Du nombril au cosmos
Rosanne Mathot
Cela fait cinq ans qu'elle prend ce tram qui n'existait pas, il y a deux minutes. Il y a 120 secondes, dans la clincaille du convoi, à 20h54 précises, le monde a éclaté. Allez savoir ce qui a permis à cet événement de se déballer sur le trottoir, alors que la nuit, lancée à toute chauffe, est sur le point d'engloutir la lumière du mercredi.
Traversant en soufflant la chaussée, arrachant des pieds les trois marches menant au plancher du tram, une tornade kaki vient de la bousculer. Comme un dispositif breveté, tout juste craché par le big bang, le tissu vert lui lance : « Vas-y, monte ! ». Elle monte, tout en jeans, tignasse folle et taches de rousseur.
Il l'observe. Fente de tirelire, sa bouche s'ouvre lentement en un sourire. De son côté, Omnia s'efforce de rougir, comme si cet appel avait été une question gênante, une indiscrétion béante. En trois mots, cet homme a révélé toute l'urgence, toute la vigueur d'un énoncé irrépressible, toute la tension de son âme, comme au sortir d'un tube de dentifrice trop longtemps comprimé.
Il est blotti dans le lainage de la porte. Du pied, il brûle nerveusement le sol, comme s'il trépignait d'impatience sur les planches d'un théâtre, d'un music hall, d'un cabaret. Elle le regarde : les mille et une nuances de son oeil crépitent façon incendie qui vous prendrait les meules, façon orgie qui vous laisserait le cul endolori par la perforation de dizaines de doigts. Les bras croisés, Omnia dissimule tant bien que mal le fardeau tiède de ses tétons : dans le tram, c'est plein de fillettes. Une bonne sœur les accompagne. La mère supérieure les observe – lui, elle - avec un détachement tout algébrique et un oeil résolument déductif. Du genre bien costaud. Noire et blanche, un simulacre décoloré pour le Musée Grévin.
Dans ses pensées, le grand type en veste Mao a déjà trouvé l'agrafe en nacre qu'il dévorera plus tard, il manipule mentalement la fermeture qui retient encore les bonnets du soutien-gorge d'Omnia et qui, tantôt, vont se donner, se lâcher, s'ouvrir, comme baillent les melons au premier coup de couteau.
« Si on descendait ? » : dans le tram qui file vers la mer à toutes bielles, qui colle au train du crépuscule, l'homme en kaki serait prêt à tirer la sonnette d'alarme, à diligenter un coup d'État, à s'envoler pour l'Italie. Omnia, elle, n'entend déjà plus les chuchotements sporadiques et les gloussements des petites filles. Elle a repéré un replis dans le pantalon, un sillon arrondi, un renflement de colline. Ainsi, à l'arrêt qui suit, dans la saccade nerveuse de l'ouverture automatique des portes, deux silhouettes se propulsent ensemble vers la sortie. En tout et pour tout, les deux – lui, elle - se sont contemplés pendant 7 minutes, tétant on ne sait quelle valvule de leur imaginaire, avec, entre les dents, chaque fois, un nouveau mot qui restait coincé là.
Au sein de ce délire, sur le quai désert, l'homme redresse sa gaulle, comme pour ferrer un poisson. Une sorte de droit d'aînesse auréole son front, qu'il a haut et un peu plissé. Omnia a le coeur qui bat entre les jambes. Elle laisse tomber sac, manteau, tous les cartons du temps, pour se contorsionner contre ce nouveau-venu, en silencieuse offrande. Ils ont devant eux tous les loisirs que les révolutions apportent. Si bien qu'à ce passage à niveau déserté, dans le froufrou iodé des joncs et des pins parasols, le couple insolite se dépiaute, tremblote un peu, frémit, cheveux épars dans le vent, langues mordeuses, joues dissoutes en d'humides labours. Et ça monte, ça monte, ça monte, des temps où on s'est écrasé, des nuits qu'on a perdues, de chaque coin de rue qu'on n'a pas vu.
Il a troussé la robe et a trouvé les fesses. Son doigt se pose sur une petite bouche plissée. S'y prélasse. Appuie un peu. Les cuisses d'Omnia s'ouvrent largement. « Ton nom ? » souffle-t-elle dans une buée chaude. « Donne-moi ton nom ». « Donne-moi ton cul » halète l'autre brutalement, mettant genou à terre. Et elle sent le souffle mouillé d'une bouche près de ses fesses.
Un doigt force, écarte l'entrée musclée et serrée qu'elle ne contrôle plus. Omnia se tord, geint mollement, au rythme dur des poussées et des tractions digitales. Dans la guirlande des lampadaires, elle devine le regard de l'autre collé sur le renflement de ses lèvres, sur son fondement écarté. Empalé. Dans un bruit de succion, le doigt entier s'enfonce, repart, replonge, cavale. L'homme s'y prend maintenant à deux mains. Explore le voisinage. Le sexe d'Omnia frémit et coule le long de la ligne dure des doigts. Des doigts qui s'échangent, passent de trou en trou, singent l'amour, le subliment. Lui, muet, le coeur battant, il ne peut retirer le regard de cette croupe, de cet entonnoir, de cette coupe double qui palpite, de ces fesses distendues qui aspirent ses doigts les uns après les autres. Il en épouse les moindres saillies. Il regarde les bouches étroites se refermer et s'ouvrir au passage de son majeur, de son pouce. Il vagabonde des dix doigts maintenant, fait courir sa paume, rencontre des lèvres lourdes et tendues ; les entrouvre, appuie, frotte fort, fait tourner la pulpe de son index, lorsqu'il trouve un clitoris dur comme un gravier pointu. Dans une aspiration fantastique, le corps d'Omnia hoquette dans les mains de l'homme. Son cerveau virevolte un instant avant de lui faire ouvrir la bouche dans un cri d'exception. « Je m'appelle Victor » lâche l'autre dans un sourire de bulles et d'étoiles.
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Le matin s'étire, bleu et gris, avec une pointe de feu, sous les fenêtres de l'appartement de Victor. « Tu resteras avec moi ? » lui demande-t-il, les yeux tout bouffis de sommeil, après cette expédition insolite. Omnia, qui est loin d'en avoir fini avec la topographie toute en ronds de bosses de son amant, a la bouche pleine. A regrets, elle glisse la langue à rebours le long du fût, desserre la main qui empaquetait les bourses et plonge ses yeux dans l'océan cuivré qui lui fait face. « Jamais sans toi, Victor. Peut-être avec un autre... »
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Dans la fraction de secondes équivalant au déclic d'un Leica, le monde d'Omnia est pulvérisé : râlant de plaisir, sur le divan, Victor affiche la bravoure insoucieuse de ceux qui ont du plaisir à deux.
Interpellée, par une Omnia qui crie, menace et trépigne, la créature au cheveux longs relève la tête de sa besogne, nie l'évidence, l'admet, la remet en doute. Victor, lui, hausse les épaules et, comme s'il s'était agi d'une innocente évidence, lance à la cantonade : « Voici donc Pauline, ma colocataire ».
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- « Non, non ! Je ne peux pas. C'est trop gros ! ». Victor gémit, se rebiffe, pleure à quatre pattes, sur le bord du divan. Mais, excité par la succion exercée à la racine de son sexe, il finit par se laisser aller aux caresses. Pauline saisit un objet gigantesque et long, avec un gros gland boursouflé. Elle se
positionne bien comme il faut dans l'axe du ventre, et des deux mains, pousse. Le pal immense disparaît lentement dans les entrailles de Victor, jusqu'à venir buter contre les doigts mouillés de Pauline. Une poignée en velours rose termine l'engin. Quand l'anus semble avoir totalement sucé cette verge factice, Pauline regarde ce pieu massif fiché dans la chair et le tourne plusieurs fois, avec des petits coups brefs. Les tétons de Pauline vont déchirer son tee-shirt, tant elle est excitée. Une main franchit la barrière de la cotonnade et vient empaumer chaque sein douloureusement tendu. Derrière Pauline, Omnia, la bouche dans la nuque de la fille, admire le cul goulu, comblé et monstrueusement dilaté de Victor. Avant que son homme ne décharge, elle lâche promptement les tétons de Pauline et vient se ficher devant un Victor désarticulé par l'humiliation et le plaisir. Laissant couler son peignoir en cascade sur ses chevilles, Omnia est maintenant entièrement nue. Elle fait trois pas de côté. Elle regarde Pauline et son sexe si petit. Ses couilles sont comme des châtaignes fraîches. Penchée sur la croupe spasmodique de Victor, Pauline – qui s'appelait Paul encore trois ans auparavant - offre à Omnia son sexe à peine raide, mais gorgé d'envie. Omnia respire fort. Puis, elle caresse agilement les deux verges tendues qui coulissent maintenant sous ses doigts. « Jamais sans toi, Victor. Avec un autre aussi, » conclut-elle, alors que quatre saccades chaudes viennent asperger sa peau.
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Dans le pluviotis venteux de l'automne, ce ménage à trois fleurit, irise son monde, se berce tour à tour du nombril au cosmos. Rejetant la tête en arrière, les cheveux imbibés d'odeurs et de sexe, Omnia se dit que tout va vraiment bien. Elle a réussi à trouver sa place dans la houle mijotante de l'univers. Elle y a même planté son ancre.
FIN