D'Ouest en Est - Chapitre 22

Philippe Esteban

CHAPITRE 22

Dimanche 1er Septembre 1991

Chère Carol,

Je ne trouvais pas le sommeil. Sentir que Scott dormait paisiblement à mes cotés me rendait nerveux. Je suis remonté au salon avec la vidéo de « Rain Man » et je repris le film dès le début. C’était curieux de repérer les similitudes avec mon voyage californien, les endroits, les sensations… Tout ceci était parfaitement rendu par les images, mais aussi la musique de Hans Zimmer. Il avait su trouver les notes justes pour harmoniser les couleurs et les sons. Je rêvais de nouveau à ce que j’avais pu voir, avec moins de superficialité, moins de candeur. Une fois le film terminé, je suis sorti fumer sur le pas de la porte. La nuit était calme, fraîche et sombre. Pas un nuage n’apparaissait dans le ciel étoilé et limpide. Je suis retourné m’allonger sur le canapé et je me suis enfin endormi.

Les premiers rayons du soleil s’écrasaient contre les grandes baies vitrées du séjour. Quelle heure était-il ? Une belle journée estivale, ensoleillée et chaude s’annonçait. On devinait déjà la lourdeur humide de l’air new-yorkais, souvent annonciatrice d’orages nocturnes. Je me levais et passais sous la douche. Scott dormait encore en bas. Il ne m’entendit pas prendre mes vêtements. En dépit de la chaleur programmée, je mis une chemise à manches longues bleu marine. C’était le seul moyen pour moi de dissimuler le T-shirt jaune pale que je portais le jour de mon viol. Je voulais m’habiller de la même façon que le 8 août, mais j’avais jeté le bermuda que je portais alors : même après plusieurs lavages, je sentais encore l’odeur du vomi, de l’urine, du sang et de la merde. Ce bermuda recelait en lui trop de traces de mon agression. Aujourd’hui, j’optais pour un style plus sobre, pantalon de toile beige, chaussettes assorties à la chemise, et chaussures de voile en cuir marron. Je m’étais rasé soigneusement, parfumé, coiffé avec du gel… La préparation avait été longue et méticuleuse.

Scott se leva vers 10 heures 30. Comme d’habitude, le petit-déjeuner était servi… et comme d’habitude il me demanda : « C’est pas encore prêt ? » Je lui avais fait des pancakes, que j’avais un peu brûlés, mais le sirop d’érable faisait parfaitement passer leur goût fumé. Scott ne se formalisait pas, d’une part parce qu’il ne savait pas cuisiner et d’autre part parce qu’il était toujours reconnaissant de mes attentions envers lui. La réciproque était vraie d’ailleurs.

J’avais du mal à manger, mais il fallait que je me force. Scott voyait bien que je faisais semblant, mais il eut la délicatesse et le tact de ne pas me le faire remarquer. Dans ce registre là, il agissait avec beaucoup plus de diplomatie que Spencer. Scott avançait en finesse, Spencer comme un bulldozer. Ce qui ne m’empêchait pas de les aimer tous les deux, mais pas pour les mêmes raisons. Notre vécu n’était pas comparable, et puis Scott n’était entré dans ma vie que depuis deux ans. Notre ciment commun était bien différent.

Je décidais finalement que Scott m’accompagnerait, comme il me l’avait proposé. J’appelais Sebastian pour lui faire part de ce changement. Il n’avait pas l’air franchement enchanté, car son unique rencontre avec l’un de mes amis s’était soldée par une cinglante humiliation pour lui. Comme hier,  je lui parlais avec le même ton de voix, sec et distant.

Je touchais à peine à mon déjeuner. Je picorais dans les restes de notre barbecue, sans grande conviction. Vers 14 heures, nous sommes partis pour Beacon.

Pendant tout le trajet, je repensais à  cette même route que j’avais empruntée l’an dernier et aux évènements qui m’avaient conduits ici.

J’avais rencontré Sebastian quelques semaines plus tôt, alors qu’il travaillait au bureau de placement des élèves sur le campus où j’étudiais. Il s’occupait bénévolement du standard et de l’accueil des étudiants qui venaient déposer leurs CV pour qu’on leur trouve des entretiens d’embauche et des sponsors. Je passais régulièrement au bureau, car d’une part j’allais être diplômé à la fin du semestre et je devais accomplir quelques formalités administratives, et d’autre part ma petite amie travaillait là-bas.

Stacy me parlait souvent de Sebastian, ce français étrange et fascinant qui faisait rougir toutes les jeunes étudiantes de passage. Il est vrai que Sebastian savait parfaitement user et abuser de son charme exotique… les Américains adorent en général entendre des français parler leur langue, surtout quand ils ont un fort accent. J’ai commencé à m’arrêter un peu plus souvent au bureau après mes cours, pour discuter avec Sebastian. J’étais étudiant en français (en plus de l’histoire), et je prenais plaisir à pouvoir parler avec lui. Il me répondait en anglais, ce qui donnait un aspect curieux à nos dialogues. J’allais même jusqu’à délaisser Stacy pour mes pauses déjeuner, que je passais désormais avec Sebastian. Nous nous découvrions des goûts communs pour la musique et le sport. Après le travail, je restais plus longtemps sur le campus pour jouer au tennis avec lui, ce qui me mettait parfois dans des situations embarrassantes, car je rentrais en  train à Manhattan à des heures impossibles, voire dangereuses. Scott prenait, lui aussi, ombrage de ma soudaine passade pour ce français, ne comprenant pas que je puisse autant négliger Stacy. Je ne voyais pas où était le mal… Sebastian avait déjà tissé sa toile autour de moi et il m’avait envoûté. Il me racontait qu’il s’ennuyait à mourir le soir chez lui. Quand on connaît Beacon, ce n’est pas étonnant. Il jouait de temps en temps au tennis avec son voisin d’en face et un de ses amis, mais cela n’était pas suffisant. A 24 ans, on aspire à  autre chose… De mon coté, je lui parlais de mon dernier semestre, de mes difficultés relatives dans certaines matières, de mon incertitude quant à mon avenir. Je me confiais à lui, délaissant mes deux amis naturels : Spencer et Scott. Ce fut une grave erreur, j’en conviens.

Suivant le cours normal des choses, Sebastian m’a proposé de venir passer une nuit chez lui, alors que ses logeurs étaient partis pour quelques jours. Il vivait chez un couple curieux, qui n’avait pas d’enfant, mais 15 chats, un chien, des tortues et un iguane. Sebastian avait la garde de toute cette ménagerie en leur absence. Je suis donc venu, c’était un mardi… le 7 août. Après les cours, je l’ai suivi jusqu’à Beacon. J’ai découvert cette maison toute blanche, sans même savoir que symboliquement, j’allais y laisser la vie.  Ce soir là, il avait prévu que nous jouerions au tennis avec Chris, son voisin d’en face et son ami Rush. Rush était un surnom, et je n’ai jamais été capable à ce jour de connaître le  véritable nom de mon agresseur.

Sur le court, les tandems avaient été désignés par affinité, mais les équipes s’étaient avérées trop déséquilibrées. Sebastian et moi avions un niveau bien meilleur que Chris et Rush. J’ai fini par jouer avec mon futur violeur, sans imaginer que le lendemain, il me détruirait.  Il avait cette expression si particulière : « I’m S.O.L », qu’il répétait après chaque coup manqué ou point perdu. Quand nous marquions un point, il venait me taper dans les mains ou sur l’épaule, comme n’importe quel équipier de double. Je n’avais aucune raison de m’inquiéter. Nous avons fini par gagner le match, et là Sebastian s’est assombri, pour une raison que je ne comprends toujours pas aujourd’hui. Il avait l’air jaloux de ma bonne entente avec Rush. Et il est vrai que je le trouvais sympathique, bien que très impressionnant physiquement. Il était encore plus grand que moi, plus solide aussi. Il avait servi dans les commandos des Marines pendant ses études, ce qui lui avait valu de débarquer à Panama. Il devait normalement retourner à l’université à la fin de son contrat avec l’armée, pour étudier la criminologie… curieux destin.

Après la partie, nous sommes allés manger tous les quatre dans un Denny’s. Rush était assis en face de moi et je trouvais son regard très intimidant. Il y avait une aura fascinante dans la lueur gris acier de son regard. Un coté effrayant, mais aussi rassurant. Rush essayait d’allonger ses jambes sous la table, mais à chaque fois, il heurtait ma cheville et s’excusait, confus. Sebastian avait toujours l’air aussi renfrogné. Nous sommes rentrés sur Beacon et Sebastian nous a proposé de boire un verre chez lui. Je n’avais pas l’habitude de boire et je me suis laissé aller. Au bout de trois verres de Gin tonic, ma tête a commencé à tourner. Je suis allé me coucher dans la chambre du rez-de-chaussée, ignorant, que sur ce même lit, j’allais être violé quinze heures plus tard.

Les éclairs et les premiers roulements de tonnerre d’un violent orage m’ont réveillé. Des trombes d’eau s’abattaient sur le sol déjà détrempé. Je suis sorti pour regarder le spectacle. Le ciel était strié d’éclairs blancs,  électriques. Je me suis allongé sur l’herbe tendre et mouillée, j’ai retiré mon short et mon T-shirt pour laisser la pluie me dégriser. Dans le chaos du tonnerre, j’ai entendu le bruit puissant d’une moto. Rush raccompagnait Chris chez lui. Sans leurs tenues de cuir imperméables, ils auraient été trempés. J’ai attendu qu’ils partent pour retourner me coucher…

Un an après, même endroit, même ciel lourd et gris.  L’atmosphère est pesante, l’air rare et étouffant. La clarté du ciel matinal s’est estompée.  J’arrivais à Beacon en ce dimanche après-midi.  Même si je n’avais pris cette route qu’une seule fois, je l’avais tellement rêvée dans ma tête, que j’étais capable d’y retourner les yeux fermés. Je me garais dans la rue, devant cette maison blanche à deux étages. Pendant tout le trajet, j’étais resté silencieux. Je ne faisais même pas attention aux chansons qui passaient à la radio. Sebastian était assis dehors avec Clive et Molly. Mon cœur battait à tout rompre. Je ne savais plus si j’avais peur ou si j’étais impatient. Je suis sorti de la voiture avec le sac de Sebastian et j’ai remonté l’allée jusqu’à l’entrée. Scott avait su parfaitement s’effacer, et sa présence discrète passait presque inaperçue. Sebastian nous présenta. J’en appris un peu plus sur eux. Molly était en fait de nationalité anglaise. C’était la correspondante de Dominique Belmont, la mère de Sebastian. Les deux femmes s’étaient connues lorsqu’elles avaient treize ans, au cours d’un échange scolaire et depuis, elles étaient restées en contact. A dix-huit ans, elle avait quitté Liverpool et sa famille pour immigrer aux Etats-Unis. Puis, elle avait rencontré Clive et l’avait épousé. Les Anglo-saxons, et plus particulièrement les Américains, ont cette particularité de vous vomir leur vie, qui plus est, sans que vous ne le leur demandiez.

Clive parlait peu, sauf pour envoyer des vannes à Sebastian et lui reprocher sa paresse. Le courant ne passait pas entre eux, mais ça je le savais depuis l’an dernier déjà. Clive était l’archétype parfait du cadre dynamique aux dents longues, adepte du libéralisme forcené et du parti Républicain. Tout ce que je détestais. Il transpirait l’esprit de compétition malsain, le Darwinisme social et le capitalisme outrancier. Je n’aimais pas, moi non plus, son air supérieur et méprisant pour tout ce qui ne touchait pas à la finance. Scott dut essuyer ses sarcasmes, et je ne fus pas épargné non plus. Pour Clive, nous menions des vies inutiles et improductives. Par pure politesse, Scott et moi avons gardé le silence.

La pluie commença à tomber et nous sommes rentrés dans la maison. Mes jambes avaient du mal à me porter, je me sentais d’un seul coup fébrile, faible. Ce n’était pas le moment de flancher. Scott découvrait l’intérieur de cette maison, que je lui avais décrit  en détail la veille. Sebastian me regardait, inquiet. Il scrutait chacune de mes réactions, et je m’efforçais de rester impassible.

L’odeur à l’intérieur était toujours la même ; un mélange d’humidité, de bois brûlé et de pisse de chat. L’odeur m’avait  instantanément pris à la gorge et un an après, alors que je n’étais pas parvenu à chasser ce souvenir olfactif, la même stupeur me saisit. J’étais debout, dans l’entrée, à attendre que l’on m’invite à m’asseoir. Il y avait encore ce siège en rotin, sur lequel Rush était assis avant qu’il ne me viole, et sur lequel je prenais place. La même table de verre, recouverte de magazines et revues. Le seul élément nouveau résidait dans ce canapé terre de Sienne tout neuf. Il faut dire que les flancs du précédent avaient été ravagés par les griffes des chats. Il en sortait de tous les coins de la maison. A ma droite, la cheminée, dont l’âtre m’attirait encore. Au-dessus, le lourd bandeau de bois avec les petites urnes contenant les cendres des chats défunts… et tout au bout, à l’angle du mur, la chaîne Hi-fi… C’était là que Rush était venu me coincer et avait commencé à m’embrasser. C’était là qu’il avait sorti son rasoir pour me menacer.

En face de moi, deux portes… la salle de bains d’une part et la chambre à sa droite. La porte de la salle de bains était entrouverte. Je distinguais les gros carreaux blancs et froids sur le sol. La chambre restait close. Je n’avais pas besoin de fermer les yeux pour l’imaginer. Le lit au milieu de la pièce avec ses chevets de part et d’autre et en face, la porte de la véranda, un placard sur la gauche. J’avais tenté de m’échapper par la véranda, mais elle était restée verrouillée, et c’est prostré, la main agrippée à la poignée, que j’avais laissé Rush me bondir dessus, sans aucune réaction. La fureur de son regard m’avait tétanisé. Sur le sol, un ersatz de tapis persan râpé recouvrait le plancher usé. Restait--il des traces de sang dessus ? La télévision et le magnétoscope… Midnight Oil qui chantait « Forgotten Years » …

Je sentais encore ses mains sur moi, je voyais encore ses yeux dilatés, alors qu’il m’attachait les poignets, et m’enfonçait un bandana crasseux, sentant le cambouis et la sueur, dans la bouche pour que je ne crie pas…

J’étais physiquement présent dans cette maison, mais mon esprit planait ailleurs. Même si cette épreuve ne m’apportait rien de concret dans l’absolu, me retrouver ici m’ouvrait de nouvelles portes, de nouvelles perspectives. Je devais, toutefois, aller au bout de ma logique. Je demandais à aller aux toilettes. Scott me faisait signe de rester à ma place. Le visage de Sebastian s’empourpra de rage. Ils ne comprenaient certainement pas mon geste. Personne d’autre que moi n'aurait pu le faire d’ailleurs. Et je doute fort qu’une personne violée, et surtout de cette façon, ait eu la même réaction que moi. C’était comme si un rescapé des camps de concentration revenait sur les lieux de sa détention. On pourrait y voir une façon de tirer un trait sur le passé, mais aussi un moyen de ne pas oublier.

Je me retrouvais dans cette pièce, là où je me suis cru mort. Je m’allongeais à terre, sur le carreau froid et je restais quelques minutes couché, en position fœtale, comme lorsque Sebastian m’avait retrouvé. Je m’étais évanoui de peur et de douleur. J’avais senti tout mon corps se vider pour évacuer l’innommable : mon vomi pour chasser le goût pisseux de Rush et le sang de son sexe que j’avais mordu… mon urine pour nettoyer celle que Rush m’avait forcé à boire… ma merde, que la peur avait fait s’échapper de mes entrailles. En me relevant et en fixant le miroir en face de moi, je croyais revivre l’histoire. Ma tête tournait, les images dansaient encore devant moi, les odeurs flottaient. Il n’y avait plus aucune trace de ma mort sur les joints du carrelage. Mes yeux se perdaient dans l’opacité du tain… leur couleur verte virait au gris, celle des iris de Rush. Je comprenais enfin, que c’était dans ce regard d’acier que je trouverais la clé du mystère. Je passais la main sous ma chemise pour sentir le coton du T-shirt. J’étais grisé, broyé par tout ce que le contact du tissu faisait ressortir, mais il fallait que je passe par ce stade, au moins une fois encore. Je ressortais des toilettes, mentalement épuisé, sous le regard assassin de Sebastian, qui avait parfaitement compris la signification de mon passage dans cette pièce.

Nous  avons pris congé de Clive et Molly. Sebastian me suivit pour me dire au revoir. Nous ne savions pas comment nous séparer. Nous avions tous les deux conscience cette rencontre serait sûrement la dernière. Je lui donnais quand même une accolade en lui soufflant à l’oreille : « Je ne te pardonnerais jamais de m’avoir menti et trahi.» Il ne répondit pas et me laissa me diriger vers ma voiture. Scott s’était déjà installé sur le siège du passager, après une poignée de main rapide avec Sebastian.

Au moment même où j’ouvrais la portière, Rush sortit de chez Chris Eisler. Je ne saurais dire s’il s’agissait d’une coïncidence ou d’un acte prémédité. Chris Eisler était planté sur le pas de sa porte, Sebastian me regardait pétrifié. Nous étions là, Rush et moi,  au milieu de cet espace, ne sachant pas trop quoi faire. Le temps restait figé. Mon sang s’était glacé. Il avait ce regard, le même qu’à San Diego. Ce regard qui contrastait tellement de celui qu’il avait lancé le jour de mon viol. Aujourd’hui,  je ne fuyais pas, malgré ma peur. J’étais toujours tétanisé, la clé de la voiture dans la serrure, sans pouvoir esquisser le moindre geste.

Alors Rush traversa la route et se dirigea vers moi. Cet instant, je l’attendais depuis très longtemps, même si j’avais mis un an pour m’en persuader. Dès le lendemain de mon viol, j’avais souhaité me retrouver face à face avec celui qui m’avait détruit. J’avais l’impression que mon cœur allait lâcher. J’essayais de faire face et mon courage s’avéra payant. Scott comprit ce qu’il se passait, et était prêt à sortir en cas de problème. Rush me tendit la main et j’acceptai de la serrer. Il sortit une carte de visite de son portefeuille.

Avant s’éloigner pour reprendre sa moto, il me dit, les yeux humides : « Appelle-moi dès que tu peux. Nous devons absolument parler. »

Je ne comprenais pas ce qui se passait. Je  suis resté sans voix, sa carte de visite à la main, à peine distrait par le bruit du moteur de sa Suzuki. Seule la voix de Scott me priant de monter dans la voiture me tira de ma torpeur.

Tandis que je m’installais derrière le volant pour essayer de remettre de l’ordre dans mes pensées, je découvris enfin le nom de mon agresseur : Christopher Fondle.

Je posais la carte sur le tableau de bord, sans la quitter des yeux. Scott restait muet, sonné par deux fortes émotions consécutives : la découverte du lieu de mon viol et une rencontre avec Rush. Nous roulions depuis près d’une demi-heure quand il me demanda où j’avais trouvé un tel courage pour oser retourner dans cette maison. Il compara  également ma démarche à celle d’un ancien déporté. Il avait du mal à analyser ce qu’il venait de voir et son propos devenait incohérent. Comme Spencer à Los Angeles, Scott se mit à fondre en larmes sans retenue. Je dus m’arrêter sur le bord de la route pour le calmer et le consoler. Je pris conscience que mon histoire invalidante déteignait sur mes proches et les faisait souffrir. J’en voulais encore plus à Rush de m’avoir fait du mal. Avec mes révélations, j’avais entraîné avec moi les deux personnes qui m’étaient les plus chères, et je les avais faites prisonnières de mon viol. C’était injuste. Ils ne le méritaient pas. Je pleurais moi aussi, mais mes larmes étaient davantage motivées par le chagrin de Scott que par ma propre situation. J’avais eu le temps de noyer mes souvenirs dans les pleurs, et j’étais devenu, surtout à mon retour de Californie, presque indifférent à ce qui m’était arrivé. Je ne pouvais plus faire autrement que de me résigner à vivre avec ce handicap. Je ne quémandais aucune pitié, aucune compassion… J’aurais eu l’impression d’avoir été violé une seconde fois. Je ne voulais pas qu’on me plaigne. Je ne le souhaitais plus. Comme je l’avais conclu dans mes heures de délires la semaine dernière, j’avais mérité ce qui m’était arrivé. Toutefois, il me restait encore une zone d’ombre à éclaircir : je voulais savoir ce qui avait motivé Rush à me violer.

J’avais maintenant de quoi éclairer ma lanterne.  Un seul coup de téléphone ferait tomber toutes les barrières, mais cet appel, aurais-je le courage de le donner ?

Une fois arrivés à North Salem, nous décidâmes de retourner dès le soir même à New York. Je fis mes bagages et Scott appela un taxi.

Nous restions tous les deux à regarder cette carte, ce numéro de téléphone et cette adresse que nous connaissions désormais par cœur. Je demandais conseil à Scott, mais il ne trouvait pas les mots que je souhaitais entendre. Cela ne pouvait en être autrement.  Scott était en proie à un choc violent qu’il lui fallait encaisser.

Le trajet en train jusqu’à New York se fit dans le silence. Chacun réfléchissait de son coté. La nuit tombait lorsque nous arrivâmes chez nous. Fort heureusement, Ted n’était pas là pour nous escorter. Je n’étais pas d’humeur à supporter ses manières hypocrites et fausses. Nous nous installâmes tous les deux dans le grand séjour, à fixer les lueurs de Manhattan dans la nuit. Vers 22 heures, je pris le téléphone pour appeler Rush. Mme Fondle me répondit en me disant que Christopher était sorti et qu’il ne rentrerait que demain matin. Une panique incontrôlable me saisit : j’imaginais Rush se lançant à ma recherche dans Manhattan pour venir me délivrer lui-même la vérité. Scott essaya de me calmer du mieux qu’il put. Comme la nuit précédente, il s’endormit sur le sofa, épuisé.

Je ne trouvais pas le sommeil et pour la première fois je regardais Scott dormir. On apprend beaucoup par le sommeil des autres. Spencer a toujours l’air paisible, Sebastian pince les lèvres d’un air cruel quand il dort, le front raviné par une ride latérale. Scott est apaisant à voir dormir, il émane une sorte de pureté de son visage ensommeillé. Je regrette de ne l’avoir découvert que cette nuit.

Je m’interrogeais surtout sur le visage que pouvait avoir Rush lorsqu’il dormait. J’étais persuadé que je résoudrais l’énigme de mon viol, le jour où je le verrais endormi devant moi. Mais pour l’heure, le sommeil me fuit encore et je reste planté devant la nuit new-yorkaise, à attendre une nouvelle fois que le jour se lève.

Signaler ce texte