Philippe

David Humbert

« Philippe, ça gratte. »

« Bah gratte toi... »

« Non, » elle reprend, « j'entends quelque chose qui gratte, derrière le mur. »

Je me redresse dans le lit et pivote la tête lentement dans l'obscurité.

« C'est dans ta tête que ça gratte » je lui réponds « rendors toi, je me lève de bonne heure demain. »

Je la sens qui tourne et qui vire sous les draps, ça a tendance à me taper sur les nerfs, en plus de me découvrir les pieds. Une demi-heure de plus sans sommeil... Et maintenant elle se met à marmonner.

« Karine, il n'y a aucun bruit, il n'y a rien qui gratte. »

« Forcement, depuis que tu es réveillé, il n'y a plus de bruit . »

« Y'a jamais eu de bruit, c'est toi qui te fais des films... »

Elle allume la lampe de chevet sur sa table de nuit et se tourne vers moi, comme indignée par ma remarque. Elle me regarde sans rien dire, les yeux comme des billes. Je dis, « si ça t'inquiète t'as qu'a aller vérifier. »

« C'est ce que je vais faire, figure toi. Je n'ai pas besoin de toi. » Puis elle se lève du lit et sort lentement de la chambre. « La lumière ! » Je tends le bras pour atteindre le fil de la lampe. Karine est myope comme une taupe et elle n'a pas pris ses lunettes. Elles sont la, entre le reveil et la boite de Lexomil.


Putain 2 h 12.


J'entends ses chaussons claquer contre ses talons. Je mets l'oreiller par-dessus ma tête et c'est mon sang que j'entends cogner dans mes tempes. De toute façon, elle ne va pas me lâcher tant que je ne serai pas allé voir.


Putain 2 h 33.


Karine est dans l'encadrement de la porte de la cuisine, immobile. Je me racle la gorge pour éviter qu'elle ne sursaute puis demande : « Alors ? »

Elle se retourne et répond « bah ça a encore gratté, pas longtemps... Je pense ça vient de la cuisine. »

S'il y a quelque chose dans la cuisine, il n'a pas beaucoup d'endroits ou se cacher. 

La pièce sent encore l'odeur du poisson qu'on a mangé ce soir. 

Je me mets à quatre pattes sur le carrelage froid : rien sous le buffet, rien sous le comptoir.

« Y'a rien » je dis, « On peut retourner se coucher maintenant ? »

« Et derrière le frigo ? » Elle demande.

« Je ne vais pas déplacer le frigo au milieu de la nuit. » Je passe la paume de ma main gauche le long de mon visage, « le rat derrière le frigo chez ma grand-mère ... C'est ça, Karine ? »

« Non, » répond-elle en grimaçant, « ils vont derrière parce que c'est chaud et ils se coincent une patte dans l'espèce de truc en cuivre... Et ils pourrissent. »

« Ah, je comprends, tu pensais à cette histoire et tu t'es mis à imaginer un rat dans notre cuisine. » Je dis en soupirant, « je vais retourner me coucher Karine, il est bientôt trois heures... »

« Je te dis que j'ai entendu gratter, après, oui ça m'a fait penser au rat chez ta

grand-mère... Tu ne me crois jamais de toute façon... » Ses yeux commencent à briller.
« Je ne veux pas être méchant Karine, mais tu pensais qu'on nous avait volé le linge sur le fil dehors pendant la nuit, du linge qui était toujours dans la machine... Et la fois où tu entendais des bestioles dans le faux plafond et c'était ? C'était ?»
« Le chien du voisin du dessus qui marchait sur le parquet » répond elle, les épaules baissées.
« Voilà ! Tu t'imagines des trucs Karine, tout le temps. » Ma glotte remonte puis redescend quand je vois les larmes couler le long de ses joues.
Je dit : « Ok, je vais bouger le frigo, mais après, on va se coucher, d'accord ? »
Elle passe sa manche de pyjama sous son nez, laissant une traînée de cristal sur le tissu et répond : « Merci ».


Une fois le contenu du réfrigérateur vidé, j'attrape cette saleté de frigo américain. Ce truc doit peser cent kilos. 

Je l'enserre entre mes bras et le fait passer doucement d'un pied à l'autre comme on danse une valse. 

Karine donne tout aussi, sa tête vire à l'écarlate. Je décide d'accélérer le mouvement et bande mes muscles le plus possible. 

Je prend une grande inspiration et je compte : « Un...Deux et... Tro...»

« Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhhh !!! » Karine pousse un hurlement qui déchire la nuit. 

D'où je suis placé, je ne peux pas voir derrière le frigo. 

L'adrénaline envahit mon corps. 

Je lâche ma prise et me mets à crier : « Il est où ? Il est où ? » Tout en collant ma tête contre le mur pour essayer de voir. Karine continu de crier « aaaaahhhh !!!! Mon pied ! »

Je baisse la tête et vois son orteil coincé sous le frigo. 

Son visage pâli alors qu'elle essaie de pousser la machine vers l'arrière et que ses mains glissent sur le métal laqué. D'un bond, je pousse aussi et Karine libère son pied. 

Elle s'assoit par terre et confesse : « Je ne me sens pas bien Philippe, je vois des points blancs. » Je lui conseille de ne pas se lever et lui sers un verre d'eau. Le moteur du frigo se met en route et fait entendre cette vibration familière. J'examine le pouce de Karine, je dis : « Ce n'est pas cassé, tu vas sûrement perdre ton ongle par contre. » Le moteur s'arrête et le silence reprend sa place.

C'est à ce moment que j'entends gratter.


Je me relève d'un coup et ferme les yeux pour me concentrer sur le son, oubliant instantanément l'orteil meurtri de ma femme. Ça vient de la gauche... Non, de la droite... mes oreilles me jouent des tours, ou il y a plusieurs bestioles. 

Je m'approche du mur du fond et colle mon oreille contre la peinture verte. 

Les grattements se sont arrêtés. Je tapote contre le mur. Derrière moi, Karine murmure : « Tu fais quoi ? » Je lève mon index et ferme à nouveau les yeux. Karine me tend son verre.
Je dis : « Ça va, je n'ai pas soif. »

Elle répond : « Mais non » elle place le verre contre son oreille « tu entendras
mieux. »
Je positionne le verre entre le mur et mon oreille. Cela reprend : il y a définitivement quelque chose de l'autre côté du mur, juste derrière de la trappe d'accès aux tuyauteries, une plaque qui doit mesurer un mètre de haut sur soixante centimètres de large. 

Elle est maintenue par une quarantaine de vis et se trouve à une vingtaine de centimètres du sol. La peinture verte sur les vis me laisse penser qu'elle n'a jamais été ouverte.


« Ça doit sûrement être un rat »
je dis, « une souris ou un mulot ne gratterai pas comme ca. Pas de quoi s'inquiéter de toute façon, c'est un mur en béton, il a beau gratter, il ne pourra pas passer de ce côté. » 
« T'es sûr ? »
« Bah oui, comment veux tu que... »
Karine m'interrompt : « Je ne sais pas moi, mais y'a pas moyen que je retourne dormir avec un rat dans ma cuisine ! »
« Derrière le mur de ta cuisine... J'appellerai le syndic demain matin. »
Karine est totalement paniquée, je ne suis pas vraiment serein non plus. Elle arpente la pièce en boitant.
Elle dit : « Et si le rat creuse le mur, il gratte bien pour quelque chose ».
« C'est du béton, il peut bien gratter tant qu'il veut ! »
Sur mon téléphone, je cherche des infos.


 D'après Wikipédia :
Les dents des rats n'arrêtent pas de pousser, voilà pourquoi ils ont besoin de ronger constamment, que ce soit du bois ou du plastique, et même d'autres matériaux comme l'aluminium ou le béton
. 


Je dis : « Je vais ouvrir la trappe ! »


Karine, levant les sourcils et écarquillant les yeux s'exclame : « Et si, quand tu enlèves la plaque y'a des centaines de rats qui s'engouffre dans la cuisine ? Mon Dieu ! » Elle chasse des rats invisibles avec les mains en grimaçant. « Ils vont grouiller partout dans l'appartement. Je te préviens, je déménage.»
Je lui réponds que ça va aller. Dans le placard de l'entrée, je prends un tournevis et une lampe de poche. 

Quand je reviens dans la pièce, Karine est debout sur la table, un balai entre les mains, plaqué contre elle.
Torse-nu et en caleçon, je m'accroupis et commence à dévisser. Derrière la plaque cela fait un moment que je n'entends plus gratter. Je m'arrête quand il ne reste que les quatre vis des coins.
Sans me retourner, je tends le bras et demande : « Tu peux me passer le balai ? »
Elle le sert plus près contre son corps et me répond : « Je ne lâche pas le balai, trouve toi autre chose ».
Les grattements reprennent. 

Dans un tiroir, je prends un couteau de cuisine. Je le pose près de la lampe à côté de moi. 

J'enlève les quatre derniers vis et respire profondément. Mon scrotum se contracte. Je tire d'abord le haut de la plaque vers moi, puis la retire complètement. 

J'enlève ensuite le panneau de laine de verre.
Je ramasse le couteau et le serre au creux de ma paume. De l'autre main, j'éclaire lentement le compartiment, prêt à frapper ce qui s'apprête à jaillir des ténèbres avec ma lame de trente centimètres.

C'est vide. 

Pas de rat, pas de crotte de rat. Rien.
J'oriente le faisceau vers les coins : aucun rat n'aurait pu passer.
Je dis : « Il n'y a rien à l'intérieur, c'est vide ».
Karine répond : « Il y a bien quelque chose qui grattait, je ne suis pas folle... T'es sûr qu'il n'y a rien ? »
« Certain, c'est vide. Sûrement les tuyaux qui se dilatent ou un truc du genre. »
Je replace le panneau d'isolant et remets la plaque en place. 
On retourne se coucher. 

Putain 4 h 17.


Étonnement, je retombe vite dans le sommeil. Karine me réveille quelques minutes plus tard en me secouant le bras. 
« Ça gratte encore ».
L'esprit entre sommeil et réveil, je bondis hors du lit en jurant : « Saleté de rat ! Tu ne vas pas nous faire chier toute la nuit ! »
À genoux devant la trappe, j'empoigne le tournevis. 

J'entends la bestiole gratter. 

J'ouvre sèchement la trappe, retire le panneau d'isolant, saisis le couteau et la lampe. C'est vide.
Je crie : « Tu te fous de ma gueule ?! » 
Karine est juste derrière moi, penchée en avant pour regarder dans le compartiment.
Elle dit : « Je ne comprends pas, t'as bien entendu aussi ? »
Je réponds : « J'appellerai la syndic demain matin, ils se démerderont. »
Au moment où je pause la lampe sur le sol Karine se met à hurler : « Le rat est dans la laine de verre ! » Et elle bondi sur la table comme si elle ne venait pas de se faire écraser le gros orteil par un frigo de cent kilos.
Je vois effectivement la forme du rat gigoter à l'intérieur du panneau jaune posé à ma droite. 

Empli d'une rage intense, je saisis le couteau et frappe le panneau de toutes mes forces en criant des insultes.

 Je sers les dents, j'ai l'impression que mes yeux vont sortir de leur orbite tant le sang afflux dans ma tête. Et je continue de frapper, vite et fort. 

Le sang est absorbé par la laine de verre qui commence à partir en morceaux, se mélangeant à des bouts de chair et ce qui ressemble à une petite main de nouveau-né. J'arrête de frapper. 
Je tourne la tête vers Karine. 

Des larmes coulent sur mes joues.
« C'est un bébé taupe... Oh non ! J'ai tué un bébé taupe. »

Du sang coule sur la lame du couteau. 

Du sang coule le long de ma main.

De la sueur coule le long de mon échine.

Je suis là, à genoux devant le cadavre en charpie d'un bébé taupe avec son petit museau et ses petites mains de nourrisson. 

Je n'arrive pas à arrêter de pleurer. Je répète en boucle « J'ai tué un bébé taupe... J'ai tué un bébé taupe... »

À genou, minable, torse-nu et en caleçon, tenant un couteau à la lame couverte de sang. 
Il existe forcément un enfer spécial pour les tueurs de bébé taupe.
Trois coups sourds me sortent de ma torpeur. Bam, bam, bam ! 

Puis trois autres. 

Je pense pendant un instant que c'est la maman taupe qui vient venger son petit, elle va me saisir entre ses griffes et me tirer avec elle dans les entrailles de la terre. 

Cela cogne plus fort maintenant. Je me relève et me dirige vers la porte d'entrée en traînant des pieds. 

Quelqu'un ou quelque chose actionne la poignée qui monte et descend nerveusement. 

M'en remettant à mon destin, j'ouvre le verrou et laisse la porte s'ouvrir. 

C'est le voisin. Son visage se change en un masque d'effroi quand il me voit les yeux bouffis, un couteau ensanglanté dans la main. 

Il recule d'un pas. 

Je prends conscience que mes cris et les bruits des coups l'ont amené, en bon samaritain, à venir voir ce qu'il se passait. 

La minuterie plonge le hall dans l'obscurité alors que je confesse : « J'ai... J'ai tué un bébé taupe... »

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