D'Ouest en Est - Chapitre 24

Philippe Esteban

CHAPITRE 24


Mardi 3 Septembre 1991


            Chère Carol,

Je me lève sans réveil. La proximité de l'échéance m'a très tôt arraché à mes rêves. J'ai dormi pendant plus de douze heures d'affilée, d'un sommeil lourd et paisible. Je n'ai pas entendu Scott rentrer. Je sors dans le couloir, passe devant la porte de sa chambre qu'il a laissée ouverte. Scott a rejeté ses draps au pied du lit, et il dort sur le coté en position fœtale, son visage tendre et reposé couché sur l'oreiller. Il est à peine sept heures, et le jour s'ébroue. Le soleil sort de sa torpeur, le levant se substitue au ponant et le ciel se diapre de teintes turquoise, après avoir abandonné ses derniers atours nocturnes, entre l'ocre et le rose. Je passe sans bruit dans la salle de bains pour me doucher. J'ai soigneusement choisi mes vêtements. J'enfile des chaussettes de sport noires, une chemise blanche dont je ne ferme pas le col, un jean et une paire de Timberland montantes. Je laisse mes cheveux sécher à l'air libre, sans gel ni spray. Je me contente du parfum de mon gel douche, sans rien ajouter d'autre. Pas de note fleurie, ni musquée : je recherche la sobriété et la neutralité.

Seul, je prépare mon petit déjeuner, dans le silence de la maison endormie. Je n'allume pas la radio, ni la télévision. Je reste debout devant la baie vitrée, une tasse de thé à la main et un doughnut dans l'autre. Je fixe Manhattan sans ciller. Mon regard se reflète dans la vitre, je le sens déterminé. Je dresse la table pour Scott, pour qu'il n'ait rien à préparer. Plus que tout autre jour, j'ai envie de lui faire plaisir et de le remercier d'être là pour moi. On pourrait juger ce geste futile, mais dans ce cas, tout serait sujet à futilité lorsque l'on veut montrer à l'autre qu'il compte.

Sept heures trente, les pensées fusent. Sebastian a du rentrer en France, Stacy doit se lever en se demandant encore pourquoi je l'ai quittée sans explication. Rush s'éveille peut être… Qui sait ?

Je laisse un mot sur la table pour Scott : « Tu vois… c'est prêt ! Bonne journée ! » Je repasse dans ma chambre pour chercher mon sac à dos et mes deux appareils-photo. Avant de partir, j'embrasse Scott sur le front. Il grogne en souriant et se retourne de l'autre coté du lit. Ted n'est pas là pour m'escorter dans l'ascenseur. Je traverse seul le long couloir marbré jusqu'à la sortie et me retrouve dans la rue. L'air est déjà chaud et moite.

J'appelle un taxi et lui demande de me conduire au World Trade Center. Nous prenons d'abord Columbus au coin du musée d'Histoire Naturelle pour longer Central Park par Broadway. La circulation est difficile, le trafic sans aucune fluidité. Nous redescendons sur l'avenue des Amériques jusqu'à l'intersection avec Canal Street, presque en bout de presqu'île. Je descends à Trinity Church, juste devant les Tours Jumelles. Le chauffeur a vainement tenté d'entamer le dialogue avec moi. Je fais semblant de ne pas comprendre ce qu'il me dit. Je prétends être français et ça le calme. J'ai plus d'une heure et demie d'avance sur le rendez-vous, et j'en profite pour me saouler de cette ambiance new-yorkaise, qui m'a tant manquée pendant un an. Je repasse devant Pace, le siège de mon université, même si j'étudiais en fin de cycle sur le site de Westchester, en périphérie. Les premiers tentacules de l'échangeur du pont de Brooklyn prennent racine dans ce quartier.  Je pique sur South Street Sea Port avec son mélange de verre et de bois, entouré par tous ses buildings transparents se reflétant tous les uns dans les autres. Je photographie ma ville pour la première fois, jouant sur les angles, les ombres, les couleurs. J'opte soit pour la couleur, soit pour le noir et blanc, selon que je souhaite capter telle ou telle sensation du moment. J'entre maintenant dans Battery Park, réservant sa partie maritime pour la fin. J'avance jusqu'au mémorial hollandais qui raconte l'histoire de ma ville. Je longe le parc, passe devant la statue de John Erickson, celle de Verrazano, pour me recueillir devant l'East Coast War Memorial. Je ne suis plus très loin du quai d'embarquement pour Liberty Island. J'ai pris plus de soixante photos depuis ce matin et je réalise combien j'ai de la chance d'habiter dans cette ville.

Pour beaucoup d'Américains et d'étrangers, New York est le symbole d'un cauchemar éveillé, une verrue sur la face du monde. Pour moi, elle la symbiose de toutes les énergies métisses des cinq continents. Une métropole aux influences miscibles dans les confluences cosmopolites du monde entier.  New York est la ville la moins américaine des Etats-Unis, et c'est sans doute pour cela que je m'y sens si bien. Contrairement à beaucoup de mes compatriotes, et j'inclus Scott et Spencer dans la liste, j'ai pu sortir de ce pays et voyager un peu en Europe. Par mes voyages, j'ai perdu une certaine fibre patriotique. J'ai retrouvé des morceaux de moi dans des villes européennes, alors que je ne me suis jamais senti aussi loin de moi que dans le cœur même de mon pays. Je me sens plus européen qu'Américain. Ma culture, est avant tout occidentale, même si je voue une passion pour les philosophies Orientales. La force du  Bouddhisme me fascine. Même si je reste profondément Juif.

Scott et Spencer ne sont pas non plus, à mes yeux, Américains car ils méprisent, tout comme moi, les ventres mous et les rednecks, qui ont tant terni l'image de notre pays. Ses sous-cultivés, gavés de sermons baptistes chaque dimanche à l'église, du second amendement à la Constitution, de la rhétorique républicaine sur la puissance et le complot, n'ont pas grâce aux yeux des new-yorkais. Nous ne les aimons pas, ils nous le rendent bien, mais au final, ils finissent tous par travailler pour nous.

J'arrive maintenant sur l'embarcadère, là où Rosanna Arquette perd la mémoire dans « Recherche Susan désespérément. » Je longe la rambarde et regarde devant moi Liberty Island avec en son sein, la Statue de la Liberté. J'achète les tickets pour la traversée, deux allers-retours, car je tiens à offrir le trajet à Rush. A force de penser à New York, j'en avais presque oublié les raisons de ma présence ici en ce chaud matin de septembre. Je vois Rush arriver de loin. Lui aussi est en avance, une bonne demi-heure. Ma belle assurance du réveil fond sous la chaleur du soleil. Ma timidité reprend le dessus. J'ai les mains moites, le souffle un peu court. Mon cœur bat à tout rompre, à mesure que Rush s'approche de moi. Je ne l'ai jamais vu aussi bien habillé qu'aujourd'hui. Il émane une élégance naturelle et altière de sa démarche. Les visages se retournent sur son passage, hommes et femmes, visiblement admiratifs devant cette silhouette massive qui traverse la foule. Nous sommes pratiquement habillés de la même façon, jean et chemise, mais Rush porte des chaussures militaires parfaitement cirées, qui contrastent avec la couleur daim de mes Timberland. Je lui tends la main, qu'il serre d'une poigne franche et solide. Sebastian avait la poignée de main moite et molle, désagréable au toucher. Je devine une certaine fébrilité chez Rush. Nous avons du mal à engager une conversation, mais pourtant, nous avons tellement à nous dire. L'endroit ne se prête pas non plus très bien aux épanchements et aux confidences. Une fois sur l'île, nous serons plus tranquilles pour parler.

 Nous montons sur le bateau, accédons à la terrasse et nous regardons Manhattan s'éloigner de nous. Nous ne pouvons pas accoster à Ellis Island, car le musée de l'immigration est en travaux, nous filons doit sur Liberty Island, pour débarquer quelques minutes plus tard. Nous n'avons pas échangé le moindre mot durant la traversée. Nous nous sommes observés discrètement, et je sentais souvent le poids du regard gris de Rush sur moi. Je ne le quittais pas non plus des yeux, pour essayer d'analyser le changement entre le Rush du 8 août 1990 et celui de ce 3 septembre, un an après.

Sous ses vêtements là, il n'y aucune comparaison possible. Rush portait un short en jean déchiré, un débardeur qui mettait en valeur son impressionnante musculature. Je me souviens parfaitement de ses chaussures, puisqu'il m'avait ordonné de les lui lécher… Ses baskets étaient en cuir noir, et il portait des chaussettes de tennis courtes, qui lui arrivaient au milieu de la cheville. Sous le short, un slip de cuir, clouté, vestige sans doute d'une visite dans un magasin SM. Il sentait la transpiration son l'entre jambe, une odeur forte, que j'ai encore du mal à oublier. Sait-il que je repense à cela en ce moment ? Ce garçon que je vois ce matin n'a plus rien à voir avec mon violeur, et pourtant il s'agit de la même personne.

Nous sommes tous les deux très embarrassés. Nous masquons de plus en plus mal notre gêne. Nous débarquons par le premier bateau sur île et nous décidons de visiter la Statue. Pour Rush, ce sera une première. Je lui propose de monter au sommet, jusqu'à la tête de la sculpture vert-de-gris. Nous n'avons pas longtemps à attendre avant de gravir le long escalier en spirale pour accéder au sommet. Nous ne nous parlons toujours pas, tétanisés par cette vérité qui nous fait peur à tous les deux. Nous sommes maintenant dans la couronne de la statue, surplombant Brooklyn et une partie de Manhattan. La vue est obstruée par une épaisse couche de saleté qui recouvre les vitres, mais le symbole en valait la peine. Nous touchons le faite de la liberté, celle que nous allons certainement retrouver aujourd'hui, quand nous aurons le courage de faire face à notre réalité.

Nous redescendons et nous attardons sur les terrasses du second et premier niveau. Je tire encore quelques photos, un portrait de Rush réalisé au zoom. Il est accoudé, regardant droit devant lui, le regard perçant, mais à la fois vulnérable. Il ne sait pas que je le photographie. Quoiqu'il arrive aujourd'hui, je veux garder un souvenir de son regard, pour essayer de lire à travers, comme Scott et Spencer avaient lu dans le mien.

Nous quittons la statue pour marcher dans l'île. Nous trouvons un endroit un peu isolé pour nous asseoir dans l'herbe. Devant nous, les zones industrielles du New Jersey envoient leurs fumées polluantes sur New York, qui n'a d'ailleurs pas besoin de ces déchets supplémentaires.

Je n'obtiendrais rien de Rush si je ne parle pas le premier. Il faut que j'arrive à dissiper son malaise l'amener à se confier. Je sors la lettre de Sebastian de ma poche et lui demande s'il désire la lire. D'emblée, Rush détourne son regard, pour ne pas me montrer qu'il se retient de pleurer. Je le vois déglutir de la salive, essayant de masquer au maximum sa confusion…

« Je sais que c'est difficile d'en parler, mais je crois que nous n'avons plus le choix. »

 Il hoche la tête, en signe d'acquiescement, mais reste encore silencieux. Hormis son bonjour de ce matin, et quelques autres bribes de phrases, Rush n'a pas ouvert une seule fois la bouche.

Je reviens sur les origines du viol, sur cette soirée qui a tout déclenché en lui lisant un passage de la lettre. Il réprime un accès de colère, et hoche tête pour montrer son mécontentement.

« Daniel, ce n'est pas la vérité. Sebastian avait décidé de ce qui allait se passer bien avant cette soirée. Il m'avait mentalement conditionné depuis une bonne semaine. La veille du viol, j'ai seulement pris mes marques. Je t'ai examiné, physiquement, moralement pour voir ce qui te ferait le plus plaisir. Il faut que tu saches que Sebastian t'a présenté d'emblée comme gay et maso. Je n'avais aucune idée que tu étais hétéro. Mais, il m'a bien parlé quand tu es allé te coucher et m'a raconté ce qui semblait être tes fantasmes. Je devais être celui qui te les ferait réaliser, rien de plus. »

Rush est épuisé par ses premières révélations. Il s'est lancé d'une traite et ne pas laissé l'occasion de l'interrompre. A aucun moment il ne m'a regardé. Et puis, le poids du remords est devenu trop lourd et il s'est effondré en larmes.

« Pardonne-moi, Daniel, pardonne-moi… Si tu savais combien je m'en veux ! Je n'ai rien vu venir, rien du tout. J'étais persuadé que ce n'était qu'un jeu, un simple jeu. »

Il détourne une nouvelle fois son regard pour ne pas m'imposer ses larmes. Sa voix, bien que saccadée par les pleurs, reste douce, en total désaccord avec le reste de son corps.

« Je ne dors plus. Je ne peux plus. Chaque nuit, je t'entends crier. Je t'entends me demander d'arrêter, me supplier. Tes cris étouffés par ton bâillon me suivent à longueur de journée… et puis tes yeux, ton regard. Il y avait tellement de peur dans tes yeux Daniel, tellement de frayeur. Jamais personne ne m'avait regardé de cette façon. J'aurais du arrêter là, à ce moment où ton regard m'implorait. Mais je t'ai bandé les yeux et j ‘ai continué. »

Les larmes continuent de couler, de vrais sanglots, ponctués de spasmes et de hoquets. Son regard gris est délavé par son chagrin, ses yeux rougissent. Je ne l'interromps pas. Il a besoin de se libérer, de se décharger de cette année de refoulement.

« Quand je pense à ce que je t'ai fait… Quand j'y pense, Daniel… J'ai envie de me flinguer. Et même si tu arrives à me pardonner, tu ne pourras plus vivre comme avant, et tout ça à cause de moi. »

« Tu n'es pas responsable de tout ça. Nous avons été manipulés. Le vrai coupable est retourné en France hier. Je nous considère comme des victimes, et rien d'autres. Je t'ai pardonné de toute façon. J'ai compris ce qui m'était arrivé il y a quelques semaines et c'est ce qui compte à mes yeux. Bien sur, je ne vais pas te dire que je ne t'ai pas détesté. Je t'ai même haï comme jamais. Sebastian m'avait tellement conditionné qu'il m'a éloigné de la vérité. Tu étais la cause de tous mes malheurs et j'ai souhaité ta mort pour ça. Chaque nuit, quand ton regard me réveillait, je voulais que tu souffres. Pour toutes les odeurs, les paroles, les images, le goût que tu m'as laissés, et que je devais porter en moi constamment, je te souhaitais du mal. La seule satisfaction que j'avais alors, c'était de savoir que je t'avais sectionné le gland avec mes dents. »

Je ne le ménage pas car il faut qu'il connaisse, lui aussi, mon parcours pendant un an. Je prends soin de ne pas l'accuser, ni l'accabler, car il n'est plus responsable à mes yeux. Par ses paroles, je comprends que cette masse de muscles et de force n'a pas fait le poids devant les remords, et cela rend Rush plus vivant que n'importe qui d'autre autour de moi.

« Tu ne m'as pas sectionné le gland, seulement mordu jusqu'au sang. Je peux toujours m'en servir, je n'ai eu que quelques points de suture… Sebastian a du te le faire croire, mais c'est faux. En revanche, j'ai beaucoup saigné. En tout cas, je ne sais pas ce qui t'a poussé à faire cela, mais en y réfléchissant bien, c'était la meilleure solution pour me faire arrêter. »

« Je peux remercier Kathleen Turner pour ça… Je lui ai piqué l'idée en regardant La Guerre des Roses. »

Ma remarque détend un peu l'atmosphère, et dessine un pale sourire sur nos deux visages.

« Quand j'ai compris ce qui nous était arrivé, j'ai voulu te mettre en garde et te prévenir, mais j'ai perdu ta trace. Impossible de savoir où tu habitais, où tu étudiais. Je ne connaissais que ton prénom et cela n'était pas suffisant pour te retrouver. J'ai passé une année à te chercher. Je me suis rendu malade à cause de l'angoisse : j'avais peur que tu ne me dénonces et que je sois arrêté. J'avais honte de ce que je t'avais fait, et surtout j'ai  craint pour ta vie le jour où j'ai appris que tu étais parti en France avec Sebastian. Chris a eu de tes nouvelles par ses voisins, et ils parlaient d'un jeune américain qu'il hébergeait pendant un an. Malgré ça, je n'ai pas pu te localiser, mais ça m'a redonné de l'espoir, car je savais que tu reviendrais un jour ou l'autre et que je pourrais te dire la vérité. »

« J'ai eu des sentiments très contradictoires envers toi, et dès le début. Il y avait un coté attraction-répulsion qui me pourrissait la vie et m'empêchait d'y voir clair. Dès que j'envisageais de rentrer pour te voir, Sebastian brandissait ta menace et il savait trouver les mots pour me faire peur et m'empêcher de rentrer. Avant tout, je voulais savoir pourquoi tu m'avais fait ça. Je ne t'aurais pas pardonné, mais je considérais que tu me devais une explication. »

« Cette explication, tu l'as et j'espère qu'elle te satisfait. J'espère que tu pourras mieux dormir, j'espère que tu pourras un peu effacer le mal que je t'ai fait. Je ne peux pas faire plus, et cette idée me détruit. Je donnerais tout pour qu'on reparte à zéro, pour qu'on se réveille de ce cauchemar, pour que ce 8 août n'ait jamais existé. Tu sais, Daniel, j'ai quitté les Marines peu de temps après le viol. La situation était devenue invivable pour moi. Je faisais tout de travers, je désobéissais aux ordres. Alors avant qu'ils ne me virent, j'ai démissionné. Le médecin psychiatre a conclu que je souffrais de désordres psychologiques incompatibles avec ma charge de militaire. Il y a eu une sorte de compromis entre l'armée et moi et le départ s'est fait en douceur. Jusqu'en août 90, j'étais un bon élément, et ça a joué dans mon reclassement. J'ai pu retourner à l'université pour continuer mes études. Tu vois, même sur le plan professionnel, Sebastian  m'a bousillé. J'ai du mal à vivre avec toute cette haine qu'il avait pour moi. Mais ce n'est pas pire que de savoir qu'il a continué à abuser de toi pendant un an en utilisant la peur que je t'inspirais.»

Rush se remet à pleurer. Ce viol l'avait atteint autant que moi, et j'en prenais conscience maintenant. Il était difficile de dire lequel des deux Sebastian détestait le plus, mais au final, il nous avait broyés et il triomphait.

« J'ai commencé à voir la fin du tunnel à San Diego. D'abord, j'ai vu Sebastian avec un autre type et j'ai pensé que c'était une nouvelle victime. J'ai cherché à le retrouver dans le centre commercial mais j'ai perdu sa trace. J'avais la haine au corps ce jour là. Je pense que j'aurais été capable de le tuer. J'étais venu voir un copain Marine resté à San Diego, c'est pour ça que je me trouvais là en même temps que toi. J'ai du expliquer à mon pote Billy pourquoi je chassais Sebastian dans San Diego. Il était aussi remonté que moi, et il était prêt à le tabasser s'il nous tombait sous la main. Pour être vraiment honnête, je crois que je l'aurais violé en lui faisant pire qu'à toi. Je t'ai vu peu de temps après, et là ça été un choc. Je ne m'attendais pas du tout à te retrouver ici. J'ai mis du temps à réagir quand tu es sorti du magasin de disques. Tu avais le même regard que pendant le viol, celui d'un petit animal effrayé. Tu t'es enfui trop vite. J'étais furieux de ne pas t'avoir rattrapé, car tu étais en danger et je devais te le dire. Mais la seule satisfaction pour moi était de savoir que tu étais revenu aux USA et qu'à plus ou moins long terme, je te retrouverais. »

Je raconte alors à Rush mon retour à l'auberge de jeunesse, les doutes qui m'ont aussitôt saisis, ma sortie nocturne dans le centre commercial, puis sur la plage, ce rituel de l'eau que j'avais voulu recréer mais qui avait échoué. Mais ce qui me préoccupait le plus, c'était la lueur terne et triste de son regard. Ses yeux étaient devenus un mystère, que seule une rencontre de visu pourrait élucider. Et ce plongeon dans son regard, sur Liberty Island,  me donne toutes les clés pour faire tomber tous les verrous. Nous n'avons pas besoin d'aller plus loin dans cette discussion. Les horreurs contenues dans les deux lettres que nous nous échangeons pour les lire, nous en dissuadent. Nous scellons un accord tacite muet pour ne pas reparler de ce viol, en tout cas pas dans l'immédiat. Et tant pis si nous omettons de discuter de notre rencontre de dimanche, tant pis si les raisons de la présence de Rush à ce moment là restent obscures, nous avons surpassé nos peurs, exprimé nos ressentiments, mais surtout, j'ai accordé à Rush ce pardon que Sebastian n'aura jamais. La gestion du traumatisme post-viol nous sera propre et chacun trouvera un moyen pour s'en sortir. Je n'irais pas m'immiscer dans la démarche de Rush, sauf s'il me le demande. Pour ma part, mon travail cathartique m'a déjà ouvert d'autres horizons qui me seront féconds.

« Daniel, est-ce que je peux te poser une question ? »

« Oui, bien sur. »

« Pourquoi ne m'appelles-tu jamais par mon prénom ? »

« Je ne sais pas. Pour moi tu es Rush et je n'ai pas envie de t'appeler comme ça. Rush est une personne que j‘ai envie d'oublier. »

« D'accord. J'aimerais que tu m'appelles par mon prénom désormais… Christopher. »

« Christopher ou Chris ? »

« Christopher…»

« C'est d'accord…Christopher. Mais, ne m'appelle jamais Dan ou Danny s'il te plait. »

L'après-midi est bien entamé. Nous remontons dans le bateau pour retrouver Manhattan. Nous demeurons encore silencieux, comme si nous souhaitions assimiler nos confidences respectives. Sur l'embarcadère, je propose à Christopher de marcher un peu. Je me sens comme ce jour où j'ai visité le Mémorial du Martyr Juif Inconnu à Paris. J'étais parti du musée, en plein quartier St Paul pour remonter à pied toute la rue de Rivoli et l'avenue des Champs Elysées, jusqu'à l'Arc de Triomphe. Il fallait que j'exorcise toutes les images et les témoignages que j'avais vus et lus. Aujourd'hui, je ressens ce même besoin frénétique de marcher, pour chasser les images de ma souffrance mais aussi de celle de Christopher. Nous remontons jusque chez moi à pied, avec douleur, en silence. Nous sommes au bout de la presqu'île, quasiment au même endroit où le taxi m'avait déposé ce matin. Nous traversons Battery Park pour reprendre Broadway. Je marche d'un pas vif, sans me soucier de ce qui se passe autour de moi, sans me soucier des passants que je bouscule sans un mot d'excuse. Il fait lourd, le vent chaud s'engouffre dans l'avenue, et je sens la sueur perler sur mon front.

Christopher a du mal à suivre mon pas rapide. Je ralentis un peu pour l'attendre puis, je lui prends la main, je la serre très fort et l'embarque dans ma course. Il me suit, serre les dents comme moi, le regard déterminé. Je suis arrivé à le faire entrer dans ma transe. Il communie lui aussi avec les bruits sourds de la rue, avec l'asphalté chaud et granuleux des trottoirs. C'est une marche exaltante, purificatrice, salvatrice. Christopher ne sait pas où je le mène, mais il se laisse guider. Des larmes de rage coulent avec notre sueur sur notre visage. Je ne sens plus aucune douleur physique et j'avale des kilomètres de bitume sous le soleil. Broadway n'en finit plus de finir et nous nous sommes maintenant sur la jonction avec l'Avenue des Amériques. Nous atteignons Time Square et sa frénésie de couleurs criardes, ses bordels et ses cinémas pornos entre les théâtres les plus luxueux. On y joue encore  Cats,  Les Misérables ou Le fantôme de l'opéra.

Christopher a de plus en plus soif et nous nous arrêtons quelques minutes pour boire. Nous entamons la dernière ligne droite sur la Huitième Avenue, en bordure de Central Park. Nous profitons du parc pour nous mettre à l'ombre. Le visage de Christopher est marqué. Ses pieds le font souffrir mais il refuse de s'arrêter. La fin de cette longue marche symbolique est proche. Nous arrivons enfin au pied de mon immeuble. Le nouveau groom qui remplace Ted lors de ses congés nous regarde avec curiosité. Il ne me connaît pas et me demande qui je suis. Il nous souhaite la bienvenue et nous conduit jusqu'à l'ascenseur, sans nous escorter.

Il fait frais dans l'appartement, malgré l'absence de climatisation. Je suggère à Christopher de se reposer un peu, en lui tendant une serviette pour qu'il s'éponge le front.

Je lui propose de rester dîner avec moi ce soir. Il est d'abord réticent, mais devant mon insistance, il accepte aussi de rester dormir ici cette nuit. Il me demande s'il peut prendre une douche pour se rafraîchir. Sebastian serait cramoisi  de voir Christopher chez moi, alors que je lui ai refusé mon hospitalité. Je lui prête une chemise et des sous-vêtements pour remplacer les siens, trempés de sueur. Lorsqu'il sort, je le remplace dans la douche, l'abandonnant dans le salon face à Manhattan.

La nuit commence à tomber maintenant. L'Est se dilue dans l'Ouest et le ponant l'emporte sur le levant. Christopher est maintenant debout à regarder l'obscurité étoilée et irisée tomber sur New York. Je me place juste derrière lui, comme il l'avait fait il y a plus d'un an. Il voit mon reflet dans la baie vitrée et se retourne. Je suis tout près de lui, à quelques centimètres de son corps. Je sens son souffle fébrile dans mon cou. Christopher a les yeux baissés, il n'ose pas me regarder. Sans doute craint-il ce que je pourrais lire dans son regard, et lui dans le mien.

Je sors la lettre de Sebastian et je la déchire devant lui. Les morceaux de papier s'écrasent sur les lattes du parquet ciré. Ces mots et ces gestes, je les ai pensés pendant toute la journée.

« Christopher, je n'ai pas envie que Sebastian gagne. Et pour moi, il n'y a qu'une solution, lui donner ce qu'il s'attend le moins à recevoir. »

Je sors également la lettre que Sebastian a écrite à Christopher. Il tressaillit à mon contact physique. Son souffle est de plus en plus saccadé. Je ne cherche pas à lui faire peur, mais seulement à lui montrer que nous pouvons définitivement renverser la tendance et devenir plus forts tous les deux.

« Tu es d'accord pour que je la déchire aussi ? »

Christopher fait oui de la tête, les yeux toujours baissés.

« Regarde-moi alors »

Ses yeux ont du mal à soutenir la détermination des miens, alors que je déchire la lettre devant lui.

« Maintenant, nous avons notre destin dans nos mains.  Nous avons  assez perdu de temps en souffrances inutiles. Il va falloir tourner la page au plus vite, mais pour cela il nous reste une chose à faire. »

Christopher acquiesce toujours, sans un mot.

Je pose ma main gauche sur sa nuque. Il frémit encore. J'approche son visage du mien, nos deux bouches se touchent presque. Son souffle s'échoue sur mes lèvres alors que je commence à l'embrasser. Le contact de mes lèvres sur les siennes, le fait sursauter, mais il ne me repousse pas. Il entrouvre sa bouche et ma langue rencontre la sienne. Christopher reste immobile, ses muscles tendus, ses bras ballants le long de son corps. Je passe ma main gauche dans son dos et colle ma poitrine contre la sienne. Son baiser est moins fébrile. Il prend de l'assurance. Christopher passe maintenant ses bras dans mon dos et me serre contre lui. Nous nous embrassons à pleine bouche. Sa langue a le goût d'un fruit rouge, sucré et agréable. Sa peau sent le savon.  Il a les yeux clos, le visage serein. Je regarde à travers la baie vitrée la nuit qui s'installe. Un nouveau jour se lèvera demain, avec de nouvelles perspectives. Je me perds dans ce baiser tellement inespéré, en pensant d'une part à Christopher et à l'amour réel que je ressens pour lui, mais aussi à Sebastian qui aura finalement échoué tout près du but. Ses confidences nous avaient unis alors qu'il pensait certainement nous donner le coup de grâce. Pendant mes neuf jours de catharsis, j'avais oublié les mauvaises leçons de ma vie antérieure et je m'attelais maintenant à la rédaction du second tome de mon existence.

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