Du Marbre

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D'humeur gaie et badine, je songeais récemment à l'incroyable diversité démontrée par l'Homme pour éradiquer ses semblables. Je m'imaginais établir une échelle de l'horreur, permettant d'ordonner les atrocités perpétrées de toute éternité par notre race sanguinaire. Pour tenter de la définir, j'énumérais rapidement quelques exploits fameux. 

Les noms de Staline et de Hitler, industriels de l'extinction de masse, s'imposent comme une évidence pour garnir le haut du panier. Certains préfèreront à leur professionnalisme les massacreurs rwandais et leurs machettes facétieuses. Adeptes d'une technique rudimentaire, mais tenaces et résolus, ils ont prouvé leur efficacité. Bien sûr, j'évoque Hiroshima et les miracles de la science qui, dans un champignon festif, savent effacer de la carte une ville entière le temps d'un battement de cils. À Alep et Verdun, qui illustrent l'expression « tapis de bombes », on tisse des dentelles de tombes. Et pourquoi me cantonner aux abominations modernes ? Les amusantes croisades ou les divertissements de l'inquisition, qui évangélisaient le bas peuple à coups d'épées guillerettes et de brasiers joyeux, ont toute leur place dans cet inventaire de cauchemar. Se vouloir exhaustif est peine perdue : l'ingéniosité humaine est bien trop fertile quand il s'agit de taillader le voisin.

Je suis au parc avec ma femme et mes enfants, qui s'ébrouent gaiement dans quelque bac à sable, insouciants des idées sombres qui m'oppressent. Abandonnant ma compagne à la surveillance de nos puces, je déambule dans les allées, espérant profiter d'un peu d'air frais pour égayer mes humeurs. Mes pas me mènent devant un monument de marbre, dressé sur la pelouse. Une plaque commémorative, comme il y en a tant d'autres. Enfin, un peu particulière tout de même. Sous l'évocation commune des « enfants du 20ème arrondissement morts par la main de la barbarie nazie », dont « [ma] mémoire est la seule sépulture », se dresse une liste de noms. Sans artifice, crue, nue, elle ne s'apitoie ni ne racole. Tranchant avec les images sensationnelles dont les media nous abreuvent, sa simplicité me vrille l'âme. Alors que je la parcours, la stèle devient vivante. Elle s'anime et vibre, comme secouée au rythme des cœurs réunis des victimes. Elle bruisse de leurs rires et de leurs chants. Elle pleure leurs larmes. La tête me tourne tandis que je ressens les parents affolés, résignés à l'idée de mourir, se sacrifiant pour défendre encore leurs bambins adorés. Je suffoque en imaginant des scènes de bonheur tourner à l'horreur d'un claquement de botte. Certains noms se répètent. Des familles entières supprimées par l'innommable folie meurtrière. J'ai un haut-le-cœur. La nausée n'est pas loin.

Bouleversé, je continue d'égrainer les noms, les scande en une litanie horrifiée. Je n'en omets aucun. J'aimerais les retenir tous. Qu'on invente des histoires pour chacun de ces enfants ! Que leurs noms soient hurlés à la face du monde ! Comme autant de prières pour… je ne sais pas… Que pouvons-nous opposer à l'ignominieuse noirceur des bourreaux ?

Je sens qu'un détail échappe à mon examen. Une information que mon œil perçoit, mais que mon cerveau craintif rejette. M'armant de courage, j'étudie plus finement la plaque et… le « détail » m'apparaît. Mes forces m'abandonnent et ma raison chancelle. Ma vue se brouille. Chaque nom est accompagné de l'âge du gamin. Auquel il a été enlevé à sa famille. Pour être éliminé.

David Serfati, deux ans et demi. J'imagine que malgré la guerre, il faisait la fierté de ses parents. Il avait sûrement déjà la langue bien pendue et devait les émerveiller par ses balbutiements charmants. Jacob Sitbon, vingt-deux mois. Toujours cramponné aux jupons de sa mère, adorable chéri de sa maman. Roselyne Cohen, quatorze mois. Seule fille au milieu de cinq frères. Ravissante princesse du foyer. Maurice Friedman, onze mois. Tout petit bout, à la santé précaire. Joyau couvé dans l'écrin familial.

Je pleure sans honte, sans retenue. Rien n'existe à cet instant que ces noms qui flottent devant mes yeux, restes évanescents de ces fragiles vies brisées. Le dernier nom de cette liste macabre, conclusion d'apocalypse, me révèle ce qu'on nomme extermination.

Simon Rosenthal, dix jours.

Dix jours.

Dix.

Jours.


Imaginer mesurer la barbarie humaine, même par jeu, la railler et l'occulter par un pied de nez, pour éviter de la regarder dans les yeux, est vain. Elle est froide et insondable, taillée dans le même marbre que celui dont on fait les stèles. Et elle est sans limite.

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