Vertige de Printemps

Bertrand Bayet

Une vision quelque peu apocalypoétique d'un futur dans lequel la technologie - les drones en l'occurrence - régit peu à peu le quotidien.

 

 Chapitre I – Le Temps du sol

 

Au commencement était le sol, lentement,

S'égrenaient les saisons sur le long chapelet,

Les mois et les jours et les heures sonnaient –

Et les haïkus échappaient à l'emprise du temps :

Eternel Eté

La chaleur cuit le rocher

Et les foins couchés

Et les peuples, chacun dans son fief, son village

Une fois la nuit tombée alors que vivement

Les flammes d'un brasier éclairent leur visage,

Recueillent l'histoire du monde, narrée par des passants.

Dans le ciel les oiseaux, tels de gracieux vaisseaux,

Dessinent des arabesques, traits noirs sous les nuages,

Fendent l'air doucement comme une étrave fend l'eau,

Et esquissent patiemment l'invisible sillage.

 

C'est le temps des enfants baptisés, catholiques,

Le Dimanche oyant messe, un rien fanatiques,

N'entendant point, n'entendant rien, ne parlant pas latin,

N'ayant pour seule culture que celle de leurs mains.

C'est le temps de la Foi, quand les Hommes fragiles

Se trouvent à la merci des guerres et des bacilles,

Atteignant en prières la seule citadelle

A l'épreuve des flèches et des germes mortels.

 

 

Chapitre 2 – Le Temps des étoiles

 

La suite des Temps vit l'espace, rapidement,

Conquis en moins d'un siècle par la science effrénée.

La théorie des cordes, la relativité…

Les haïkus se tordirent dans l'espace et le temps :

Eternel Automne

Sur le sol, les feuilles moorrrtttteeeeessssss,

Les abeilles aussi

Et les nations, chacune dans ses frontières, son drapeau,

Le travail terminé et aux heures de grand-messe,

Regardant la télé, écoutant la radio,

Recueillent l'information digérée par la presse.

Dans le ciel les oiseaux sondent avec inquiétude

Le passage régulier de néo-prédateurs

Que précède, terrible, fracassant l'habitude,

Le hurlement lugubre d'une meute de réacteurs.

 

C'est le temps de la science, où l'on cesse de croire,

Le temps du savoir, où l'on cesse d'apprendre,

Le temps où l'on croit prendre – peut-être ? – le temps d'avoir

Soufflé sur une braise et recueilli des cendres…

C'est le temps du Progrès, de la fée électrique

Penchée sur le berceau de ces nouveaux païens

Dont on fête chaque soir le baptême cathodique

A vingt heures pétantes avec le pain, le vin.

 

 

Chapitre 3  - Le Temps des Cieux

 

Au bout des Temps brûlèrent les cieux, vivement,

Emplis de paquets d'ondes, déphasés, cocycliques,

Crépitant leurs données sous forme algorithmique.

Les haïkus numériques sifflèrent avec le vent :

Zéro – Zéro – Un

Zéro – Un – Un – Zéro – Un

Zéro – Zéro – Fin

Et tous les followers, chacun dans ses réseaux

Connectés « temps réel » aux soubresauts du monde,

Envahis de datas, inondés de signaux –

Témoignent à l'univers de chaque nanoseconde.

Un à un, des gadgets,

Devenus grands :

Des jouets,

Devenus grands :

Des drones,

Devenus autonomes,

Gravitent sous les nuages, essaiment dans les nuées

Imitent les oiseaux devenus bêtes, en somme…

 

C'est le temps des sorciers : en effleurant du doigt

Un miroir magique, on peut se projeter,

En yeux, oreilles, esprit et faire tonner sa voix

A l'instar d'un Dieu dans de lointaines contrées.

C'est le temps où la foudre volée à Jupiter

Est confiée sans vergogne aux oiseaux de métal

Pour déchirer le ciel et entailler la terre

Si ainsi en décide l'algorithme infernal.

De choix mal consentis à un avenir lisse,

D'un passé tortueux à un futur placide,

Remettons à ces drones des pouvoirs de police :

C'est le temps des charnières et des sauts dans le vide.

 

[Un corbeau fatigué, hésitant et malade,

Se traînant sur le sol, se fige et me regarde

De la prunelle intense de son œil résigné,

Roi vaincu sur la terre exilé]

 

Derrière lui le soleil

Masqué par une ombre altière

Se prosterne

 

[Bruissant avec souplesse,

Voltigeant sans paresse,

Agile et impérial

Dans un ciel de cristal,

Un aigle sans ailes

Et en guise de cervelle

32 Giga de barrettes mémoire

Et un capteur IR dans son orbite noire

Une liaison montante pour diriger la bête

La cartographie bien implantée dans la tête

Une centrale inertielle, guidage semi-actif laser

Et une liaison réseau en Bluetooth pour ses pairs]

 

Homme de peu de Foi

Le vertige d'un siècle franchi en deux pas

Je n'oublierai pas

Le jour où je vis Dieu pour la première fois

 

 

Chapitre 4 – Au Temps en emporte le Vent

 

La Nuit des Temps se lève exponentiellement

Sur le règne aérien d'un électronique ballet.

Facteurs et paramètres sont répertoriés.

Un haïku sur papier, emporté par le vent :

                Eternel Hiver

                Où doit se cacher la flamme

                Au profond des âmes

Et tous les humanesques au même cerveau reliés,

Privés de connaissance, idiots mais omniscients,

Se prosternent avec joie inexorablement :

Là tout n'est qu'ordre et beauté, existences bien réglées.

Les oiseaux, abattus, ne battent plus des ailes

Le froid et la pénombre ont brisé leur courage

Puisque l'armée des drones leur a volé le ciel

Ceux qui ont survécu se meurent dans des cages.

 

C'est le temps éternel, figé pour l'infini

Chacun des algorithmes finit de converger

L'écart résiduel tend vers son point mini

Là tout n'est qu'ordre et beauté,

n u p a r t s é o u v a l l e d e r.

 

C'est le temps éternel, figé pour l'infini

Chacun des algorithmes finit de converger

Les derniers overshoots se désagrègent sans bruit

Là tout n'est qu'ordre et beauté,

nu l pa rt s é ou l e va der.

 

C'est le temps éternel, figé pour l'infini

Chacun des algorithmes finit de converger

Un Dirac se convulse et puis s'évanouit

Là tout n'est qu'ordre et beauté,

nul pa rt ou s é le vader.

 

C'est le temps éternel, figé pour l'infini

Chacun des algorithmes a enfin convergé

C'est la perpétuité faite technologie

Là tout n'est qu'ordre et beauté,

Nulle part où s'évader.

 

 

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