Du côté de chez Cygne : pastiche

Emilia Jarry

Pendant des années, alors même que Stéphane Cygne leur rendait fidèlement visite à chaque fête calendaire, mes parents ne soupçonnèrent pas qu’il n’était pas seulement un professeur certifié, digne successeur de son père et de tous leur cercle d’amis, mais que sous le nom familier de Cygne, ils recevaient un conseiller très écouté du ministre de la Culture, un ami intime du grand Antoine Boulez, et un compositeur de musique des plus en vue. L’ignorance où nous étions de ce succès artistique et mondain tenait en grande partie à la discrétion dont Stéphane Cygne faisait preuve, au pseudonyme qu’il s’était choisi, mais aussi à ce qu’il était de bon ton alors, parmi les professeurs de lettres, de ne pas posséder de téléviseur et de s’en tenir à la lecture de la presse, en particulier du Monde qui n’envisageait pas encore la nécessité où il se trouverait un jour, pour conserver ses lecteurs, d’illustrer ses articles de photos ou de dessins.

La mission et le statut de professeur paraissaient à mes parents les seuls enviables, et pas un instant ils n’imaginaient qu’un fils de professeur, nourri de savoir et de pédagogie, destinât sa vie à autre chose qu’à l’enseignement. Jean Cygne, le père de Stéphane était professeur d’histoire et son épouse professeur d’Italien ; mes parents avaient avec les Cygne de nombreuses connaissances communes, et il leur avait paru naturel, si tant est que la question les ait effleurés, que Stéphane enseignât à son tour. Ils fermaient avec bienveillance les yeux sur quelques amis chevelus qui, à l’évidence, n’appartenaient pas au corps professoral et avec qui nous l’apercevions quelquefois. Stéphane nous saluait alors courtoisement, mais de loin, sans imposer à mes parents des présentations incongrues qui les eussent embarrassés. S’il avait fallu à toute force appliquer un coefficient social à Stéphane Cygne qui lui fût personnel, celui-ci aurait été légèrement inférieur à celui de son père car, d’esprit bohème, il avait choisi d’étudier et d’enseigner la musique, dans un lycée technique de surcroît, où mes parents trouvaient rabaissant d’exercer. « As-tu au moins fait valoir tous tes points d’ancienneté ? lui demandait mon père qui ne lui supposait aucun esprit pratique et n’avait pas très haute opinion de l’intelligence d’un homme qui éludait tout sujet sérieux, et se montrait intarissable sur les recettes de cuisine italienne transmises par sa mère, alors même que la conversation portait sur l’actualité politique ou les spectacles de la saison. Interrogé par mon père sur un concert ou un chanteur lyrique qui défrayait dernièrement la chronique, Stéphane Cygne gardait un silence presque pesant, et se rattrapait en racontant une mésaventure arrivée lors de son dernier conseil de classe, ou en donnant des nouvelles d’anciens collègues de ses parents que nous connaissions également. Il mettait tant d’esprit à faire ces récits que mon père riait de bon cœur, sans trop savoir si c’était à cause du rôle ridicule que Stéphane s’y donnait ou de l’humour dont il faisait preuve. « Sacré Stéphane, on peut dire que tu es un drôle de numéro ! » Comme il était un peu snob, mon père ne manquait pas de faire remarquer aux étrangers, lorsqu’on parlait de Stéphane, qu’il aurait pu enseigner dans un grand lycée parisien, Louis-le-Grand ou Henri IV, mais que c’était sa fantaisie d’avoir choisi un lycée technique. Une fantaisie qu’il jugeait devoir être si drôle pour les autres qu’il ne manquait pas de s’exclamer quand Stéphane venait, le 1er janvier, lui présenter ses vœux : « Alors Stéphane, toujours chez les analphabètes ? J’espère au moins qu’ils connaissent la musique ! » Et il jetait par-dessus ses demi-lunes un coup d’œil complice au reste de ses convives.

Mais si l’on avait dit à mes parents que Stéphane Cygne qui, en tant que fils de Jean Cygne et professeur lui-même, était parfaitement qualifié pour fréquenter le cercle des professeurs agrégés et des universitaires (privilège dont il semblait faire peu de cas), avait une vie toute différente ; qu’en sortant de chez nous après nous avoir souhaité une bonne soirée, il ne rentrait pas chez lui pour finir de corriger des copies, mais se rendait à une réception où jamais aucun professeur, fût-il agrégé, ne fut convié, cela aurait paru aussi extraordinaire à mon père que si Stéphane eût été fait membre honoris causa de l’Académie française ou, pour s’en tenir à une image qui avait plus de chance de lui venir à l’esprit car il y songeait pour lui-même, si on lui avait annoncé que Stéphane Cygne avait reçu les palmes académiques et eu l’honneur insigne d’être décoré par l’inspecteur d’académie en personne.

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