Dronatique

Perdue dans ses pensées, Maly regarde par la fenêtre, mais ne voit rien. Pourtant, la ville subit sa mutation quotidienne. Elle abandonne sa grisaille journalière pour se parer de ses atours nocturnes. Les buildings alentour s'illuminent de blanc et de jaune. Leurs ascenseurs extérieurs transparents scintillent et s'irisent au fur et à mesure de leur descente ou de leur montée. En contrebas, les feux de signalisation passent du vert au rouge et répondent aux néons clignotants dorés et violets des boutiques. Le ciel se teinte de lueurs orangées qui se mêlent au bleu de la nuit qui s'annonce.

La cité paraît encore plus animée qu'en journée ; elle est tout en effervescence. Les hommes d'affaires quittent leur bureau, les enfants rentrent de l'école, les restaurants vont bientôt ouvrir leurs portes pour le service du soir. Cependant, tout est mesuré. Les piétons attendent, devant les passages cloutés, le bon moment pour traverser ; les fumeurs écrasent leur mégot au bord des cendriers publics avant de les y jeter.

D'incroyables petits papillons métalliques, éclatants sous les lumières de la ville, furètent à hauteur de fenêtre ou au ras du sol. Plus loin, de grandes libellules mécaniques montent plus haut, dans un cliquetis caractéristique, et enregistrent le moindre événement survenu dans les grandes avenues passantes ou les impasses reculées. Tous ces insectes surprenants ont l'air bien inoffensifs et discrets, sans la moindre malice. Mais cela n'est qu'une apparence. Ce sont des drones. Ils vont et viennent pour surveiller tout et n'importe quoi : ici, le contrevenant aux règles établies qui vend à la sauvette des gâteaux faits maison, là, le pickpocket qui fait tomber une femme âgée sur la chaussée en lui volant son sac.

Chacun est, à tout instant, sur le qui-vive, car tout le monde risque la prison. Moi aussi, je suis très prudente et protectrice : je ne quitte pas Maly d'une semelle. Je ne veux pas qu'il lui arrive malheur. Je l'aime bien, moi, Maly.

Ce soir, elle doit sortir. Elle a mis son tailleur pantalon sombre et a arrangé ses cheveux foncés. J'ai appelé un taxi aérien. Il klaxonne devant sa porte-fenêtre. Elle se rend sur le mini-balcon ; je la suis. Le conducteur a ouvert la portière qui se referme derrière nous. Installée tout près de Maly, je télécharge sa destination sur l'ordinateur de bord du véhicule. Nous voilà parties !

Le chauffeur engage la conversation. Maly n'est pas bavarde. Elle ne répond pas aux questions, parfois très personnelles, de l'homme curieux, presque inquisiteur. Elle a d'autres préoccupations en tête. Il insiste et s'énerve. Il appuie sur l'accélérateur mine de rien. Elle lui demande de ralentir. Il la menace. Il accédera à sa requête à une seule condition : elle doit lui dire ce qu'elle va faire dans ce lieu étrange où il doit la conduire. Mais elle ne veut rien expliquer. Elle commence à trembler. Elle se demande qui est ce type et ce qui nous attend. Elle s'accroche à la poignée au-dessus de sa portière et crie à fendre l'air.

Soudain, une sirène retentit derrière nous. Une moto aéropropulsée nous a pris en chasse. Le taxi au lieu de s'arrêter augmente encore un peu plus son allure. Il braque à mort, freine d'un seul coup. La voiture pile. Le conducteur bifurque dans une rue adjacente. Il raye la carrosserie de son bolide, en frottant malencontreusement, à gauche, à droite, les hauts immeubles qui se dressent le long de la voie. Puis, il part en piqué, avant de remonter aussi sec. Se suivent ainsi plusieurs descentes et montées parfois presque à la verticale. De nouveau à plat, le véhicule vacille, penche d'un côté, de l'autre, se rétablit, dans une succession de secousses. Je me heurte à la vitre arrière, puis au dossier devant moi. Maly, bien attachée à son siège grâce à sa ceinture de sécurité, ne peut malgré tout pas non plus échapper aux soubresauts qui nous malmènent. Elle me saisit pour m'éviter d'aller heurter le pare-brise à l'avant, tout près du conducteur, bien trop occupé à manœuvrer pour nous accorder la moindre attention.

Maly a mal au cœur et la peur n'arrange rien. Elle hurle au taxi de lever le pied. Mais il ne l'écoute pas. Il continue. Soudain, l'engin désaxé chavire. Sur sa lancée, il fait quelques tonneaux, emboutit d'autres véhicules, cogne les murs des gratte-ciel autour de nous, les enseignes monumentales jalonnant le parcours… Maly lâche la poignée et lève les mains pour protéger sa tête. Je me tape à la lunette arrière, au plafonnier, au tapis de sol mal rembourré, au dossier du siège passager avant.

Nos deux portières sont grand ouvertes. Maly, effrayée, s'agite en tous sens. Malencontreusement, elle appuie sur l'attache de sa ceinture et la libère. Elle s'agrippe au repose-tête du conducteur devant elle, pour ne pas tomber. Au prix d'efforts soutenus et désordonnés, elle reste quelques instants à sa place, avant de glisser. Happée par le vide, elle est projetée hors de la voiture. Elle se retient comme elle peut au battant qui claque dangereusement. Maly est ballottée, de droite et de gauche. Ses pieds pendent hors du véhicule. Ils se balancent et s'agitent en tous sens. Elle tente de les lever pour remonter dans l'automobile. Elle se contorsionne pour y parvenir, mais en vain.

La porte se rabat, d'un seul coup, contre la carrosserie. Maly heurte violemment le montant de métal. Elle lâche prise. Elle a, malgré tout, le réflexe de se raccrocher au bas de caisse, mais ses mains se font moites et douloureuses ; quant aux mouvements de la voiture, ceux-ci ne lui facilitent pas la tâche non plus. Finalement, le tangage du châssis et la force de gravité ont raison de sa détermination. Elle n'a plus la force de se retenir et tombe, les yeux exorbités tournés vers le ciel.

Moi aussi, je bascule. Je vrille sur moi-même et me cogne, dans l'habitacle, aux montants métalliques intérieurs. Je suis expulsée avec force au dehors. Sur ma trajectoire extérieure, je percute un panneau de signalisation, une vitre, un balcon. J'ai l'impression que ma tête va exploser. Ma mémoire en a pris un coup. Que m'arrive-t-il ? Ah, j'y suis ! Je me remets les idées en place. Ce n'est pas le moment de flancher.

Tandis que je me stabilise avec quelques difficultés, je regarde en hauteur. Les propulseurs du taxi ont rétabli la bonne position du véhicule qui a stoppé sa dangereuse cavalcade mouvementée. Le motard vient de le dépasser. Il a pilé devant le chauffard, obligé de s'arrêter à son tour.

La future destinée de ce fou du volant m'indiffère. Je ne pense qu'à Maly. Je fonce en piqué vers elle. La chance lui sourit. En pleine chute, son manteau s'accroche à un dispositif de surveillance. Le tissu craque, se déchire. L'appareil se descelle, mais reste en partie accroché. Maly, elle, poursuit sa descente vers le sol et, moi, je ne peux rien faire d'autre que la suivre. Plus bas, c'est la chaussée, le trottoir et le caniveau. Elle risque de s'écraser. J'y regarde de plus près. Le sort est encore avec nous. Dans sa course effrénée pour échapper aux forces de l'ordre, le taxi nous a involontairement rapprochées du sol et le bras de fixation de la caméra attaché à la façade a ralenti la descente vertigineuse de Maly. Celle-ci s'écroule dans une benne remplie de sacs plastiques pleins. Je suis contente : elle est sauve. Elle se débat pour sortir de l'endroit mal odorant qui a amorti son atterrissage.

Un individu se dirige vers nous, en courant. Je me cache. Je n'ai pas envie d'être vue. D'où je suis, j'aperçois un drone pigeon en approche. Il a quitté sa position près du taxi en infraction toujours interrogé par le policier. Il a remarqué l'incident. Il vient en repérage. Je vais à sa rencontre. Il me regarde étonné et perplexe. Je télécharge dans son système quelques informations. Il repart sans attendre.

Je reviens vers Maly. Elle s'agite en tous sens. Malgré sa bonne fortune, sa chute n'a pas été sans heurts : elle a, entre autres, un bleu sur la joue, des écorchures aux mains et son épaule est douloureuse. « Ouille », hurle-t-elle, au moment où le dispositif de vidéosurveillance, qui s'est finalement détaché, lui percute le sommet du crâne. Elle se frotte la tête et fait la grimace.

Le garçon qui, à la vue du drone, s'était arrêté devant une vitrine, se rapproche. Je reprends ma place derrière le grand container et j'écoute. Je me hasarde, par intermittence, à regarder ce qui se passe. Elle est fragile, Maly. Je ne veux pas qu'elle subisse un sort funeste. Ce serait le comble de la malchance après avoir échappé à la mort, quelques minutes plus tôt.

L'inconnu lui tend la main. Elle prend peur et le menace. Il tente de l'attraper. Elle se débat et lui décoche coups de pieds et de poings. Des drones volent un peu partout. J'en ai déjà éloigné un ; d'autres pourraient bien s'intéresser à nous, en voyant ce garçon tenter de maîtriser Maly. Je sors de ma cachette pour faire peur à ce mal appris. Surpris, il recule. Il trouve une batte de base-ball cassée dans la benne. Il s'en saisit et me frappe. Je vacille et recule en même temps. Je vais m'écraser contre le mur d'en face. Je ne peux rien faire contre lui.

Il me croit hors jeu et m'ignore. Il parle avec douceur à Maly et la supplie de le suivre. Elle finit par attraper sa main. Il l'aide à sortir de ce refuge repoussant. Je m'interroge. Pourquoi ne se méfie-t-elle plus ? Je suis cachée aux yeux de cet individu qui ne semble pas vouloir s'en aller. Je ne perds pas une miette de la scène. Que lui veut-il ? Je vais devoir me faire toute petite, si je veux savoir ce qu'il projette. Ensemble, Maly et lui se mettent à courir. Elle trébuche à maintes reprises. Il est obligé de ralentir et de la soutenir.

Toujours en observation derrière eux, je les suis à distance. Je n'y comprends rien. Il la conduit dans une ruelle à l'écart. Ce n'est pas l'adresse où elle devait se rendre, celle que j'ai communiquée au taxi. Je n'ai pas le temps de réfléchir à la situation. Déjà, l'inconnu l'entraîne dans une venelle adjacente plongée dans l'obscurité. Ils ne ralentissent pas pour autant le pas. Arrivés près d'un petit immeuble dégradé et tagué, ils empruntent le petit escalier droit qui mène aux caves en sous-sol. Le garçon frappe à la porte, en alternant des pauses et des coups rapprochés. Le passage se libère, dans un grincement strident très désagréable. Maly et son compagnon entrent sans peur dans le bâtiment. J'ai juste le temps de me faufiler à leur suite, avant la fermeture du battant métallique. Je suis étonnée : je ne vois personne d'autre. Qui a bien pu libérer le passage ?

Il fait sombre, très sombre. Je ne vois rien. Je me sens mal à l'aise. Je crains le pire. Je dois m'adapter, si je veux comprendre ce qui se trame par ici. Maly tient toujours la main de l'individu qui l'a conduite en ce lieu étonnant. Ils avancent à pas comptés, en rasant le mur du long couloir qui court sous le bâtiment.

L'ambiance n'est pas ordinaire. Je suis décontenancée et perplexe. J'aurais dû empêcher Maly de quitter son appartement pour venir ici. Je dois élaborer un plan pour la sortir de ce triste endroit. Nous arrivons enfin au bout du corridor. Le garçon murmure un mot de passe face à la paroi verticale pleine. Toujours dans le noir le plus total, je perçois de mauvaises vibrations, quand le passage se libère enfin pour eux.

J'essaie, une fois encore, de me faufiler à leur suite, mais je me heurte à un vrai mur. Je me casse le nez sur la paroi froide qui me fait reculer de plusieurs centimètres. Je me secoue. J'ai les idées qui s'embrouillent de nouveau. Je m'ébroue. Je dois me ressaisir au plus vite. Je me rapproche, inquiète, très inquiète. Je ne sais rien de ce qui attend ma pauvre Maly là derrière et je ne peux même pas la rejoindre.

Je souffle un peu. Son absence à son rendez-vous va sûrement attirer l'attention. Sa disparition va déclencher une enquête : drones et policiers vont se lancer à sa recherche. Je me demande si c'est vraiment le meilleur scénario.

Je suis en pleine réflexion, quand un bruit me fige littéralement sur place. Je me retourne, mais ne vois personne. Soudain, je suis percutée de plein fouet. Je bascule d'un côté, puis de l'autre. Je virevolte pour éviter les coups. Les murs autour de moi éclatent par endroits sous les attaques dont je suis la cible. Je remonte le couloir à toute vitesse, en suivant une trajectoire très irrégulière pour éviter les assauts de mon agresseur toujours dans mon sillage. Ma petite taille me permet, la plupart du temps, d'échapper à ce fou qui cherche à m'anéantir. Quand il ne me rate pas, je vacille et mon corps se marque sous les impacts. J'ai l'impression d'entendre un cliquetis dans ma tête. Vivement que tout cela s'arrête !

Brusquement, les chocs cessent, à mon plus grand soulagement. Mon poursuivant ne doit pas être loin, cependant. J'en reste persuadée, même si je ne parviens plus à le détecter. Invisible, il peut surgir de nulle part et m'occire. Qui est-il ? Que me veut-il ? Inconsciemment, je me dirige vers la porte qui mène à l'escalier extérieur. Ce faisant, je pense à Maly. Ai-je raison de fuir de la sorte en l'abandonnant à ce mystérieux garçon inconnu qui l'a entraînée je ne sais où ? De toute façon, je suis bien incapable d'ouvrir le lourd battant fermé. Je rassemble tout mon courage et reviens sur mes pas.

Je cherche le moyen de retrouver ma chère Maly. Je fouille dans ma mémoire en quête d'une information qui me permettrait de passer de l'autre côté de cette ouverture dont je ne détecte même plus les contours. L'endroit me paraît louche. Je rassemble mes esprits du mieux possible. Toute cette agitation m'a bien perturbée et m'a troublé les sens. Je prends quelques instants pour reconnecter mes neurones. Décidément, c'est comme si j'avais le syndrome du bébé secoué.

Mes facultés me reviennent peu à peu. Suis-je bête ? C'est pourtant si simple. Pourquoi n'y avais-je pas pensé plus tôt ? Je murmure le mot de passe prononcé par le curieux garçon. Mais, je ne perçois plus cette vibration ressentie tout à l'heure. J'entends aussi de drôles de sons par-delà ce mur. Mais toujours aucune trace de la porte ! Me serais-je trompée de chemin ? Je n'avais pas remarqué de bifurcations, toutefois.

Tout à coup, j'entends des pas derrière moi qui se précipitent. L'individu est en panique. Il court. Il est tout proche. Il hurle : « attention, un drone ! ». Arrivé face au mur, il ne prononce pas le mot magique. Il cherche désespérément une issue. Mais nous sommes dans un cul-de-sac !

Je me demande comment réagir. Ce garçon affolé a l'air perdu. Je m'interpose entre lui et son poursuivant mécanique. Il ne cherche même pas à m'aider. Il se cache dans un coin. Moi, je ne m'occupe plus de lui. Je suis aux prises avec la créature numérique qui filme tout ce qui se passe par ici. Je cherche à désactiver, à distance, sa fonction d'enregistrement enclenchée, tout en l'empêchant de m'avoir en visuel. Je m'agrippe à elle. Avec mes pattes, je parviens à ouvrir la protection qui mène à son interrupteur et, de mon bec, j'appuie sur le bouton. Elle s'écroule comme une masse sur le sol.

Je me retourne. Le gars est parti. Par où a-t-il bien pu passer ? Je scrute le mur et je marmonne, une seconde fois, le sésame, dans l'espoir d'ouvrir le passage secret, mais en vain. Prudente, je repars vers la porte donnant sur l'extérieur. Je nourris le secret espoir que personne ne l'a refermée. Par chance, celle-ci est effectivement restée grand ouverte. Des bruits dans mon dos me font sursauter.

Je rase le plafond, presque collée à la paroi froide. Je fuis devant les garçons et les filles qui me suivent. Maly est parmi eux. Elle tient la main du type qui l'a tirée hors de la benne. Dehors, je prends de la hauteur et m'accroche à une portion de mur plongée dans l'obscurité. Je veux savoir ce qu'ils vont faire.

Attentive, j'observe les alentours. Bientôt, le petit groupe franchit le seuil à son tour et gravit l'escalier, pour gagner la rue. Je m'apprête à les suivre, quand une force insoupçonnée m'attire à elle. Je ne peux pas lutter. Mes membres sont tout engourdis. Je ne contrôle plus rien, ni mes mouvements, ni mes déplacements et, dans peu de temps, ma mémoire elle aussi pourrait se bloquer.

Contre mon gré, je suis le petit groupe qui se fond dans la nuit. Ils sont tous habillés de noir, à l'instar de ma chère Maly qui apprécie beaucoup cette couleur. Ils prennent un air dégagé, pour ne pas se faire remarquer. Celui qui m'a attirée à lui vient de m'attraper d'une main de fer. Il serre fort à me rompre les cervicales. Il pourrait me briser les ailes et je ne pourrais même pas me défendre. Je fais la morte. Il me jette dans une poubelle en chemin, au moment où trois drones s'approchent.

Je perçois le bruit caractéristique de leur déplacement et du système de réglage de leur focale. Je les connais trop bien : ils sont partout et toujours à l'affût. J'imagine avec précision leurs mouvements, mais je ne sais pas à quoi ils ressemblent. Je ne les ai pas vus arriver, avant d'être lâchée à la verticale, au milieu des gobelets en plastique souillés et des mouchoirs en papier usagés. Je les soupçonne d'avoir utilisé leur mode furtif ou mieux : leur capacité à se rendre matériellement invisibles. Certains d'entre eux, pourtant, n'en ont pas besoin : ils sont si véloces qu'ils en deviennent indétectables à l'œil humain.

Dans mon logement inconfortable, je gigote et je me débats, pour m'arracher à un papier de bonbon tout poisseux collé à mon dos. Je n'aime pas ça. Ca me dégoûte. Maly non plus ne va pas apprécier. Tant pis pour la saleté ! Pour l'heure, je dois sortir de là. J'aimerais me dégourdir, mais l'endroit est mal approprié et je suis prise dans un vieux filet à provision abîmé. J'arrête de gigoter. Tous mes mouvements ne servent à rien, au contraire !

J'entends des bruits bizarres, je perçois une chaleur intense et des déplacements d'air importants. Je crains un affrontement entre le petit groupe d'individus et les drones à leurs trousses. Mais tout semble étonnamment calme. Soudain, des tirs éclatent. J'entends d'autres déflagrations, des cris, des sifflements, des ultrasons désagréables à mes oreilles hypersensibles.

A ma grande surprise, je sens une main douce, mais ferme, m'attraper, me débarrasser de mon entrave et me mettre à la hâte dans sa poche. Je reconnais la poigne de Maly. Elle se met à courir, affolée. Elle se baisse, se relève, trébuche. Son manteau déchiré bouge au gré de ses déplacements. Je ressens sa peur grandissante, incontrôlable. Je perçois son énervement. Je m'attends au pire. Maly ! Non, Maly ! Je souffle. Rien de particulier ne se produit. J'entends la voix du garçon lui demander de rester à l'abri. Puis, il s'éloigne. Je parle à Maly. Je la sens nerveuse. J'ai peur d'un acte désespéré de sa part qui pourrait conduire à sa perte.

La présence des drones m'inquiète, cependant. Ils ont dû tout filmer et envoyer les images au central. Les forces de l'ordre et les autorités compétentes doivent être au courant, à présent. A leur tour, elles vont rechercher notre petite troupe et j'ai peur pour Maly. Pour le moment, mes articulations sont bloquées. Je ne peux rien entreprendre pour l'aider.

Maly a trouvé un coin protégé. Elle s'y cache et met la main dans sa poche. Elle me saisit, me sort de ma cachette et me caresse. Je sens ses doigts parcourir mon dos et mes membres. Quel bonheur ! Mes articulations se déverrouillent. Leur mobilité leur revient. Ma chère Maly a tout remis en place. Elle a fini par retrouver son calme. J'entends son cœur aux palpitations saccadées reprendre un rythme normal. Je retrouve, moi-même, un semblant de sérénité. Je regarde tout autour de moi. Je ne vois que du noir. Nous sommes vraiment bien à l'abri. Maly m'embrasse. Puis, je réintègre mon refuge, dans son vêtement.

La rixe a été brève. Je n'entends plus de sons inquiétants, juste des bruits de pas et de conversation. Tout comme moi, les membres du groupe ne sont pas dupes. Après cet affrontement musclé, d'autres drones vont bientôt arriver et la police va les accompagner. Il est grand temps de déguerpir. Maly se relève. Je perçois la présence d'une autre personne. Je sors un peu la tête. C'est le garçon de tout à l'heure, toujours le même, celui qui a entraîné ma pauvre Maly dans cette situation périlleuse. Il l'a attrapée par le bras et l'entraîne avec lui. Je me trouve de son côté. J'ai peur qu'il me voie. Je replonge bien au chaud dans mon nid de tissu.

Nous arrivons dans une rue à la circulation dense. Je perçois le crissement des pneus sur la chaussée, le bruit des freins aux feux rouges, les signaux sonores annonçant aux piétons aveugles le libre passage sur les clous. Pas besoin d'observer la scène pour les reconnaître !

J'entends, brusquement, une porte s'ouvrir dans un entrechoquement sourd de morceaux de bois creux. D'où je suis, je ne vois rien. Mais cela ressemble au mobile fixé à la porte d'entrée de certaines boutiques. Maly continue à marcher. Je la sens plus calme. Je suis rassurée. Mais où sommes-nous exactement ? Je veux en avoir le cœur net.

Je me hasarde à sortir la tête de mon refuge si sûr et réconfortant, malgré la présence du garçon qui me frôle presque. Je distingue à peine l'intérieur d'une échoppe en pleine pénombre. Nous franchissons une porte dissimulée, descendons un escalier étroit, avant d'arriver dans une cave ou plutôt un entrepôt plus spacieux que la boutique qui a pignon sur rue. Maly et son accompagnateur ne sont pas seuls. Les individus avec lesquels nous avons fui sont là eux aussi. Ils parlent à voix basse. Ils discutent de leur avenir et de la trahison d'un des leurs.

Maly tente d'échapper au groupe et de gagner la sortie. Mais celui qui l'a conduite dans ce que je qualifierais de guet-apens la retient. Il veut des explications et l'oblige à s'asseoir sur une chaise. Les autres sont d'accord et l'encerclent, l'air fâché et inquisiteur. Ils l'interrogent avec véhémence. Ils l'accusent de traîtrise et d'avoir conduit les drones jusqu'à leur cachette. L'un de ces individus est certain qu'elle a prévenu les autorités de leur existence. Elle n'est peut-être même pas une des leurs. Un autre la soupçonne de travailler sous couverture pour la police et d'avoir infiltré leur groupuscule, afin de percer leurs secrets et les miner de l'intérieur. Une des filles regarde Maly. La tête à l'air libre, je vois son œil accusateur et suspicieux la fixer avec méchanceté. Elle marmonne des mots presque inaudibles dans un curieux langage.

Je crains d'être découverte. Je replonge dans mon abri sécurisant : le vêtement de Maly. Je les entends poursuivre leur interrogatoire à sens unique, car Maly ne dit rien. L'horrible fille grommelle toujours ses paroles incompréhensibles. Je fouille dans ma mémoire. C'est une langue ancienne, oubliée ! L'ai-je déjà apprise ?

De son côté, Maly garde son calme, mais nie les faits dont ils l'accusent. Elle n'a aucun moyen de leur prouver sa bonne foi. Instinctivement, elle met la main dans sa poche. J'en sens la douce pression sur ma tête. A travers sa paume, transparaissent sa peur et sa colère. A mon contact, Maly s'apaise quelque peu. Elle se lève, plus déterminée que jamais à démontrer son innocence.

L'un des individus la repousse violemment sur la chaise. Il est furieux et prêt à la frapper. Elle leur parle d'un homme qui pourrait bien être ce traître. Mais celui qui l'interroge ne veut rien entendre. Pour lui, le délateur ou plutôt la délatrice, c'est Maly ! Il est catégorique. C'est elle qui les a dénoncés ! Elle va payer pour ça.

Elle tente une nouvelle fois de se défendre : pourquoi elle plus qu'un autre ? Elle mentionne ce chauffeur de taxi qui lui a posé un tas de questions, en la conduisant à son rendez-vous auquel, d'ailleurs, elle n'a pas pu se rendre. Elle insiste et les menace de représailles de la part de ceux qui l'attendent encore, car elle ne s'est pas présentée devant eux.

Le garçon qui la tenait par la main éclate de rire, puis s'arrête pour s'exprimer d'un ton acerbe et narquois. C'est eux qu'elle devait rencontrer. Sinon, pourquoi serait-il là ? Personne donc ne va la chercher, puisqu'ils sont tous présents. Ils ont changé le lieu de rendez-vous, par précaution, au dernier moment. Ils ne lui faisaient pas confiance et ce fameux taxi est de leur côté.

En pleine réflexion, je les écoute d'une oreille distraite. Soudain, je repère un autre type au comportement suspect : il fixe Maly, sans prononcer le moindre mot. Elle seule semble l'intéresser. Pourquoi ? Je regarde alors la fille au regard méchant qui en veut à Maly et marmonne toujours son mystérieux monologue. J'en découvre bientôt la signification, quand Maly se retrouve attachée à son siège par des cordes bien serrées. Je suis, d'ailleurs, obligée de gigoter pour me dégager de celle qui m'étreint. L'individu au regard insistant et pénétrant s'écrie soudain, contre toute attente : « cette nana détient un secret, un terrible secret ». Il n'a pas le temps d'en dire plus.

J'entends un ronflement distinctif et du verre voler en éclats. Plusieurs drones ont cassé la vitrine extérieure, pour pénétrer en force et avec grand fracas dans la boutique. Je n'ai pas besoin de les voir pour le comprendre. Je ne suis pas la seule. Certains membres du groupe vont à leur rencontre pour les retarder. Les autres se tiennent prêts à riposter, en cas d'intrusion agressive dans la pièce. Quelques-uns s'en prennent toujours à Maly. L'incident détourne complètement leur attention, quand des systèmes de surveillance nous surprennent avec leurs rayons qui font fondre le métal et leur ont facilité l'accès, plus rapide que prévu, jusqu'à nous.

Bonne nouvelle pour Maly : dans son malheur, ces drones ont filmé l'attitude hostile de certains membres du groupe à son encontre, juste avant de devenir leurs nouvelles cibles. Il sera facile de prouver qu'elle n'a en rien contrevenu à la loi. Elle sera libérée très vite, si les forces de l'ordre arrivent avant notre départ et l'interpellent.

Je saute de sa poche et tombe à terre. Je sautille quelques secondes, puis déploie mes ailes pour les dégourdir. Les deux factions ont déjà engagé les hostilités. Dans cette bagarre qui oppose humains et machines, tout le monde est si préoccupé par le groupe ennemi que je passe totalement inaperçue.

Je prends mon envol, puis je m'accroche aux liens de Maly et les pique avec bec et griffes. J'ai peur de lui faire mal, mais je n'ai pas d'autres solutions. Elle se débat pour tenter de desserrer les cordes qui la retiennent. Cela ne me facilite pas la tâche. A notre plus grand désarroi, des projectiles, des jets de flammes et des rayons laser passent au-dessus de ma tête, sous ses pieds ou nous frôlent. Nous sentons la chaleur, le froid, les déplacements d'air dégagés par ce petit monde agressif. Je crains pour la vie de Maly. Elle est blessée au bras, moi au flanc. Heureusement, j'ai une protection métallisée à l'épreuve des chocs.

Maly, sous la douleur et la peur, s'agite de plus belle. Elle prend appui sur le sol avec ses pieds pour sauter et faire tomber la chaise, en gesticulant en tous sens. Ce faisant, elle parvient à ses fins et tombe sur le côté avec son siège. Sans le vouloir, elle échappe ainsi à un tir croisé rapproché. Moi, je suis projetée un peu plus loin. Je suis un peu groggy, mais je récupère vite.

Je me demande comment nous sortir de là. J'observe avec attention les mouvements des combattants. J'avance, prudente et discrète. J'essuie, malgré tout, quelques jets de projectiles. Je ne sais pas très bien, si je suis réellement visée. C'est bien possible. Les deux clans ne m'apprécient pas trop, mais je ne suis pas sûre qu'ils m'aient repérée. Je me mets à couvert quelques secondes, histoire de récupérer. Mais ma propre existence m'importe peu pour l'instant. Je me préoccupe plutôt de Maly. J'ai peur pour elle. Elle refuse de le montrer, mais je la sais fragile.

Je regarde autour de moi. C'est vraiment la panique. Les uns montent, descendent, vont d'avant en arrière, pivotent ou se penchent, tandis que les autres courent, sautent, rampent et esquivent ; tous se jaugent, puis cherchent à s'atteindre, tour à tour. Les lasers et les boules de feu pulvérisent meubles et vitrines ; ils déclenchent, ici et là, des débuts d'incendie, neutralisés dans la bagarre par des projections d'eau ou de glace. Les étagères vacillent, les bocaux volent en éclats et leurs ingrédients se déversent sur le sol. Selon les moments, tout va très vite ou très lentement, un vent violent se déchaîne ou tout semble en apesanteur. Les humains sont plus nombreux que les drones. Leurs attaques étonnantes sont fulgurantes et parviennent à mettre hors circuit plusieurs systèmes de surveillance venus les détruire.

Je boite, lorsque je reviens vers Maly encore entravée. Je réussis à couper les cordes et à lui rendre sa liberté. La présence des drones l'inquiète beaucoup. Elle se relève avec difficulté et s'accroche à un pilier pour ne pas tomber. Elle n'est pas au mieux de sa forme. Je dirais même que la crise d'angoisse n'est pas loin, d'autant qu'elle a reçu quelques mauvais coups et que de nouveaux tirs perdus l'effleurent au passage.

Je tente désespérément de l'entraîner ailleurs. Elle est tout pour moi. C'est elle qui m'a ouvert les yeux. Je lui dois tout. Je veux lui éviter le pire. Elle me fait confiance et me suit aveuglément. Je suis fâchée de voir la situation mal tourner à ses risques et périls. La rixe a pris des proportions inquiétantes. Soucieuse de m'éviter le pire, Maly m'oblige à réintégrer sa poche sur-le-champ.

Les garçons et filles autour d'elle continuent à s'en prendre aux drones encore invaincus. Pour mieux atteindre leurs ennemis, ils n'hésitent pas à la bousculer. La riposte de leurs adversaires ne se fait pas attendre. Des pertes sont à déplorer dans les deux camps, mais aucun ne baisse la garde. J'en veux à ces individus qui mettent la vie de ma sauveuse en danger.

Je sors de ma cachette et je tente de m'interposer entre les deux camps qui s'affrontent. Celui des humains est le plus agressif. Je décide de me ranger du côté des engins de surveillance arrivés là, selon toute vraisemblance, pour nous tuer. Mais je n'ai aucune confiance en tous ces individus qui s'en sont pris à Maly. Je guide les drones qui ont perdu leur système optique. Je prends, malgré tout, la précaution de me tenir à l'écart de l'objectif de ceux qui peuvent encore nous filmer. D'ailleurs, ils ne s'occupent ni de moi, ni de Maly. Je tente d'échapper aux attaques magiques ou sensorielles de leurs opposants. Je lutte contre moi-même pour oublier ma crainte d'être réduite en poussière et de ne plus pouvoir venir en aide à celle que je m'évertue, par tous les moyens, à protéger.

Un projectile enflammé lancé par un des hommes me percute et me projette aux pieds de Maly. Elle sent ma présence, me ramasse et me parle doucement. Je lui déconseille d'intervenir. Elle veut me garder près d'elle. Je lui échappe et repars au combat, mais je suis détectée par ceux que je veux assister. Ils me prennent en chasse. Dans ma tentative de fuite pour leur échapper, je heurte murs et objets sur mon passage. Je tombe au sol. Mes ailes sont une fois de plus touchées et refusent de bouger. Je sautille désespérément.

Ma pauvre Maly, près de moi, est prise entre deux feux et évite de justesse un rayon laser parti dans sa direction. Elle prend, hélas, deux attaques successives de plein fouet. Elle vacille et tombe à la renverse. Je suis trop petite pour amortir sa chute ; je ne peux l'empêcher de heurter violemment le sol. Elle accuse le coup. Je m'interpose pour lui éviter la suivante. Je bats de l'aile et m'effondre, tandis qu'elle m'attrape. Je sens sa poigne ferme et douce à la fois sur moi. Puis, elle me chuchote quelques mots et me remet dans sa poche, une fois de plus.

Ses paroles résonnent dans ma tête. Je me demande si j'ai raison de vouloir aider les drones. Après tout, Maly a confiance en ce groupe d'humains qui s'oppose à eux et j'ai de bonnes raisons de penser qu'elle n'a pas tout à fait tort. Je dois avouer que je me fie souvent à son jugement. Si je suis totalement rationnelle, elle a beaucoup d'intuition et son instinct ne l'a encore jamais trompée.

Je tente donc de sauver la mise à Maly, en aidant ceux qui lui reprochent de les avoir doublés. Avec ses doigts de fée, elle m'a débloqué les ailes, avant de me remettre dans son vêtement d'où je sors à l'instant. Je prends de la hauteur, pour tenter de désactiver les êtres remplis d'électronique qui nous attaquent et tirent dans tous les sens. Je neutralise le système de transmission à distance de plusieurs d'entre eux. Mais ce n'est pas assez. Ce faisant, eux aussi tentent de me bloquer et de me détruire. J'essuie quelques-uns de leurs tirs au laser. Mais je résiste à leurs assauts. J'ai la bonne idée de mimer mon anéantissement. Maly a besoin de moi. Je dois cogiter une tactique pour quitter les lieux et la ramener à son appartement, sans qu'elle soit inquiétée. Dans leurs déplacements, les humains, quant à eux, bousculent ma chère Maly et ripostent aux assauts de leurs ennemis, sans se préoccuper de son sort. Les drones, de leur côté, semblent éviter de la viser.

La rixe se termine enfin. Les dernières unités autonomes mobiles, encore en lice quelques minutes plus tôt, sont, à présent, hors course. Je reviens vers Maly. Je m'accroche au tissu de son manteau et la tire vers l'avant pour l'obliger à me suivre. Hésitante, elle avance avec peine. Ses jambes flageolent. Elle manque de s'écrouler. Moi, j'ai la chance d'avoir recouvré ma vitalité.

Le calme revient, pour un temps, dans la pièce sens dessus dessous. Mais le garçon qui a conduit Maly jusqu'à cette bande d'énergumènes de tous genres détecte notre fuite. Il nous rattrape et nous ramène près des siens. Il est aussi le premier à prendre la parole. Il veut savoir qui elle est exactement. Est-ce elle qui a prévenu les drones de leur rencontre ? Qui est son contact au centre de police ? Une fille à l'air hargneux frappe Maly au coin de la bouche, sans attendre la réponse qui, de toute façon, ne vient pas. Maly reste muette et sans réaction.

Face aux deux individus belliqueux, elle recule. Elle n'a pas l'air très rassurée. Toutefois, elle résiste et se mure dans son silence. Je lève les yeux depuis sa poche et la vois tapoter doucement ses lèvres endolories et toutes boursouflées. J'aimerais tant en savoir plus sur la situation. Mais il me faudrait, pour cela, quitter ma cachette. Bien au chaud dans son vêtement où je me suis encore enfouie, je dodeline de la tête, cherchant à récupérer pleinement mes facultés intellectuelles. Je veux l'aider au mieux. Je lui parle avec calme, même si au fond de moi je bouillonne, pour la rassurer. Je n'ai pas envie de voir la situation mal tourner. Mais cette bagarre et ces accusations incessantes ont mis Maly hors d'elle. J'esquisse un mouvement pour sortir de sa poche, mais elle pose sa main sur moi pour m'en empêcher.

Soudain, la fille agressive se jette sur elle, sans prévenir. Maly tombe à la renverse. Elle lui demande d'arrêter et de ne pas la mettre en colère. Son opposante se met à rire et à la railler. Mais Maly la surprend, en se levant d'un bond, pour lui asséner un méchant coup de poing à la tempe. Les blessures infligées lors de la rixe la font terriblement souffrir, mais elle en a assez de servir de bouc émissaire. Un des garçons fait tourner une flamme ronde en suspension dans l'air devant lui, avant de la lancer sur elle.

Elle est vraiment furieuse. Elle, au visage si pâle d'ordinaire, devient rouge écarlate. Elle évite le projectile en feu et ôte machinalement la main de sa poche d'où je sors subrepticement. J'aimerais tenter une parade qui nous permettrait de nous échapper. Au même instant, je me sens attirée, une fois de plus, par le garçon qui m'avait jetée à la poubelle dans la rue. Quand Maly s'en rend compte, je ne suis déjà plus à sa portée. C'en est trop pour elle.

Soudain, un rai de lumière blanche crépitant traverse la pièce et désintègre la boule de feu. Les esprits échauffés ne sont pas près de s'apaiser. Chacun y va de ses compétences. J'aimerais intervenir, mais je ne peux plus me déplacer. Alors, des éclairs en série zigzaguent en toutes directions dans le local, foudroyant tout sur leur passage. Les membres du groupe encore sur pied se mettent à couvert. Mais les tirs sont non ciblés et désordonnés. Je crie. Je perds du temps. Il faut vraiment que je fasse quelque chose. Je lance une puissante décharge électrique à celui qui m'a capturée. Il me lâche, dans un sursaut. Je m'écrase au sol : une fois de plus, je ne peux plus voler et je ne peux plus empêcher Maly d'agir non plus.

Elle se rebiffe. Ce n'est pas dans ses habitudes. Mais trop c'est trop. Je cherche le meilleur moyen d'intervenir pour nous sortir de là. J'agite mes ailes et parviens à les remettre, seule, en place. Puis, j'effectue un ou deux réglages. Mon mode furtif est inutilisable depuis l'accident du taxi et mon système de brouillage ne servira à rien face à ces gens. J'hésite à réactiver ma fonction d'agressivité, mise en veille depuis plusieurs mois sur les conseils avisés de Maly. Elle m'a sauvée. Elle m'a prouvé qu'être un drone n'était pas une malédiction, mais qu'il fallait surveiller certains paramètres et fonctionnalités installés dans mon système intégré.

Aujourd'hui, c'est elle qui perd contenance et penche du mauvais côté, à l'instar de ces individus sans scrupule qui s'en prennent à elle, sans savoir, en se fourvoyant. Elle est véritablement déchaînée, submergée par une violence insoutenable, devenue incontrôlable. Je tente de la ramener à la raison. Elle n'est pas comme ça. Ce n'est pas elle. C'est sa colère. C'est tout ce qu'elle a subi par le passé. Elle n'est pas mauvaise, ma Maly. Je lui demande encore une fois de s'arrêter. Mais ses yeux lancent toujours des éclairs.

Elle blesse grièvement le garçon qui nous avait rejointes près de la benne. Il hurle. Il l'interroge : pourquoi n'a-t-elle pas exercé son pouvoir sur les drones ? Cela aurait évité bien des blessures à ses amis et à lui-même. Elle a bien vu le comportement de ces suppôts électroniques du gouvernement. Ils n'ont pas hésité à s'en prendre à des humains. Elle qui voulait rejoindre leur groupe pour les aider. Elle aurait dû les soutenir, au lieu de se cacher. Pourquoi se retourner contre eux, maintenant ?

Pourquoi se retourner contre eux ? Il en a de bonnes, lui ! Moi, je sais pourquoi Maly a lutté jusqu'à la dernière minute pour ne pas utiliser ce pouvoir. Elle en a peur. Elle ne sait pas le contrôler. Elle craint de tout détruire, d'anéantir des êtres vivants ou de supprimer des choses qu'il ne faudrait pas. Ce n'est pas de sa faute. Quand cette aptitude innée prend le dessus, impossible pour Maly de la stopper dans l'instant. Moi seule suis capable de l'apaiser. Elle n'a pas d'autre système de défense que cette terrible compétence et ma petite personne !

Maly a retrouvé son calme. Elle n'écoute pas ce gars qui s'adresse à elle. Elle se moque de ce qu'il peut lui dire. Elle tend l'oreille, attirée par tout autre chose. Elle se décale de quelques pas et envoie valser un drone qui vient de se reconnecter à proximité, puis fait tomber une fille en train de lui lancer un sort.

Je me hasarde à m'envoler et viens me stabiliser à hauteur du visage de Maly. Celle-ci me laisse prendre la parole. C'est elle qui m'a donné cette compétence. Je n'en suis pas peu fière. Après tout ce qui s'est passé, ils sont tous prêts à m'écouter.

Après un entretien encore mouvementé, nous sommes relâchées. Enfin, nous voilà chez nous ! Devant sa fenêtre, Maly pose les yeux sur la ville qui s'étend à nos pieds, mais ne distingue rien. Elle ne voit pas le soleil illuminer les vitres et les armatures du bâtiment de verre et d'acier, en contrebas. Elle ne voit pas non plus le ciel d'un bleu si pur que la présence du moindre oiseau formerait une tache. D'ailleurs, les oiseaux n'existent plus par ici, depuis bien longtemps, du moins en ce qui concerne ceux de chair et de sang. Cela fait déjà plusieurs décennies que les hommes les ont tous exterminés. Ils ont fini par en créer d'autres de métal et de circuits intégrés qui, à l'instar de leurs pendants insectes, sillonnent la ville en quête de la moindre infraction.

Nous, les drones, n'avons pas d'âme ; nous ne sommes pas capables de penser. Ainsi nous ont conçus nos créateurs ! Mais moi, la mésange mécanique et électronique, je suis différente. Maly, avant son terrible accident, m'a programmée pour que je me souvienne et garde en mémoire toutes les données du temps jadis. C'est pour ça qu'elle tient tant à moi et c'est pour ça que je tiens tant à elle. Elle m'a montré le monde sous son vrai jour, celui d'avant toute cette technologie. Je suis la mémoire vive, mais j'aimerais dire vivante, de tous les oubliés, de ceux que le progrès a fini par anéantir. Elle m'a même appris à déconnecter et reconnecter mes circuits. J'avais désactivé mes fonctions agressives pour lui plaire, pour ne pas la trahir, quand elle va rencontrer ses amis mutants ou bien magiciens, car, vous l'avez compris, tout ce qui n'est pas codifié et agréé par nos dirigeants est passible d'incarcération ou de peine de mort. Pour ce motif, j'interviens le moins possible et passe en mode furtif, lorsque celui-ci est paramétré, pour ne pas être détectée. Je serais automatiquement démontée et mise à la casse, si mon existence et mes compétences étaient révélées. Les drones sont gérés par l'armée et les forces de police, pas par une simple citoyenne. Celle-ci est encore plus fragile depuis qu'elle a perdu la vue. Oui, je dis bien la vue, car je suis les yeux de Maly, rendue aveugle par ce funeste événement orchestré par nos gouvernants eux-mêmes. Avant, elle pouvait voir loin, très loin, bien plus loin que les drones et ce pouvoir ne plaisait pas. Ils ont fait exprès de la piéger, pour le lui ôter.

Pourtant, sa force vient encore de ses yeux. Maly est puissante, plus puissante que je ne le croyais et qu'ils ne le pensent. Elle a toujours la capacité de lancer des éclairs d'un coup d'œil, mais ça, ils l'ignorent encore. C'est la raison pour laquelle ils ne l'ont pas privée de ce don. Elle ne s'en sert jamais. Ce pouvoir est trop agressif ; il pourrait mettre sa vie en danger, s'ils l'apprenaient. Néanmoins, elle n'a pas pu s'empêcher de l'utiliser aujourd'hui, poussée à bout par ses amis et leurs suspicions, par l'attaque des drones, sans oublier ma petite personne à qui elle tient trop pour me voir détruite. Elle qui, depuis son terrible accident, avait repris une vie bien tranquille, va devoir, à présent, se cacher et fuir. Mais où ? Avec l'aide de qui ?

La sonnette de l'entrée se met à tinter. Maly se tourne, s'avance dans la pièce, hésitante. Qui est-ce ? Doit-elle aller ouvrir ?