D'une petite fille
marie-alster
J’avais dix-huit ans quand on enterra mon grand-père ; un jour gris et froid, trempé par la pluie, comme un restant d’automne au milieu du mois de juin. A croire que le temps s’était accordé à l’état de nos âmes. C’est comme ça que je vis les choses en tout cas, dans mon humeur adolescente.
Ma grand-mère avait posé sur ses cheveux sa longue mantille noire, celle qu’elle mettait toujours en pareille circonstance, du moins à ce qu’elle disait, car je n’avais eu que peu l’occasion de la lui voir porter. C’était une longue étole de dentelle ajourée, une pièce magnifique qui lui donnait l’allure d’une vieille reine espagnole, des airs de martyre plié sous la douleur, les mains liées par un chapelet de nacre.
Mais ma grand-mère avait très souvent cet air là, même sans sa mantille et sans son chapelet ; elle ne s’était jamais résigné à la mort de ses proches et n’avait jamais fait le deuil d’aucun d’entre eux. Elle pleurait encore ses parents quarante ans après leur mort et sa douleur ne trouvait de repos ni dans le temps qui avait passé ni dans la foi pourtant solide qui l’animait. Alors que la guerre vivait ses tout premiers mois, la maladie avait emporté sa fille, une toute petite fille de vingt mois qui avait emmené avec elle le cœur de sa mère et sa faculté à vivre en paix.
Ma grand-mère a toujours parlé de cette petite fille, mais à demi-mots, en s’arrêtant souvent au milieu de ses phrases. Car elle n’était pas la bienvenue au milieu des vivants et les pleurs et les plaintes de ma grand-mère énervaient beaucoup ses autres enfants, mon père et ses deux frères, comme ils énervaient aussi leurs femmes, solidaires de ceux qui avaient vécu. Et dans cette famille bien pensante et si peu tolérante, personne n’établit jamais de lien entre la mort de cette enfant et tout ce qui avait suivi : les querelles et les suicides, les lourds secrets et les longues dépressions.
Plus tard, elle se tourna vers nous, dont les liens avec cette petite fille étaient plus distendus et qui ne rechignions pas à l’écouter ; elle nous montra le cordon ombilical qu’elle avait gardé, petit bout jaune de corne rabougrie ; et elle nous fit aussi le récit des tout derniers instants, des dernières plaintes d’un enfant qui meurt.
Mais revenons à l’enterrement de mon grand-père. Nous étions tous autour de la tombe ouverte, mes parents tout près et moi juste derrière, ma grand-mère un peu plus loin sur ma droite. Je ne sais plus ce que nous attendions à ce moment là. Je n’ai retenu que cet homme qui s’approcha de mes parents et dont il s’avéra qu’il travaillait là. Il parla de ruissellement des eaux et d’acidité du sol, il parla comme ceux qui vivent près des morts. Et je compris alors qu’en ouvrant la tombe depuis longtemps scellée, il n’avait plus trouvé de l’enfant qui était là que des copeaux de bois et des bijoux en or.
Ma grand-mère n’entendit pas mais je dus soutenir ma mère qui s’était effondrée. Et puis j’oubliai tout pendant près de vingt ans, jusqu’à ce que ma grand-mère s’en aille à son tour.
C’est alors que la petite fille ressurgit, elle qui avait laissé tant de traces sans n'être plus nulle part.
un texte en même temps dur et réaliste, même très réaliste ce qui en fait toute la beauté
· Il y a environ 14 ans ·manu-cypher-rahl