Du changement de sexe au changement de texte
Christian Monnin
Pour entrevoir ce qu'il advient du sexe quand on le libère, il est recommandé de prendre connaissance d'une tribune de Laurent McCutcheon, ex-président de Gai Écoute, intitulée « La transidentité, prochaine révolution sexuelle ». « Mais quand donc ces révolutions sexuelles s'arrêteront-elles ? », est-on en droit de se demander. De toute évidence - la prose de Laurent McCutcheon en fait foi -, pas tant que subsistera le plus infinitésimal résidu de sexe, même à l'état pulvérulent.
L'auteur de ce manifeste plein d'espoir, d'un progressisme exemplaire, est confiant : le récent, qui a arasé le passé, est garant de l'avenir, qui ne ressemblera à rien. La libération de la femme, la fierté LGBT (lesbiennes, gais, bisexuels et transgenres), le « mariage entre conjoints de même sexe », la procréation assistée par l'État entre conjoints de même sexe, ou sans conjoint, et sans sexe, n'étaient que des réformettes jalonnant le chemin qui mène à la révolution sexuelle, la vraie.
Bon. Mais de quoi s'agit-il ? Ou s'agit-elle, car en la matière, justement, on ne sait plus trop. Il/elle n'est plus seulement question de voile ou de vapeur, les L, les G et les B, vont mieux, merci , mais de leurs parents pauvres, les T, et d'identité, comme toujours de nos jours : « La transidentité s'adresse à l'identité même des personnes : une personne de sexe masculin se perçoit comme étant de sexe féminin et une personne de sexe féminin se perçoit de sexe masculin, et cela, indépendamment de son orientation, qu'elle soit homosexuelle ou hétérosexuelle. » Le sexe, qui apparaît aux esprits obtus comme une polarité complémentaire, est, en surréalité, extrapolaire, ou au moins multipolaire, infinie combinatoire entre sexe biologique, orientation sexuelle, genre et, enfin, cette « identité ressentie », qui est l'enjeu du plaidoyer de Laurent McCutcheon. Chacune de ces combinaisons a naturellement droit à la pleine reconnaissance de la société, sans sourcillement. Si vous vous y perdez un tantinet, c'est que vous avez besoin d'être rééduqué. Heureusement, une hiérarchie existe pour aider à s'y retrouver entre les pelures interpénétrées de cet oignon sexuel.
Contrairement à une idée reçue, le sexe biologique est un caractère secondaire, récessif et surtout révocable. Le véritable donné, ce qui constitue la personne, c'est l'orientation sexuelle. En effet, « s'il est possible de changer de sexe biologique, il n'est toutefois pas possible de changer son orientation sexuelle ». Au commencement, avant l'être, scintille l'objet de désir. En bas de l'échelle croupit le genre, sordide et arbitraire construction sociale de rôles et de comportements imposés, bouillon de culture de toutes les dominations abjectes, subsumées sous le terme de «patriarcat ».
Toute l'affaire consiste à désarrimer genre et sexe biologique : les rôles et comportements masculins et féminins doivent impérativement n'avoir qu'un rapport conventionnel avec la réalité biologique, afin de laisser libre cours au désir. La révolution appelée de ses vœux par Laurent McCutcheon renversera ce semblant d'ordre cul par-dessus tête pour élever au pinacle un genre idiosyncrasique, libéré des carcans traditionnels, pure expression d'un désir que rien ne doit contenir, et qui donc s'exténuera. Plus qu'un genre : une « identité ».
Sur quelle base se construit cette étrange identité sexuelle nouveau genre, dès lors que biologie et rôles sociaux sont disqualifiés ? Sur le ressenti individuel. Les « trans » sont «des hommes et des femmes [qui] décident d'assumer l'identité ressentie », « pour laquelle ils éprouvent un confort, une voie de réalisation et un bien-être ». Qu'une infime minorité définisse son identité sexuelle en fonction du ressenti est une chose. Qu'elle s'efforce d'en faire une norme pour l'imposer à la majorité en est une autre. Faut-il pour son « confort », sa « réalisation » et son « bien-être » nier la plus évidente des réalités ? Et comment ! répond Laurent McCutcheon, dont l'optimisme, qu'on hésite à qualifier de bonhomme, repose sur l'adoption le 6 décembre 2013, par l'Assemblée nationale du Québec, du projet de loi 35, qui amende le Code civil, notamment dans le sens de la transidentité.
Jusqu'alors, la mention du sexe faisait référence au sexe biologique et les demandes de modification étaient balisées comme suit par l'article 71 : «La personne qui a subi avec succès des traitements médicaux et des interventions chirurgicales impliquant une modification structurale des organes sexuels, et destinés à changer ses caractères sexuels apparents, peut obtenir la modification de la mention du sexe figurant sur son acte de naissance ». Autrement dit, pas de changement sans opération : le sexe est lié aux organes « apparents » et sa mention dans l'état civil conditionnelle à une réalité objectivement vérifiable (quoique la féminité d'un homme à vagin mais sans utérus puisse poser question – Dieu reconnaîtra les seins).
Mais il était fatal que le désir de reconnaissance de l'identité ressentie exigeât une inflexion de la loi vers un Code civil lui aussi ressenti. Par conséquent, la réécriture de l'article 71 introduit la notion d'« identité sexuelle » pour séparer radicalement sexe et physiologie, organes et mention à l'état civil : « La personne dont l'identité sexuelle ne correspond pas à la mention du sexe figurant à son acte de naissance peut, si elle satisfait aux conditions prévues par le présent code et à celles déterminées par un règlement du gouvernement, obtenir la modification de cette mention […]. Ces modifications ne peuvent en aucun cas être subordonnées à l'exigence que la personne ait subi quelque traitement médical ou intervention chirurgicale que ce soit. »
Un an après son adoption, ce texte n'est toujours pas entré en vigueur, en l'absence du fameux « règlement du gouvernement ». À ce dernier échoit la tâche épineuse de définir les critères légaux d'une identité sexuelle fondée sur le ressenti. Les parlementaires se sont aventurés à évoquer des lettres de spécialistes (psychologues ou médecins). Levée de boucliers : eu égard à la rareté des services, « les délais encourus par l'imposition de telles conditions seraient discriminatoires », explique une intervenante qui, oubliant que l'orientation sexuelle n'est pas inscrite à l'état civil, ajoute qu'« on ne demande pas aux homosexuels d'avoir fait un an de pratique homosexuelle avant de les reconnaître. On estime que ça devrait être la même chose pour les personnes trans. » La transidentité passe-t-elle l'épreuve discriminatoire du réel ?
En quête de cette quadrature du sexe, les parlementaires ont également pensé demander aux candidats de prouver (mais comment ? avec des selfies ?) qu'ils ont vécu pendant deux ou cinq ans conformément à l'identité de genre qu'ils revendiquent. Nouvelle levée de boucliers : pareille exigence, explique un juriste, serait « discriminatoire d'autant plus que les personnes cisgenres n'ont pas cette obligation-là ». Réaction prévisible, mais lexicalement instructive : est « cisgenre » une « personne dont l'identité de genre concorde avec le sexe qui lui a été assigné à la naissance ». Toutes choses étant égales, il n'y a ni hommes ni femmes, seulement des préfixes du mot « genre » : masculin et féminin ne sont que des cas particuliers du grand genrisme indifférencié. Bel exemple de détournement et de retournement de la langue, c'est-à-dire de déconstruction : il n'y a pas de hors-genre, pour paraphraser Derrida. Et nous verrons que le langage articulé est bien la cible ultime de cette « révolution ».
Pour leur part, les militants soutiennent qu'« un affidavit (déclaration sous serment) attestant que la personne s'identifie d'un autre sexe depuis 1 an suffirait amplement » et l'un d'eux propose même « un régime d'autoidentification de genre ». L'enjeu de ce règlement d'application est rien moins que le rapport de la loi à la réalité. Au regard du Code civil, le sexe deviendrait performatif, non pas bien sûr qu'il fallût accomplir une performance sous le regard médusé d'un officier assermenté, mais au sens où il suffirait de dire pour être : je suis un homme ou une femme parce que je le dis. Nul besoin de forcer son imagination pour voir venir une procédure simplifiée d'« autoidentification de genre » en ligne : changez de sexe en deux clics !
Tout ce que je suis est l'objet de mon choix. Rien ne doit m'être assigné, ni rôle stéréotypé, ni sexe, ni nom, ni bon sens. Dans une réplique à sa tribune du Devoir, Gabrielle Bouchard dénonce la pusillanimité de Laurent McCutcheon, qui n'a « pas su mentionner que les parents trans sont obligés de garder leur identifiant de père ou mère sur l'acte de naissance de leur enfant, même après une transition légale ». Car il est dans l'intérêt manifeste de l'enfant que sa généalogie branle dans le manche jusque sur un extrait de naissance à géométrie variable où les papas deviennent des mamans et vice versa.
Pourquoi d'ailleurs imposer la moindre limitation ? Aux yeux de Gabrielle Bouchard, le projet de loi 35 ne va pas assez loin, puisqu'il exclut les immigrants et les mineurs en précisant que « seul un majeur domicilié au Québec depuis au moins un an et ayant la citoyenneté canadienne peut obtenir de telles modifications ». Enfants transgenres Canada a déjà présenté un mémoire pour soutenir le projet de loi 35 où il est demandé que les « jeunes trans » soient «autorisés à légalement changer leur prénom, sans obligation de publication, et leur mention de sexe, sans chirurgie, avant l'âge de la majorité (avec consentement parental avant 14 ans, sans consentement parental après 14 ans) ». Exit l'adolescence comme période formatrice d'exploration et de négociation avec les codes et les normes, en quête d'un compromis d'acceptation : il faut procéder à leur renversement notarié dès avant la puberté . Sexe transit gloria mundi.
C'est alors logiquement la pertinence de la mention de sexe elle-même qui est contestée, prélude à la disparition des sexes. Certains juristes renversent la vapeur et, considérant que « c'est le droit et non la nature qui, en divisant les sujets de droit en hommes et femmes, institutionnalise ainsi la différence entre les sexes », estiment que le sexe est inutile aux fins de l'état civil qui sont purement «d'identifier la personne » (au mépris, par exemple, des ancrages généalogiques et géographiques) : « Il y a une photo pour ça! », s'exclame l'un d'eux (même si c'est une femme) . Le selfie suffit si l'état civil est un profil Facebook.
Mais passons des tenants de la cause à ses aboutissants. C'est le texte de Laurent McCutcheon qui met le plus clairement au jour le vrai fond de l'affaire, lorsqu'il se lance dans un rêve à la Martin Luther King : « Il est plausible d'imaginer qu'un jour viendra où, à la naissance, on ne cherchera pas à assigner un mode de vie conforme au sexe biologique et à imposer les stéréotypes de la masculinité et de la féminité. » Mais que vont faire les parents s'ils n'assignent pas d'identité à leur enfant ? Lui donner des autocollants ? Et surtout que fera l'enfant ?
Les plus adaptés à ce meilleur des mondes seront les enfants de couples homosexuels, transgenres, bi, en tout cas non hétérosexuels. Car ces derniers sont dangereusement susceptibles d'incarner et donc d'imposer des modèles de personnalité typés. On se demande incidemment de quel genre pourrait être le « désir d'identification à l'autre sexe», que Laurent McCutcheon place à l'origine du phénomène, quand rôles et comportements auront été arrachés à l'un ou l'autre sexe et réduits à de simples accessoires identitaires. Il y a là comme l'indice d'un sourd désir de mort, dans la mesure où l'horizon du « transgenrisme » semble être sa propre disparition.
Mais il pourrait bien entraîner autre chose avec lui, que la suite de la rêverie de Laurent McCutcheon permet d'apercevoir : « Il est aussi plausible d'imaginer qu'au-delà de la tenue vestimentaire et des rôles sociaux, la société ne sera plus divisée entre les hommes et les femmes. » Rêve prémonitoire contre lequel il est sans doute trop tard pour se prémunir, et dont les moyens pratiques de mise en œuvre sont connus : layettes grises pour tout le monde, suspension de l'attribution d'un prénom (et donc de l'entrée dans le langage !) jusqu'à l'expression d'un ressenti, invention d'un pronom neutre pour s'adresser aux poupons comme dans certaines garderies scandinaves, cours Éthique et culture sexuelle au plus tard à la maternelle, quota de livres normalisant l'homosexualité et le transgenrisme dès le CPE, ghettoïsation des camps d'été , etc.
Et voilà la fin de la sexuation à laquelle aboutit cette révolution asexuelle. Le sexe est une tension entre des pôles dont les contours doivent demeurer repérables. Car cette dualité ouvre une première différenciation qui dépasse l'irréductibilité des individus et permet de les apercevoir à travers des traits généraux. Pour parler d'un être ou le penser, il est en effet indispensable de recourir à un vocabulaire qui l'associe à des catégories auxquelles il appartient sans qu'elles n'épuisent sa singularité. Les mots ne sont pas les choses, mais elles ne peuvent être appréhendées sans eux et sans cet écart : faute de quoi il y aurait autant de mots que d'êtres, et le langage serait une écholalie solipsiste agrammaticale. Sans la discrimination inaugurale du sexe, et toutes celles qui en découlent, il n'y aurait ni langage, ni pensée, ni société. Or, c'est exactement cette césure fondatrice que le programme irénique de Laurent McCutcheon se propose de refermer avec soulagement : « La société ne sera plus divisée entre les hommes et les femmes. Une personne sera tout simplement une personne. » C'est-à-dire une pauvre tautologie.