tailleur à même le sol, en face de lui. Le café était immonde. La nervosité me gagnait. Sa conversation devenait chiante.

“Je t'envie, tu sais” geignait-il, comme si le café était alcoolisé et le rendait sentimental. “Tu as une femme, tu as un enfant. Tu as une vie. Tu connais pas ta chance. On peut tout perdre du jour au lendemain.”

“Je sais” dis-je en remuant mes phalanges toujours douloureuses. “Et ma vie n'est pas si géniale que ça, je te le garantis.”

“Toujours mieux que la mienne.” marmonna-t-il. Il frissonna.  “Il gèle, ici. J'ai une bouteille de whisky dans le coin. Ça te dit, quelque chose de plus fort ?”

“Pas de refus. mais juste un verre alors.” Je devais garder la main sûre.

Je n'étais pas un tueur, mais j'en avais assisté quelques uns. Je faisais le guet, je nettoyais après eux. J'avais plus d'expérience que le citoyen modèle moyen. Mais il y avait quelques astuces que des vrais tueurs auraient pu m'apprendre.

Tout d'abord, c'était totalement idiot de garder son pistolet caché dans le dos, glissé dans la ceinture, recouvert par une chemise. Même si rien dans le plan laissait supposer un cas d'urgence, ce n'était jamais bon d'avoir besoin de trois secondes entières pour dégainer.

Surtout quand on a déjà les mains occupées. Par une tasse de café, par exemple.

Ensuite, toujours avoir l'œil sur les mains de son adversaire. Même s'il a l'air inoffensif et juste en train de chercher une bouteille de whisky tout au fond du placard de la cuisine.

Enfin, ne jamais sous-estimer quelqu'un qui pourrait vouloir quelque chose que l'on possède.

Le même visage, la même voix, les mêmes attitudes. Peut-être même la même odeur et la même façon de baiser. Je me demande si ma femme s'apercevra de quelque chose, quand il aura pris ma place.

Probablement pas, je songe en le voyant tirer l'objet du placard. On a même exactement les mêmes goûts en matière de flingue.

Et la dernière chose qui me traverse l'esprit avant que la balle me traverse la poitrine, c'est que c'est tout moi, de déployer moi-même une bâche qui recueillera mon propre sang, de m'asseoir en tailleur de mon propre chef, évitant à mon assassin d'avoir à nettoyer les projections sur les murs, et que décidément, quoi que je tente, je me fais toujours doubler.



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