Du côté de chez Swann

Jérémy Gallet

C’est le plus hollandais des chanteurs proustiens ou le plus proustien des chanteurs hollandais, selon le point de vue qu’on adopte : Guermantes ou les Buttes-Chaumont. Lorsqu’il déboule en 1974 avec ce qu’il faut bien appeler un digest de la Recherche du Temps Perdu, Dave n’a pas vécu l’existence de son illustre prédécesseur, empreinte de luxe et de mondanités. Voilà pourquoi « Du côté de chez Swann » réduit le propos, au mépris de ce que fut l’œuvre de Proust, une immense cathédrale certes un peu trop carillonnante, mais dans laquelle se pressent une foule d’individus de la haute, alors que chez Dave, privée des aspérités et de cette flamboyante syntaxe qui furent l’étendard de la manière proustienne, la remémoration se limite à la nostalgie de ce qui a été perdu, sans figure tutélaire pour l’incarner, qu’il s’agisse d’Odette ou du baron de Charlus. Mais on imagine que pour des raisons commerciales, ces deux piliers de la Recherche ont été éliminés parce qu’ils auraient déparé dans une chanson qui voulait supplanter les gondoles à Denise. En vérité, là où l’écrivain efface l’identité du narrateur et nie une quelconque intention autobiographique, Dave les revendique toutes deux à gros traits, à travers une relecture larmoyante et solipsiste, guitares pleureuses et voix aigues en contrepoint. De la Recherche, le chanteur ne semble avoir retenu que deux titres et un passage connu. Cela suffira pourtant à assurer son succès.

Après une courte introduction nostalgique -la guitare supplantant rapidement le piano-, le sémillant batave ancre son discours dans l'universalité, ce que démontre le pronom indéfini « on » cher à Philippe Delerm. Le ton se veut pessimiste : les souvenirs, comme les humains, sont voués à disparaître, éternelle rengaine qui de François Villon à Yves Montand, a traversé poésies et chansons. La reprise de l’adjectif qualificatif « loin », dont l’ultime syllabe est étirée d’une voix plaintive, sépare le passé et le présent. Mais par la grâce d’un adverbe -« souvent »- et d’une subjectivité jusque-là absente, le lien est rétabli. Le souvenir qu’on croyait à jamais disparu dans les coulisses des Carpentier pourra renaître et s’épanouira au son d’un refrain primesautier. La quête ultime de cette rétrospection, ce n’est pas l’enfance, incontournable vestiaire où l’homme dépose hélas une bonne partie de ses vêtements, mais l’adolescence, période autrement plus trouble, toutefois évoquée avec tendresse et affection (cf. « On sourit »). La nostalgie de l’artiste s’incarne dans un réflexe fétichiste : une photo évidemment « jaunie » constitue la preuve de ce qui fut et en même temps le symbole du temps qui passe. Par une étrange ironie du destin, que le chiasme rend très perceptible, le jeune homme dont le désir était de grandir devient un adulte qui aspire à la jeunesse.

Cet élan culmine dans l’étrange refrain, à la fois sautillant et élégiaque, où le conditionnel rend plus vive l’inéluctabilité du "nevermore". Ce qui est évoqué relève d'une virtualité purement compensatrice. Dave semble tellement perdu qu’il s’égare dans deux récits à la fois : Du côté de chez Swann et A l’ombre des jeunes filles en fleurs, ce dernier titre étant décliné au singulier, en un lapsus révélateur. A ce malaise s’ajoute un délire mégalomaniaque : la périphrase du « premier amour » semble privilégier l’expérience au détriment de la personne, littéralement méprisée dans son anonymat. Pourtant, en y regardant de plus près, la référence végétale fonctionne comme un indice décisif : le chanteur prétend tout simplement avoir courtisé Saint-Louis ; par là-même, il affirme ses penchants homosexuels et médiévaux. Ainsi, nanti de cette interprétation, le lecteur comprend mieux pourquoi la mémoire de l’artiste s’ingénie, de prime abord, à rejeter le passé : parce que le voyage constitue une quête où la raison s’égare, entre Cabourg et les rois de France.

Dans le couplet suivant, la répétition de l’expression « On oublie » acquiert un autre sens, comme un rejet de ce qui vient d’advenir. La recherche du passé aboutissant à une aporie, le bon sens commanderait à Dave de le mettre à distance. Mais selon le célèbre processus de ce que l’on nommera la « mémoire involontaire », le narrateur se retrouve prisonnier non pas d’une madeleine, mais d’un parfum. Résultat : l’enivrement gagne, contaminant le mot devenu ridicule à force de grandiloquence  (cf. le substantif « magie »). Ce qui domine encore, c’est la confusion et même l’indétermination : l’article indéfini ne donne aucune coloration au matin dont il est question. Quant au souvenir, il se décline maintenant au pluriel, alors qu’il semblait unique dans le refrain. La chanson hollandaise s’achève en auberge espagnole, si bien que le lecteur n’est plus surpris qu’au conditionnel « J’irais », l’artiste substitue l’indicatif « Je m’en vais ». L’aliénation paraît totale et le chanteur définitivement prisonnier d’un passé qu’il a désespérément tenté de fuir au début du morceau.

Ce n’est pas en reprenant les Maisonnettes dans « Boulevard des sans-amour » que Dave se réconciliera avec le présent. Il semble que par un étrange conditionnement, son œuvre tout entière s’absorbe dans la contemplation même de ce qu’elle prétend au départ dénigrer.


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