Double je
David Charlier
Je fais mon entrée dans la salle de réunion sous le regard compatissant de mes collègues. Trois mois à échanger les dossiers sordides du SRPJ de Toulouse contre les murs sordides du mouroir dans lequel j'ai accompagné ma mère jusqu'à la fin. Passée une période difficile de deuil, je me sens prêt à regagner les rangs de la police. Comme mon père avant moi, mort en service lors d'un hold-up qui avait mal tourné. Abattu par un jeune jamais identifié. Un sacré héritage. Surtout pour un fils unique.
C'est donc en tout jeune orphelin que je salue l'équipe. Pas le temps de me glisser dans le fond, Richet arrive droit sur moi, la main tendue. Le visage grave, il me fixe dans le blanc des yeux :
— Heureux de vous revoir, Mojec. Toutes mes condoléances.
— Merci commissaire. Reprendre le boulot va m'aider à passer le cap.
— Et vous allez voir, ça démarre fort.
Il se retourne et se place en bout de table pour l'affaire qui secoue la ville depuis un mois. J'en ai suivi les contours dans la presse. Il aurait fallu être sourd et aveugle pour ne pas être au courant. Quatre meurtres d'une sauvagerie inouïe dans les quartiers malfamés de la ville. Que des hommes. Tous fichés pour des problèmes de violence conjugale, de proxénétisme, ou de viols. Des sales types, des vrais. Mais qui ne méritaient peut-être pas leur sort. Richet revient sur les détails du dernier meurtre, non repris dans les journaux.
— La victime, un violeur multirécidiviste, venait de sortir de prison. Il présentait des mutilations sur les organes génitaux, tailladés à coups de scalpels. C'est ce qu'il y a de plus racontable. La psy pense que nous avons affaire à un justicier, qui tue pour réparer des torts.
— Comme s'il était investi d'une mission ? intervient un collègue.
— Exactement. A la fois juge et bourreau. Mais pour ce dernier cas, nous avons enfin un coup de chance. Le suspect que nous cherchons est une suspecte. Elle est passée devant une caméra de surveillance, ajoute-t-il en sortant une feuille d'un dossier, avant de la faire passer de main en main. Ça se passe deux blocs après la scène de crime, sur le parking d'une banque. Un témoin affirme que la femme est la seule à être sortie du chantier de construction où le corps a été retrouvé le lendemain. L'heure correspond, d'après le légiste. Regardez à qui elle semble parler sur cette photo. Certains d'entre vous devraient le reconnaitre.
Le cliché arrive enfin dans mes mains. La femme est de dos. On distingue sa chevelure brune, en cascade sur un manteau de couleur unie, refermé sur une silhouette que l'on devine athlétique. Normal, quand on connait la violence des meurtres. C'est déjà assez surprenant que l'auteur soit une femme. Ses victimes n'étaient pas des enfants de chœur. Malgré le grain grossier de la photo, j'identifie en effet sans peine l'homme dont parle Richet. Je plaque la photo sur la table et le désigne du doigt.
— Osman Rajic. Un proxénète d'origine Bosniaque des quartiers Nord. Plutôt violent avec ses filles quand elles ne ramènent pas assez ou la ramènent un peu trop, justement.
— Exactement Mojec. J'ai vérifié. Plusieurs fois suspecté. Plusieurs procès en correctionnelle, quelques condamnations. Jamais très lourdes. Complaisance des juges ou dossiers incomplets, je ne sais pas. Peut-être est-il protégé.
— Vous pensez qu'il représente quoi pour la suspecte ? Future cible ou complice ?
— C'est ce que vous allez tâcher d'apprendre, Mojec. Puisque vous semblez avoir du mordant pour votre retour, vous allez l'interroger avec Farahia.
Des barres d'immeubles ternes et grises. A la limite du sinistre. Des halls blindés de mômes qui dealent ou bombent le torse pour tenter de gagner en prestance. Pantomime de façade pour oublier l'absence d'avenir et la voie de garage qu'offrent ces quartiers. Comme dans bien d'autres en France, celui-ci est en plein remodelage : démolitions accompagnées de constructions, plus petites et plus colorées. Mais sur un terreau peu fertile, les fruits ne risquent pas d'être plus éclatants. Même si l'arbre a l'air plus vigoureux. La rue, quoi… Celle où j'ai commencé ma carrière, celle où mon vieux a fait la sienne. Jusqu'au dernier jour.
J'aime bien Kader, avec qui je me dirige vers l'immeuble où vit l'officielle de Rajic. C'est un bon flic, sur qui on peut compter. Je ne pouvais pas tomber mieux pour reprendre du service. Je suis allé diner quelquefois chez lui. J'envie sa capacité à cloisonner vie privée et boulot. Passé la porte, Kader le mari et père de trois adorables bambins reprend le dessus sur le lieutenant Farahia. Bien peu ont sa chance d'avoir construit une famille stable et heureuse dans le service. Ce métier est comme un cancer qui finit par nous ronger de l'intérieur.
Sur cette pensée, un frisson me glace. Je viens d'apercevoir Rajic qui traverse le quartier de l'autre côté de la rue.
Je suis sur le point de le désigner à Kader, mais notre oiseau me devance et marque un temps d'arrêt en nous voyant. Foutu radar à flics ! Il ne se passe pas dix secondes avant qu'il fasse faire demi-tour et qu'il s'enfuie. Nous le prenons en chasse directement, nous séparant déjà pour le prendre à revers. Mes vieux réflexes reviennent, je n'ai pas besoin de regarder où va Kader pour refermer la tenaille. A ma grande surprise, ma forme physique est intacte, bien que je n'aie pas fait beaucoup d'efforts ces derniers mois. Je contourne l'immeuble vers lequel se dirigeait le proxénète et me fige en passant le pignon. Kader l'a déjà rejoint et passe un mauvais moment. Rajic vient de le faire tomber et commence à le massacrer à coups de pied. D'instinct, je sors mon Sig Sauer de son étui et le braque sur lui.
— Laisse-le et lève les mains !
Rien à faire, il refuse d'obéir et continue le carnage. Mon collègue sombre dans l'inconscience alors que je retourne mon arme et que je colle un bon coup de crosse dans la tête du Bosniaque. Massif, il finit pourtant par lâcher prise et s'écrouler.
— Salut Osman, dis-je en le relevant avec brusquerie avant de le plaquer contre un mur. J'espère que mon copain n'a rien de grave. Donne-moi juste une excuse pour presser la détente.
Rajic semble vaincu. Je lui passe les menottes et me penche sur Kader, encore dans les vapes. Pas de gros bobos en apparence. Il geint quand je le secoue, c'est plutôt bon signe.
— Vous êtes flics ? tente Rajic. Fallait le dire…
— Prends-moi pour un con, c'est ça !
—Je n'ai rien fait et je peux te jurer que…
— … tu n'as pas la moindre idée de la raison pour laquelle on te serre, tu ne connais aucune fille qui vend ses charmes et tu es un enfant de chœur qui fait du bénévolat dans l'associatif. On connait la chanson, soupiré-je en revenant vers lui. Ce n'est pas ton business qui nous amène, Osman. Regarde cette photo. C'est la gonzesse qui t'a parlé qui nous intéresse. Dis-moi ce que tu sais sur elle.
Il me regarde par alternance avec la photo que je lui tends, pendant de longues secondes où cours desquelles son teint vire au blanc.
— Mais… Je ne comprends pas…
— Tu ne comprends pas quoi ? Tu la connais, oui ou non ? Elle t'a dit quoi ?
Il me regarde avec incrédulité et bredouille quelques jurons.
— Accouche Osman ! Je suis pressé.
— Attends… Je ne sais plus, moi. C'est la première fois que je la voyais dans le quartier. Je vis ici, mais c'est là-bas que je... travaille. Elle m'a demandé ce que je faisais si tard dehors et si je savais où il y avait moyen de s'éclater un peu. Je lui ai filé l'adresse d'une boite de nuit dans le secteur et je me suis tiré.
Je ne masque pas ma déception.
— C'est tout ?
Il me considère sans un mot et prend le temps de répondre. Quelque chose ne me convient pas dans son regard. Tous mes signaux d'alerte interne sont dans le rouge. Notre confrontation silencieuse, aux enjeux mal définis, prend fin avec un gémissement de Kader qui reprend conscience.
— La vache, il m'a pas loupé...
Mon coéquipier se relève péniblement. Je l'aide à s'appuyer contre le mur. Du coin de l'œil, je m'aperçois que ça s'agite autour de nous. Un X5 blanc aux vitres fumées nous dépasse, pour la quatrième fois. Je remarque deux ou trois types qui se regroupent devant le tabac, portable à l'oreille. On est repérés et la meute sent la chair fraiche de flic. On doit s'arracher en abandonnant Rajic.
— Richet va gueuler, murmure Kader pendant que je détache le Bosniaque.
— Tant pis pour cette fois. Je n'ai pas envie que ta femme reçoive ce soir le coup de fil qu'elle redoute. Et au pire, on sait où le trouver, si besoin. Je t'emmène à l'hosto.
Empli de frustration, je me renfrogne en m'installant dans la voiture.
Les contours floutés par les rayons ardents du soleil qui se meurt dans son dos, notre maison ne laisse deviner que sa silhouette imposante. Enfin, ma maison, devrais-je dire maintenant. Je passe le portillon grinçant et marche avec lenteur sur le gravier de l'allée. Attentif au son particulier de mes semelles qui fait crisser les grains, je me replonge dans le passé. Pour ainsi dire, je suis né ici. Sans imaginer un jour que j'en serais le propriétaire.
J'abandonne les clés sur la console de l'entrée et me dirige vers la photo de ma mère qui trône au-dessus de la cheminée du séjour. Sa vie aura été triste, finalement. La mort de mon père aura été plus un soulagement qu'un traumatisme. Je me détourne, traverse le couloir et me déshabille dans la salle de bains. La tendresse, la douceur, ma mère n'y avait pas eu droit, continué-je à penser. Ceci était réservé aux nombreuses conquêtes que mon vieux faisait lors de ses beuveries. Elle, il ne lui restait que les brumes de l'alcool, les coups et les larmes. La veille de mes seize ans, ce hold-up est tombé à pic. Je souris en revoyant la surprise sur le visage de mon père lorsqu'il m'a reconnu, juste avant que je presse la détente. Pour ma mère, le mal était fait. Elle avait pris les hommes en horreur et je ne pouvais être que le digne rejeton de mon paternel. C'est d'abord pour lui faire plaisir que j'ai créé Amanda. Jusqu'à ce que celle-ci absorbe mon double masculin. Avec plus de force encore depuis la mort de maman. Faire revenir Luc Mojec me demande de plus en plus d'efforts. J'en suis conscient. Plus sûre d'elle, plus solide, Amanda me rassure. Nu comme un ver dans ma chambre, je m'approche de la coiffeuse sur laquelle la chevelure brune d'Amanda est posée. Je passe mes doigts entre les mèches : qu'elle est fine et soyeuse. Je ne résiste pas plus longtemps et la dépose avec douceur sur ma tête.
Habillée pour sortir, j'applique un dernier trait de rouge à lèvres et en extrait le surplus sur une serviette. Dans le miroir, j'admire le résultat avec fierté. Maman aurait été fière de moi. Elle avait raison : on ne peut pas faire confiance aux hommes. Dans le travail de mon double, entre viols, meurtres, ou maltraitance, je le vois tous les jours. La mort de maman a été éprouvante. Epuisée par des années de chagrin, malade à cause des coups reçus de son mari et de ses infidélités à répétition, elle a été courageuse mais a perdu le combat. Cela m'a fait prendre conscience qu'il fallait agir pour changer les choses.
J'ouvre le tiroir de la coiffeuse sur une pile de dossiers et en sort le premier. Celui d'Osman Rajic, un proxénète violent qui est toujours passé entre les mailles du filet. Malgré un soin extrême à mes tenues, j'ai l'impression qu'il m'a reconnue cet après-midi, sous les traits du flic. J'ai pensé l'effrayer l'autre soir, mais je me suis trompée. Je lisais l'orgueil dans son regard. Sans Kader et les jeunes du quartier, je l'aurais abattu sur place. Mais pas d'impatience... Je me plante devant la cheminée et souris à la vue de la carte postale que ma mère avait trouvée drôle de m'offrir après une visite dans un musée de la ville. Elle représente une statue bifrons, homme et femme adossés mais si imbriqués l'un dans l'autre qu'ils ne forment qu'un. Je caresse les traits de maman :
— Ne t'inquiète pas, je ne rentrerai pas tard ce soir. Je vais te venger, tu sais… Lui faire avouer le mal qu'il nous a fait. Et le punir. Comme les autres…