Du côté de chez soi

Pierre Magne Comandu

Il est des jours d'automne où mon pays me manque.


Je me rappelle les après-midi d'été, dans le hamac en toile de patchwork vert et bleu, accroché à la lourde branche écorcée du cerisier ; la GameBoy à la main tout le jour, le héros de Pokémon Argent parcourir les seize bits des planches de bois, au milieu des vareuses des marins dans l'Aquaria en compagnie d'un Aligatueur cloné ; les bulles de la limonade dans le verre bleu planté sur l'herbe au bas du hamac, les petits pas de Maman à seize heures, avec à la main les deux tartines de brioche grillées et le Nutella, et une cerise rouge et ronde dans la bouche pour peu qu'on ait tendu la main.


Je me rappelle les journées d'anniversaire, depuis les cadeaux le matin avec les premiers rayons de l'aurore, jusqu'au feu des bougies dans le noir nocturne ; les enveloppes d'invitation, sur lesquelles les petits chiens s'embrassent avec un cœur tout rouge, des fleurs et les ballons coloriés ; les nappes en papier kraft sur la table et la tonnelle, la course à l'œuf dans l'allée en pierre fissurée du jardin derrière, la course en sac sur la pierre blanche tout autour des murs blancs de la maison et devant le garage ; le copain que sa maman vient chercher à dix-sept heures avec la voiture sur les graviers ; mon amoureuse en secret qui revient à pied vers sa maison juste de l'autre côté de la rue ; l'ami qui va rester la nuit, sur le matelas au pied du lit, avec qui on se chuchotera tout et n'importe quoi très tard, jusqu'à vingt-trois heures.


Je me rappelle la cour d'asphalte du primaire et du collège de l'autre côté du préau,  derrière les grilles de l'école devant les hauts étages de la tour Victor-Hugo toute blanche et toute grise ; la frise historique des rois de France de Clovis à Louis-Philippe tout en haut du mur de la classe de Ce2, au premier étage ; la frise chronologique du vingtième siècle avec au centre le champignon orangé d'Hiroshima en haut du mur de la classe de Cm2, au deuxième étage ; les pinceaux et les tables pour l'art plastique, dans la mezzanine avec les fenêtres rectangulaires qui plongent vers la cour du collège ; la file de la cantine qui dépasse jusqu'au bout de l'allée devant les casiers, les gargouillis de la faim dans l'attente du quatrième service pour le repas des sixième, quand il sent bon la purée et le morceau de camembert sur une tranche de pain.


Je me rappelle la bibliothèque en fer, éternellement vide, au fond de la longue salle de seconde au premier étage du lycée, la vue sur les six arbres plantés de la cour et derrière, l'arcade romane de la cathédrale d'Agen ; la barbe lisse et la moustache blanche hugolienne de Monsieur P, sa voix lente et profonde dans la lecture des Contemplations, ses regards mornes à la limite de l'humide vers le fond de la bibliothèque aussi vide que le fond de l'esprit de ses élèves, et ses sourires à chaque bonne réponse de celui qui, sept ans plus tard, sera le seul à l'avoir sincèrement aimé ; la grande taille, le parfum mélangé de musc et de havane de Madame B, entre les petites mosaïques bleues et vertes de la salle de première littéraire au deuxième étage, sa voix forte et ses crises quand elle claque la porte de rage, les exigences de travail de Balzac et l'amour de la littérature de Flaubert qu'elle avait pu enfanter.


Je me rappelle les premiers jours d'une fac loin de la ville natale, être en première année un tout petit aux yeux des doctorants et s'en rendre compte un jour en Master ; la pluie sur le béton monolithique et les fenêtres de la Maison des Art, derrière le gravier du campus sur l'Esplanade des Antilles ; les prospectus de méthodologie des petits nouveaux, les visites des quatre étages de la bibliothèque où loin avec les fenêtres s'éveille l'horizon de Bordeaux ; la queue jusque derrière les tables pour un panino, les gargouillis affamés, entre les murs jaunes brûlants de la boutique du Sirtaki, les volutes et les vagues taillées dans le fer au-dessus des tables aux planches de bois blanc, sur lesquelles un jour on termine une analyse pour la dramaturgie de Philoctète, et une nuit une maquette pour la scénographie de Titus Andronicus.


Je me rappelle les trains au retour chaque weekend de la gare de Bordeaux, dès le jeudi midi ; le soleil encore brûlant de septembre, entre les rideaux rouges en velours des vieux modèles de TER Aquitaine ; le retour bondé dans les plateformes en fer entre deux wagons, la nuit noire tombée le dimanche soir ; la valise, lourde de livres à l'odeur de neuf et de vêtements pour quatre jours, soulevée par les bras de passagers sur le porte-bagage au-dessus des sièges dans l'espace large du TER Bombardier ; les hautes herbes sur les rails rouillés des gares fréquentées par trois passagers à peine, Bordeaux Saint-Jean, Saint-Medard d'Eyrans, Cerons, Langon, La Réole, Marmande, Tonneins, Aiguillon, Port-Sainte-Marie, Agen, à travers les larges fenêtres.


Je me rappelle le temps perdu de tout cela ; mais je me rappelle les TGV qui à six heures trente à la nuit matinale partent de la voie 2 de la Paris - Montparnasse, les arrêts à Poitiers et puis parfois Ruffec avec les premiers rayons qui dardent les trains de fret Euro Cargo Rail ; mais le hall en verre et fer de la gare d'Agen qu'il soit sous la brûlure d'avril ou la brume d'octobre, les bras de Papa quand il court jusqu'à la voiture du train, ouverte à l'instant de l'arrivée ; mais la nappe lisse en lino, les assiettes en verre pour le farçou en entrée et les assiettes blanches pour les madeleines en dessert, préparées avec amour ; mais les graviers sur le parking du Chat d'Oc en face de la maison ; mais les cent mille affiches dans le hall du Théâtre du Jour, et les planches en bois sur la scène au pied du public ; mais les routes de campagne, d'étroites en étroites de kilomètres en kilomètres, jusqu'aux fermes des minuscules villages de Galapian et Sauvagnas ; mais les flots de la Garonne, le cours de la Dordogne, les bastides construites sur les falaises qui surplombent la Gironde et les restaurants sur les places de village du côté de Beynac ; le soleil qui darde la terre de ce pays de Gascogne où je suis né et où toujours je reviendrai, il sera toujours là.

Signaler ce texte