Du rouge au vert

Quentin Bodin

(Texte myope)
Ligne jaune puis rouge, rouge puis jaune, puis les deux.

Trois tâches blanches disposés de manière symétrique, l'une étant un peu plus jaunâtre, surplombe un fourmillement assourdissant d'horizontales rouges et jaunes, parfois blanches qui, à toute vitesse, disparaissent dans un flou de plus en plus important. Un point rouge, à mi-hauteur entre ces lignes et ces tâches, marque de sa luisance le centre de ma perception. La pluie, trouvant refuge dans la gouttière de mes paupières et de mes rides, dresse la pellicule d'un film entrecoupée de flashs noirâtres, pour ensuite s'échouer sur la plage de mes joues en parchemins tandis que des gouttes, plus fourbes, s'immiscent dans le creux de ma veste à demi-ouverte. Elle glisse puis trempe la peau de mon torse frissonnant. Je ferme ainsi de la main gauche ma veste *zip tout en gardant dans ma main droite ma canne en bois, glissant parfois sur le goudrons granuleux et mouillé.

Le point marquant mon centre est toujours rouge. Je décide alors de regarder ailleurs.

A ma droite se distingue plus distinctement un poteau ou pour être plus précis un feu de circulation. D'une hauteur d'environ deux mètres cinquante, la majorité de sa surface est griffé de lignes plus ou moins profondes, probablement causés par des frottements de clés ou d'outils, tandis qu'en son centre sont affichés des messages divers sur des papiers jaune, noir et rouge tels que : « mort aux fachos », « à la recherche de cours particulier d'anglais ? » ou encore « A+J égale cœur », imprimés ou écrit d'une manière plus ou moins professionnel. Presque à son sommet, un solide noir est troué de trois cercles. Chacun de ces cercles est comblé par une lumière différente : l'une rouge, l'autre orange, l'autre verte, s'allumant une à une à un intervalle d'au moins vingt-quatre secondes. Mes pieds, stagnant dans une flaque d'eau, d'huile et de mégot, sont posés sur une surface imparfaitement plane. Un rectangle blanc, pointillé de demi-sphère en métal, bosselle et couvre à l'image d'un tapis cette même surface puant le goudron humide, afin que l'on ne puisse pas glisser.. Douce tragédie.

Le point marquant mon centre est dorénavant vert. Je peux maintenant, logiquement traverser.

Une fois sur la route, des lignes blanches épaisses d'au moins cinquante centimètres et toutes espacés d'un mètre indiquent, par un contraste blanc noir assez frappant, un chemin à suivre. Ce tout net à la base se perd pourtant dans l'abstraction d'une infinité de mélange, tantôt noir, tantôt gris, tantôt blanc, tantôt rien du tout dont je ne peux voir la fin. Amorçant à contre cœur le pas, je m'avance lentement, mes rotules qui craquellent, dans l'enfer de l'imprécision. *coup de klaxon. Je m'arrête, au milieu de rien ou de tout peut être, paniqué par cette imprévu. Relevant la tête, je ne vois autour de moi que des tâches, des amas, des lignes, des clignotements, aveuglant de leur couleurs flashy mes vieux yeux tachetés et jaunâtres. Toutes se meuvent de manières disparates et illogiques. Elles apparaissent, disparaissent, réapparaissent, se mélangent, se confrontent, le tout dans un brouhaha insupportable, attisant ainsi ma lâcheté. La pluie tombe toujours et reflète sur le sol ces même lumières qui, toutes, ne semblent jamais vouloir s'éteindre. Pris de panique, cela m'entraîne dans l'idée que chacune d'elle peut, peut être, surgir, grossir, m'ensevelir et m'écraser ! Surpris par cette possibilité, je sors de ma poche ma main gauche et la ramène sur ma canne en tremblant. Immobile, j'entends ouïr une voix d'homme consterné. Il m'insulte, il veut que j'avance.

Le point marquant mon centre est apparemment de nouveau rouge depuis longtemps.

Voilà trois jours que je ne suis plus venu ici et pourtant les lignes jaunes, rouges parfois blanches, les trois tâches blanches et le point tantôt rouge tantôt vert sont toujours là, chacun à leur place. Cependant, leur répétitivités ,d'une rare constance, recyclent aujourd'hui mon schéma de cette mise en scène sans horizon. Leur couleurs se perdant à mes premières impressions dans le blanc, le gris et le noir, dégradent maintenant, par ce biais, la surface colorimétrique de ma perception grésillé et faussé à la manière d'Heurtebise. Il pleut toujours pourtant, rien n'a changé ici-bas. Il fait toujours aussi froid et le bruit n'a cessé de frapper mes tympans. Seul le feu tricolore présente une différence : « A+J égale cœur » a totalement disparu. Les gouttes qui tombent sur ma peau ne me font plus trembler . Ma main gauche, qui d'habitude ne fait pas grand chose, porte un large parapluie noir, cerclé de ferraille, qui, au dessus de mon crâne, empêche chaque perle de pluie de glisser sur mes joues de nouveau. Debout, les pieds plongés dans cette même flaque d'eau, d'huile et de mégot, le point marquant mon centre passe du rouge, au vert, au rouge et ainsi de suite sans que cela ne me fasse réagir. J'attends. Pour rien sans doute mais qu'importe, j'attends maintenant le vert comme il y a trois jours mais le rouge comme la mort. Mon cœur et mes idées se balance pesamment de la ventricule droite à la ventricule gauche comme ce point qui se balance à l'image d'une horloge qui fait tic tac, passant d'un extrême à un autre, d'un choix logique à un choix morbide. Je suis ce vert, je suis ce rouge, je suis vivant comme je suis mort, ancêtre vivant en décomposition.

Aujourd'hui, je reviens ici pour une seule raison.

Rouge. L'orchestre machinique jaune, rouge, blanc redémarre anarchiquement, sans chef, crissant sur l'asphalte ses gommes noirâtres et saturant l'applaudimètre. Les lignes reviennent, coupant d'un seul coup d'une manière plus au moins linéaire, le tableau qu'il m'est donné de voir en deux parties distinctes. Des hommes, des femmes, des enfants me rejoigne. Sequoia ou fourmi, l'alternance de leurs tailles dépeint une montagne fauviste tantôt orange, violette, ou encore bleu (quelle rareté !) qui m'impressionne ou que je domine selon ma façon de voir le problème. Leurs corps fort et droit admirent le spectacle du dépérissement de ma peau, brunâtre, tâché de rouge qui, tremblant toujours frénétiquement, ne m'apporte aucun espoir. Tournant la tête, je perçois à ma droite un homme, dont le corps scindé en deux au niveau de son bassin par la ligne de mon parapluie, lui donne des allures de colosse. Sommet immense, ses bottes noir, son jeans puis.. (je relève mon parapluie) sweat, noir toujours, troue cette montagne en un vide qui aspire la couleur et la forme en un profond néant. Obnubilé et jaloux de sa droiture de héros, je tapote de ma canne presque brisé son mollet en faisant bien attention à lui faire mal autant que je le peux, afin que moi, l'affaissé, je puisse défier un petit temps le fier. Je le frappe alors à plusieurs reprises, souriant narquoisement à ses rotules grosses comme des melons, et d'un coup, ma main gauche vire à bâbord, mon corps aussi, lâchant ainsi mon large parapluie. Je me rattrape contre le feu de circulation, griffant à mon tour sa surface, et de biais, je relève la tête de nouveau, sous la pluie ardente. Tourné vers moi, son corps me fait face, ce qui change d'un seul coup son allure de simple colosse en une allure de démon. Il a la tête baissé, bien baissé même, et cherche du regard mes yeux maintenant clos, protégés par mes paupières brûlés. Il me prend la main, me la tire frénétiquement et sans le vouloir, je glisse puis tombe sur l'asphalte froid et puant de la route. J'entends indistinctement des cris, des hurlements et rouvrant les yeux, une tâche aveuglante jaune domine le tableau de ce spectacle. Elle grandit petit à petit, puis de plus en plus vite, m'assourdissant de plus en plus. Souvenir ou cauchemars d'une maison blanche sur une colline, des oiseaux qui chantent sur une branche, la courbures de ses cheveux. Un dégradé de jaune finissant en un blanc immaculé de plus en plus immense m'ensevelis. Des phares. Noir.

Le point est dorénavant vert.

                                                                                            BODIN Quentin
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