D'Ouest en Est - chapitre 2

Philippe Esteban

CHAPITRE 2

Dimanche 4 août 1991

Chère Carol,

 Mes nuits se ressemblent à s'y méprendre. Les kilomètres ont-ils si peu d'incidence pour que je m'obstine à ne pas vouloir dormir ? Partout, et même ici, je sens sa présence près de moi. Chaque jour qui passe, il se rapproche. Je le vois d'un peu plus près et son image brouillée devient plus nette encore.

 "Je situe la scène dans mon appartement de la 79ème rue à Manhattan. Imagine le décor, les couleurs chaudes des meubles et des tentures sur le mur, les senteurs ambrées et musquées des arômes que j'ai disséminés un peu partout. Je dors seul dans mon lit. Deux points lumineux, aveuglants sortis directement du néant, viennent éclairer ma chambre, jusque là plongée dans l'obscurité. Du visage de Rush, il ne reste plus que le regard gris. Il porte pour unique vêtement un slip de cuir clouté. Un foulard noir est noué à son poignet gauche. Lentement, il avance. Il porte devant lui un gâteau d'anniversaire sur lequel il a posé une longue bougie. D'un claquement de doigts, la cire prend la forme de son pénis pustuleux. J'essaie de crier, mais ma voix reste prisonnière dans ma gorge. La peur me tétanise. Rush quitte son slip. A la place de ses testicules, il ne reste plus qu'une énorme croûte de sang séché dont les bords suintent encore de pus. Le sang qui n'a pas coagulé coule goutte à goutte sur les lames du parquet. Rush pose le gâteau sur le lit et commence à caresser la bougie jusqu'au moment ultime où le sperme jaillit et recouvre la pâtisserie. Avec son rasoir, encore maculé de sang, il découpe le gâteau en deux parts égales. Il s'approche de moi, si près, que je sens son haleine souillée par le tabac et l'alcool. Au contact de sa main, les confiseries se transforment en une masse de vers grouillants. Soudain, venu de nulle part, des voix rauques et métalliques commencent à entonner : "Happy Birthday to you, Daniel". Rush tente alors de me faire avaler le gâteau par la force. Le sperme coule comme des fils de fromage fondu. Par une pression de ses mains sur ma gorge, il me fait ouvrir la bouche. Le goût de cette nourriture putréfiée envahit mon palais. Je me réveille en sursaut, mon oreiller plaqué contre ma bouche pour étouffer mes cris."

Je constate amèrement que dormir ne me mènera nulle part. Je voudrais que Sebastian se réveille pour que je puisse lui parler, et je le sens épuisé. J'essaie de garder les yeux ouverts, mais le poids de la fatigue devient trop lourd à porter et je m'endors de nouveau...

" Je me retrouve cette fois dans le Bois de Boulogne, toujours en pleine nuit. Je sens Rush roder quelque part. J'entends le crépitement de son pas sur l'herbe mouillée me suivre dans ma fuite. Car je fuis, seul. Rush a vampirisé mes compagnons d'une nuit, les laissant exsangues et livides à terre. Dans un accès de fureur, il arrache de ses dents, la langue de Sebastian et la crache à mes pieds. Il sait que ma solitude m'a rendu plus vulnérable. Je deviens, par conséquent, une proie facile à capturer. La protection de la nuit fond à mesure que des milliers de paires d'yeux changent ce jardin de ténèbres en une gigantesque gerbe de lumière. J'entends, au loin, des échos de musique se fondre dans la nuit, quand, à nouveau, des voix venues de nulle part se mettent à chanter : "Happy Birthday to you, Daniel". Enfin, au détour d'un chemin, Rush apparaît. Son regard gris et la lame de son rasoir luisent dans le bois redevenu sombre. Derrière lui, toutes ses victimes à qui il a transpercé la gorge avec un crochet saillant se balancent comme des pantins désarticulés. Ils rient nerveusement en me regardant. Leurs yeux éteints ressemblent à des crachats glaireux. Je cours en hurlant, attiré par une lumière blanche à l'orée du bois. Là-bas, il fait jour. J'entre dans Paris, tout près de l'esplanade du Trocadéro, quand une voiture de police s'arrête à ma hauteur. La vitre opaque du conducteur descend très lentement et le visage de Rush, barré par un rictus malsain apparaît. Je crie encore. Je cours maintenant à en perdre haleine dans cette ville inconnue. Les passants, les badauds tournent leurs talons à mon passage, puis commencent à former un cercle autour de moi. Dans un éclair, leurs visages se transforment : ils deviennent Rush. Un chœur masculin et viril s'élève au-dessus des bruits assourdissants de la ville pour ne former qu'un unique refrain repris par le monde entier, uni dans cette dédicace : "Happy Birthday to you, Daniel." Cette fois, je me retrouve seul contre tous, prêt à  baisser les bras devant tant de sollicitations. Je sens alors une main froide sur mon épaule. Malgré la peur, je me retourne."

J'ouvre les yeux aussitôt. A mon réveil, le bras de Sebastian enlace mon épaule. Le souffle de sa respiration s’échoue sur ma nuque. Un frisson glacial me traverse le dos. Je me mets à trembler de tout mon corps. Mon cœur bat à tout rompre. Il bat si fort, si vite, qu'un instant, je crains qu'il ne sorte de ma poitrine. La pression du bras de Sebastian me rassure et m'angoisse aussi. Maintenant que le jour s'est installé, je n'ai plus envie de dormir. En me libérant un peu de son étreinte, je peux observer son sommeil paisible. Il m'est pourtant très difficile d'analyser ce que je peux y voir. La lumière crue des lourds rayons du soleil parvient maintenant à s'infiltrer derrière les volets clos. Je dégouline de sueur. La chaleur de cette chambre m'oppresse et l'odeur du tabac froid m'imprègne. Je me sens sale. Sans un bruit, je me dirige vers la salle de bains contiguë à notre chambre. Tout de suite, en me regardant dans le miroir, je suis surpris par la laideur des vilains cernes noirs qui se sont dessinés sous mes yeux. Je me lave les mains avant de goûter aux plaisirs de la douche. Une cascade d'eau tiède se déverse sur moi, caressante, apaisante. Je décide de ne pas me raser tant que je n'aurai pas foulé le sol américain. Simple superstition. Lorsque je retourne dans la chambre, Sébastian s'éveille. Il se prépare en silence.

Midi. Nous remontons à la surface. Guillaume s'affaire devant son ordinateur. Sophie ne s'est pas encore levée. Il nous invite à nous installer sur la terrasse, puis revient quelques minutes avec trois bols de thé au jasmin. Nous restons là à profiter du soleil, sans pour autant nous adresser la moindre parole. Guillaume et Sebastian s'interrogent du regard, échangent quelques sourires. La communication orale n'est désormais plus nécessaire entre eux. Alors que Sophie apparaît sur la terrasse, Guillaume brise le silence et aussitôt  les vieux amis d'enfance se lancent dans une entreprise de retour aux sources. Comme par miracle, le duo magique des années d'adolescence se recréé. Tout s'enchaîne : langages codés, fou rires complices, franche camaraderie. Je me sens vraiment de trop. Au moment de passer à table, mon état empire brusquement. Je résiste malgré tout. En plein cœur du repas, mes forcent m'abandonnent. Mes jambes se raidissent, saisies par les crampes, provoquant une douleur sourde et mesquine. Malgré cela, je m'efforce de ne pas grimacer afin de ne pas attirer l'attention sur moi. En vain. Guillaume, assis juste en face de moi, me regarde étrangement : il a compris. Brusquement, je me lève, à la grande surprise des deux autres convives. La douleur passe, pas l'embarras. Le temps en profite pour faire du zèle : heures ou minutes ? Je ne fais plus la différence...

Seize heures. Un poids terrible quitte mon corps. Nous partons pour Orly. Pascal est venu nous dire au revoir et profite de l'occasion pour nous accompagner à l'aéroport. Sophie, toujours très fatiguée, a préféré retourner s'allonger. Maintenant, tout semble tellement flou autour de moi, que je ne réalise pas que je m'engage sur la dernière ligne droite menant à New York. J'ai tout loisir de regarder l'horrible banlieue parisienne défiler devant moi et je comprends enfin que le but final de mon entreprise s'approche à grand pas. Dès lors, je me concentre sur le seul futur et sur rien d'autre. Je parviens même à trouver un peu d'orgueil et de fierté encore enfouis en moi. Tu vois, Rush, tu ne me gâcheras pas mon rêve comme tu as déjà gâché une partie de ma vie. Je sais encore serrer les poings et crier ma haine. Je vais même prendre le risque de venir te défier sur ton propre territoire. Que le meilleur gagne.

Guillaume nous dépose devant l'aérogare. L'état de santé de Sophie l'inquiète un peu. Il préfère rentrer chez lui, tout en regrettant de ne pas pouvoir s'attarder. Avant de partir, il remet une cassette à Sebastian, sur laquelle il a enregistré un monologue d'une heure et demie. Cette pratique est courante entre eux. Enfin, ils s'embrassent très chaleureusement, trop à mon goût. L'aéroport grouille de monde, noyé sous la vague des voyageurs. Le hall d'attente résonne de cris divers, d'appels au micro, d'annonces de départs, d'arrivées. Déjà, l'affaire se corse. Le guichet de notre compagnie est littéralement pris d'assaut. Il faut jouer des coudes pour se frayer un passage vers les hôtesses. Au bout du compte, deux cartes d'embarquement que je parviens fièrement à arracher au prix d'un bon quart d'heure d'incroyables suées. Première étape. Première victoire.

Il ne reste plus que deux heures avant le décollage. 120 minutes qui résument un an d'absence. Mais au moment de faire enregistrer les bagages j'apprends que l'avion a pris plus de cinq heures de retard. Je ne partirai pas avant 23 heures, au mieux. J'accuse le coup en silence, en me demandant ce que je vais bien pouvoir faire pendant cinq heures. D'abord, passer à l'enregistrement des bagages. La file d'attente ne se disperse pas facilement. Les passagers défilent au compte goutte, un par un, alors que nous restons parqués comme du bétail dans un carré de dix mètres de côté. La cause de ce désordre ? La paranoïa schizoïde de mes compatriotes en cette fin de conflit avec L'Irak. Avant de pouvoir entrer dans l'avion, il est nécessaire de subir un interrogatoire et une fouille serrés de la part de l'impressionnant service de sécurité déployé par American Trans-Air. A présent, le compte à rebours peut enfin se déclencher avant le vrai départ. Pour passer le temps, nous montons sur les terrasses extérieures pour regarder les avions prendre leur envol. Je ne peux m'empêcher de m'extasier devant la puissance développée par les réacteurs. Je peux tout aussi difficilement expliquer la bouffée d'émotion qui m'envahit lorsque l'oiseau d'acier s'élève lourdement du sol pour pointer vers le ciel, défiant toutes les lois de l’apesanteur. Accoudé à la rambarde, je m'enfuis avec eux, quand mes songes s'interrompent brusquement. Des cris d'enfant viennent déchirer l'accalmie momentanée du ballet céleste des avions. L'enfant saigne abondamment au visage. Je quitte aussitôt la terrasse. La vue du sang m'est devenue insupportable depuis que j'ai baigné un jour dans le mien.

Vingt heures. Plus que 180 minutes à moisir ici. 10800 secondes que je n'aurais jamais le courage de compter. J'essaie sans succès d'appeler ma sœur Rachel à North Salem. Je me contente de laisser un message sur le répondeur. Je ne peux rien faire de plus. Elle découvrira sans doute sans doute l'ampleur de mon retard une fois arrivée à Kennedy.

Vingt-trois heures. Enfin, la délivrance. L'heure du départ. Je n'y croyais plus. Je ne l'espérais plus. Je m'en vais. Sanglé à mon siège, dans cet avion qui ne m'inspire aucune confiance, j'attends le décollage, le nez collé au hublot.

L'avion commence à prendre son élan sur la piste. La vitesse me cloue sur place. L'oiseau de fer a quitté la terre. Mon émotion est telle que quelques larmes salées viennent humidifier mes yeux. Pourtant, rien ne coule sur mon visage. Le sanglot reste noué dans ma gorge.

Tout sommeille dans l'avion. Le ronron des réacteurs agit comme un puissant soporifique auquel Sebastian a succombé. A quoi peut-il bien rêver ?  La musique de mon baladeur me berce agréablement, sans pour autant m’endormir. Les yeux mi-clos, je rêve moi aussi. J'imagine des plages blanches, du sable chaud et fin, des notes de musique et des palmiers sur Sunset Boulevard. J'aperçois le désert, de grandes routes rectilignes sur lesquelles personne ne circule. L'avion continue à avaler les kilomètres. Le temps s'accélère et j'approche du but. Nous amorçons maintenant notre descente sur Gander, au Canada. Carol, je jongle avec tant de sentiments contradictoires que je m'en rends presque malade. Fatigué, je m'endors avant mon arrivée à Gander. Du Canada, je ne verrais rien cette fois. L'épuisement s'est avéré plus fort que moi, mais je suis bien éveillé lorsque nous nous immobilisons sur le sol américain, à New York. J'ai retrouvé ma terre.

Souvenirs... Les mêmes endroits. Les mêmes sensations. La gorge qui se noue encore un peu plus, mais pas pour les mêmes raisons. Je partais en plein cauchemar l'an dernier. Je reviens aujourd'hui pour me retrouver, dans ce pays qui m'a à la fois donné le jour et ôté une partie de ma vie. Pour toutes ces raisons, Carol, et pour bien d'autres encore, pour tous ceux que j'ai laissés en cours de route, je ne pleurerai pas. De ce côté de l'Atlantique, le jour ne va pas tarder à se lever. Nous avons quitté Paris à 23 heures dimanche, et il n'est qu'une heure du matin ce lundi à New York.  La file d'attente s'est dispersée. Chacun part à la recherche de ses bagages avant de passer à la douane. L'examen des valises est rapide, car les douaniers sont plus occupés à se raconter des histoires de cul qu'à songer à jeter un coup d'œil sur les bagages suspects. Et là... La grande salle dans laquelle j'avais laissé mes parents. Bondée il y a un an, quasiment déserte cette nuit. Ils ne sont pas là pour m'accueillir. A l'heure actuelle, ils sont en Europe, comme chaque année à la même période. Je croise alors le regard de ma sœur aînée Rachel. Elle s'avance vers moi d'un pas lent, le visage sombre. Elle m'embrasse du bout des lèvres, serre maladroitement la main de Sebastian, puis de sa voix plate et monocorde, me demande si j'ai fait bon voyage. Rachel récupère les dernières valises que je dois faire transférer dans mon appartement de New York. Elle m'apprend que je dois aussi contacter le directeur du lycée dans lequel je vais enseigner l'Histoire le semestre prochain. Rachel ne peut plus attendre. Il lui reste deux bonnes heures de route pour rejoindre Ossining, où elle habite,  et il est déjà très tard. Comme elle me le fait remarquer, elle va devoir aller travailler dans quelques heures... elle. Je n'arrive pas à être choqué par cet accueil plutôt désinvolte. Hormis le sang qui coule dans nos veines, nous n'avons absolument rien en commun. J'avais demandé à ce qu'il n'y ait aucune effusion à mon arrivée, mes proches ont tenu parole ! Je raccompagne Rachel jusqu'à sa voiture. Je lui annonce que je serai de retour dans trois semaines et que je ne resterai que quelques jours à North Salem avant de revenir à  New York. Elle me répond par un haussement d'épaules. "Trois semaines de plus ou de moins, nous n'en sommes plus à çà près. Au fait, je n’aime pas du tout ton copain Sebastian, il a l’air faux. Je te conseille de t’en méfier.», ajoute t-elle dans un dernier sourire narquois, tout en démarrant la voiture. Je lis de l'incrédulité dans le regard de Sebastian quand je lui rapporte les paroles de Rachel. Carol, devant moi, New York commence à se réveiller. Je te livre les mots comme ils viennent, alors que je suis assis dans la salle réservée aux passagers en transit. L'aventure commence. L'Ouest m'attend. Anecdote: Sebastian me fait remarquer que Paula Abdul chante "Rush, Rush" à la radio, mais je m'en fous. Ce matin, je suis plus fort que cette chanson. Je suis heureux. Je suis de retour. Désormais, plus rien d'autre ne compte pour moi.      

  • Philippe,
    Ton écriture intérieure, profonde me fascine toujours autant... j'adore ta façon de faire naître le suspens d'un chaos intérieur... Quelle violence, j'ai failli vomir en lisant le 1er cauchemar de ton personnage... Lire, vomir, le contraire de subir et sourire... merci à toi de me secouer et de m'entraîner où je ne serais pas allé sans toi...

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Dsj 3 orig

    denis-saint-jean

  • super

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Cover ok orig

    Remi Campana

Signaler ce texte