D'Ouest en Est - Chapitre 21
Philippe Esteban
CHAPITRE 21
Samedi 31 Août 1991
Chère Carol,
La sonnerie du téléphone m’a réveillé en début d’après-midi. Il y avait bien longtemps que je n’avais pas aussi bien dormi. J’ouvrais les yeux sans angoisse, léger et libre. Je marchais jusqu’au combiné, et je décrochais à la sixième ou septième sonnerie.
« Allô! ? Daniel ? »
« Oui, lui-même »
« Heu… Bonjour… C’est Sebastian. »
« Je t’avais reconnu. Tu vas bien ? »
Le ton de ma voix était sec, détaché. Je voulais annoncer la couleur tout de suite. Par ma froideur, je souhaitais que Sebastian comprenne que je ne lui avais pas pardonné ce qui s’était passé à San Francisco. Le sentiment de trahison était toujours là, bien réel.
« Heu… oui, ça va merci. Je suis à Beacon. »
« Tu es déjà rentré de Floride ? »
« Oui, je ne suis resté que deux jours. Je m’ennuyais un peu là-bas, et puis la ville n’était pas terrible. J’étais encerclé par les vieux, l’hôtel que j’avais réservé n’était pas génial. Je manquais de fric… Au fait, encore merci pour les $250 que tu m’as donnés. Pour être honnête, j’en avais marre d'être seul. »
Sebastian essayait de jouer la carte de l’humour, mais ça me laissait froid. Sa réponse ne me surprenait pas. Sebastian, faisait partie de ces gens qui détestent la solitude. Il avait ce coté agaçant de vouloir tout diriger et régenter, bien que paradoxalement, il aime aussi être assisté. Tout ce qui allait à l’encontre de son confort personnel devait entre éliminé. Il aurait pu simplement me dire qu’il se sentait seul, mais non, il fallait qu’il se lance dans des phrases alambiquées, dans de faux prétextes, dans de savantes embrouilles.
« Je suis rentré à New York jeudi dernier et je repars en France lundi. J’ai appelé Molly et Clive de Miami pour leur demander si je pouvais arriver chez eux plus tôt que prévu, et ils ont dit oui. »
Molly et Clive était le couple chez qui Sebastian logeait l’été dernier. En fait, je n’ai jamais su clairement si Sebastian louait la maison ou pas, mais en tout état de cause, c’est chez eux que je me suis fait violer, et visiblement ils l’ignoraient.
« Je t’ai appelé à mon arrivée à New York jeudi pour te demander si je pouvais passer la nuit chez toi, mais je suis tombé sur ton colocataire, qui m’a dit que tu étais chez tes parents. »
« Oui, c’est exact. Je ne suis resté qu’une nuit à New York, et dès le lendemain, j’ai pris le train pour North Salem. »
« J’ai demandé à ton colocataire… c’est quoi son nom déjà ? »
« Scott. Il s’appelle Scott. »
« Ok, j’ai demandé à Scott si je pouvais quand même dormir chez toi, et il m’a dit que ce n’était pas possible car il travaillait tard la nuit et rentrait vers les 3 heures du matin ».
Pieux mensonge. Scott ne finissait jamais aussi tard. Après ce que Spencer avait du lui dire, je me doutais bien qu’il ne souhaitait pas se retrouver en tête-à-tête avec Sebastian.
« Scott a des horaires très particuliers, c’est vrai… »
« Mais, il aurait pu laisser les clés au gardien … »
Le ton acerbe et sarcastique de cette remarque me déplut fortement. Je n’aimais pas l'idée que Sebastian sache que le gardien pouvait avoir les clés. Il avait sûrement du passer à l’appartement et revenir bredouille. Mais bien entendu, il ne me dit rien.
« Oui, il aurait pu, mais s’il ne t’a pas invité à passer la nuit chez nous, c’est qu’il avait sûrement de bonnes raisons. De toute façon, je n’étais pas là. »
J’insistais lourdement sur le « chez nous », afin de faire comprendre à Sebastian que Scott avait, tout autant que moi, son mot à dire sur nos invités.
« Et puis ça aurait été plus facile pour moi pour que je récupère mes affaires. Je les aurais prises en passant et ça m’aurait évité de retourner à Manhattan. »
Sebastian essayait, une fois encore, de m’imposer ses vues : c’était lui qui avait décidé du déroulement des évènements, du lieu, de l’heure, sans même me consulter. Mettre les gens devant le fait accompli était sa spécialité. Mais cette fois, je ne rentrais pas dans son jeu. J’allais au contact frontalement.
« Mais je ne vois pas en quoi tu serais obligé de revenir sur Manhattan. Je peux très bien t’apporter ton sac à Beacon. »
J’employais mon ton le plus cassant pour lui répondre. Si je m’étais trouvé devant lui, je l’aurais regardé droit dans les yeux, sans ciller. En analysant ses réponses, je concluais qu’il avait certainement du chercher à venir à la maison. S’il parlait de retourner sur Manhattan, cela signifiait qu’il y était déjà venu à son arrivée.
« Tu veux revenir à Beacon ? » Sa voix hésite … Je le sens mal à l’aise.
« Oui… Pourquoi ? Cela pose un problème ? »
« Ben…Je pensais qu’après ce qui s’était passé là-bas, tu ne souhaitais pas y retourner… » balbutia-t-il.
« Mauvaise pioche, Sebastian. Je ne vais pas faire la politique de l’autruche toute ma vie. J’ai besoin de retourner dans cette maison. C’est là que j’ai été violé. Cet endroit est lourd de souvenirs et de symboles pour moi. Alors si tu souhaites récupérer ton sac, tu me laisses te le ramener, ok ? »
Sebastian comprenait qu’il n’aurait pas le dessus. Ma détermination était inébranlable. Il essaya quand même de changer de stratégie et d’ouvrir un autre front.
« Mais tu sais qui tu risques de revoir… »
« Oui, bien sur, et entre nous j’avoue que je ne demande que ça. Mais bon, aux dernières nouvelles, il était à San Diego… Il y a donc peu de chances qu’on se revoit, non ? »
Sebastian ne devait pas du tout s’attendre à ma réponse. Il avait sûrement imaginé qu’à la simple évocation de Rush, je m’écroulerais. Mais au moment où ma voix claquait dans le combiné, je nourrissais le fol espoir que nos destins se croisent à nouveau.
« Sebastian ? Tu es toujours là ? »
« Oui, oui… excuse-moi… Molly me demandait quelque chose. »
Il mentait, et il mentait mal. J’avais du contrer tous les scénarii qu’il avait du échafauder, et il lui fallait maintenant trouver une parade.
Avant qu’il n’ait le temps de proposer quoi que ce soit, je pris les devants.
« Si tu rentres lundi en France, il ne va pas falloir trop tarder pour que je te rapporte ton sac. Aujourd’hui, je ne peux pas car j’ai déjà prévu autre chose, mais demain après-midi, ce sera parfait. »
Ma proposition n’avait pas l’heur de le satisfaire, mais cela m’importait peu. Je n’étais plus là pour lui faire plaisir, mais pour essayer de retrouver une vérité qu’on m’avait dérobée.
« Demain ce devrait être possible, je vais demander à Molly… »
Cette fois, j’entendais parfaitement la voix de son hôtesse et son acquiescement. Sebastian était coincé. Je retournerai donc à Beacon sur les lieux mêmes de mon viol, et rien ne m’empêcherait d’effectuer ce pèlerinage particulier.
« Molly est d’accord. Demain vers 15 heures, ça te va ? A moins que tu veuilles déjeuner avec nous»
« Non, je te remercie. Quinze heures… C’est parfait… »
« Au fait, est-ce que je pourrais retourner à New York avec toi ? Comme j’ai mon vol lundi soir, ça m’éviterait de prendre le train et le bus pour aller à l’aéroport… »
« Ecoute Sebastian, je vais rester à North Salem jusqu’au retour de mes parents, c’est à dire dans deux semaines. Je ne pense pas retourner à New York avant… »
Sebastian ne me laissa pas le temps de finir ma phrase.
« Et puis Daniel, on pourrait passer ma dernière nuit avant mon départ ensemble, ça me ferait plaisir… »
« Je suis navré Sebastian, mais je n’ai pas spécialement envie de passer une soirée avec toi. J’ai découvert trop de choses au cours de notre séjour dans l’Ouest et j’ai besoin de les analyser seul… et avant que tu me le demandes : Non, je ne veux pas que tu passes ta dernière nuit chez moi, même si je n’y suis pas. »
Sebastian accusait le coup : son silence était trop pesant. Il n’avait plus aucun atout dans son jeu, et sa tentative de tirer sur la corde sensible avait échoué.
« Bon, Daniel, une dernière chose avant que je raccroche, tu n’es pas sensé connaître cette maison. Donc fais en sorte de paraître surpris quand tu verras les animaux de Molly… »
« D’accord, j’aurais l’air surpris devant la meute de chats… Alors à demain 15 heures. »
« C’est noté, au revoir Daniel, à demain. »
« Au revoir Sebastian. »
Je raccrochais, irrité par le ton condescendant de Sebastian.
J’étais friand du matin qui se lèverait demain et de cette journée qui me reconduirait jusqu’à Beacon. Il faisait en temps superbe, et j’avais envie de partager ma solitude. J’aurais pu appeler Rachel, mais je n’avais pas envie de voir ma sœur. J’avais changé, elle non, et je ne voulais qu’elle me noie sous son aigreur et ses reproches. Et puis elle n’aurait rien compris à mon histoire de transformation interne, de métamorphose totale. Il aurait fallu également que je lui parle de mon viol, et ça, c’était exclu.
Je me décidais à appeler Scott. Je savais qu’il ne travaillait pas ce week-end, et je lui proposais de venir me rejoindre à North Salem. Dans n’importe quelles autres circonstances, Scott aurait refusé de quitter New York, mais son désir de passer un peu du temps avec moi fut plus fort. Il accepta mon invitation avec son enthousiasme coutumier. Plus les jours passaient, plus Scott redevenait vital à mon équilibre. Il m’apportait la sérénité, le calme, la gaieté. Vivre avec un passionné pareil ne pouvait que vous rendre meilleur. Au cours de ces neuf jours passés coupé du monde, l’image du doux visage de Scotty m’avait souvent raccroché à la vie. J’avais Spencer à l’Ouest et Scott à l’Est comme deux boussoles pour me guider et m’aiguiller.
Je passais le reste de l’après-midi à nettoyer la maison pour lui rendre un visage plus humain. Le sous-sol était dans un état pitoyable. Tous mes vêtements étaient roulés en boule par terre, il y avait du papier déchiré un peu partout, des mouchoirs en papier maculés de sang et d'excréments. J’ai du shampooiner la moquette pour raviver le blanc, qui avait viré au marron à certains endroits. J’avais aéré la pièce pour que s’évacue cette odeur lourde et brune qui flottait dans l'air. Il m’a fallu faire brûler beaucoup d’encens pour que cette pestilence s’évade. Je remis de l’ordre dans mes journaux intimes. Celui de mon voyage californien avait subi des dommages irréparables, car je m’en étais servi de papier toilette. Avec le recul, ma prose ronflante, prétentieuse mais aussi d’une naïveté embarrassante me faisait honte. Comment avais-je pu écrire avec autant de vanité et de suffisance ? Il y avait bien, ça et là, de bonnes pages dans tout cet amas de mots : mon délire à Las Vegas, mes émotions à Monument Valley… mais pour le reste, un peu plus d’humilité dans le style ne m’aurait pas fait de mal. Mon deuxième journal, celui de mes neuf jours de démence était plus problématique. J’étais saisi par l’âpreté de mon style et par son efficacité. Les mots étaient sobres, mis à leur place, sans aucun artifice, ni procédé stylistique, et cette simplicité faisait beaucoup plus de dégâts que les centaines d’adjectifs différents que j’avais pu utiliser dans mon autre journal.
William Burroughs adorerait certainement le fruit de mon accouchement délirant, au sens premier du terme. Je refermais le cahier de cuir noir sur lequel j’avais couché les phrases mon agonie, et j’allais m’installer quelques instants sur la terrasse, à écouter le bruit de cristal de l’eau du ruisseau. Je m’assoupis un instant, mais la sonnerie stridente du téléphone me réveilla de nouveau. Scott m’annonçait qu’il arriverait à la gare de North Salem vers dix-neuf heures, ce qui me laissait encore un peu de temps devant moi.
Je retournais dans le sous-bois, près de l’étang. Je m’étais débarrassé de toutes les scories de la première partie de ma vie et je pouvais me promener dans la forêt sans angoisse, ni névrose. Spencer me manquait en ce moment précis. Il m’avait très souvent accompagné ici.
Je repris la voiture pour aller vers le centre ville et la gare. Je profitais de l’occasion pour récupérer les douze pellicules que j’avais données à développer. Mes souvenirs de l’Ouest étaient maintenant emprisonnés sur le papier glacé et brillant. Je profiterais de la soirée pour faire partager mes émotions et réactions à Scott. Je décidais également d’organiser un barbecue. Je savais que Scott trouverait cela très « exotique. » Il est en effet très rare pour un new-yorkais pure souche comme Scott, de donner des barbecues. Nous n’avions jamais partagé ces moments si particuliers du printemps ou de l’été où l’on se retrouve autour d’une terrasse pour manger. Nous étions davantage habitués aux cartons de nourriture chinoise, juive ou grecque, que nous nous faisions livrer tous les jours.
Je récupérais Scott à la gare. Il était radieux et me trouva changé. Sur le chemin jusqu’à la maison, je lui parlais du coup de téléphone de Sebastian. Une ride de mécontentement plissa son front. Il ne portait pas, lui non plus, Sebastian dans son cœur. Scott avait du mentir pour l’éloigner de l’appartement, et il avait du faire preuve de beaucoup d’insistance pour faire comprendre à Sebastian qu’il n’était pas le bienvenu. Le rapport – très partial – de notre visite dressé par Spencer n’avait non plus encouragé Scott à traiter Sebastian avec courtoisie.
Nous préparons le dîner tous les deux et à mesure que nous faisons griller la viande, je lui parle de mes attentes du lendemain. Scott se propose de m’accompagner à Beacon. J’avoue ne pas savoir si son idée est bonne ou pas. Je me dis qu’en cas de gros choc émotionnel, j’aurais besoin de lui, mais d’un autre coté, si je dois me retrouver en tête-à-tête avec Rush, je préférerais être seul. Je lui propose un compromis : il m’accompagnera à Beacon, mais je le tiendrais à distance raisonnable de Sebastian et de Rush (mais encore faudrait-il que Rush soit là.)
Je lui parle de ma semaine passée ici, de mes crises de démence, de ma catharsis. Il me regarde, l’air effaré. Il croit que je bluffe. Je lui confirme mes dires avec le journal de cuir que je lui tends. Scotty est surpris, suffoqué par tant de violence. Il ne m’aurait jamais cru capable d’un tel déferlement de rage. Je lui précise que mon viol n’a pas grand chose à voir avec tout ce processus d’évacuation ; il n’en a été que le déclencheur mais pas la cause principale.
La nuit tombe. Je découvre avec lui mes photos de l’Ouest. J’essaie d’associer images et textes, mais l’écart est trop grand entre ma prose ronflante et le coté épuré des images. La disproportion est par trop évidente pour que Scott se passionne pour la Californie. Il se concentre sur les lumières et les ombres, en occultant les lieux. Je ne peux pas le blâmer de ne pas partager mon enthousiasme. La vue de ces clichés ravive de bons souvenirs mais rouvre aussi des plaies acides. Les sons manquent à mes images, il ne reste que mes mots parfois vaporeux, parfois écrasants. L’ennui de Scott se lit sur son visage, comme avait du se lire le mien le jour où il m’avait montré toutes ses photos de classe. Tous ces visages m’étaient totalement inconnus, mais pour lui, ils comptaient beaucoup. Ils avaient bâti son enfance et son adolescence, ils faisaient partie de sa vie tout simplement… comme mes couchers de soleil sur les montagnes du Séquoia, mes clichés de Santa Barbara. Je ne lui en voulais pas de ne pas lire dans ces photographies le livre de ma découverte. Nul autre que moi le pourrait.
Il fait nuit noire et l’air est devenu un peu frais. Nous rentrons pour nous installer devant une vidéo. Scotty choisit « Rain Man », et nous nous endormons quelques minutes après le début du film.
Quand le grésillement de la télévision me tire du sommeil, je découvre Scotty la tête posée sur mes cuisses. Je l’installe confortablement sur le sofa et le couvre pour qu’il n’ait pas froid. L’histoire se répète, mais dans l’autre sens. Je baisse le store de la grande baie vitrée, me glisse sous les draps de mon lit froid et j’attends le sommeil. La douce musique de celui de Scott ne va pas tarder à avoir raison de moi.