Eastern Promises (2007)

caiheme

L'appropriation et la transformation d’éléments dans un film de genre, ici le film de gangster.

Introduction

Nous allons voir comment Cronenberg utilise des éléments propres au film de gangsters ainsi que la façon dont il transforme ces éléments pour s'approprier ce genre cinématographique.

En ce qui concerne l'axe, nous allons nous concentrer sur l'environnement des personnages, puis sur les personnages qui portent en eux des éléments permettant d'établir une filiation avec le film de gangsters. Nous citerons quelques films afin d'appuyer le propos.

 

Commentaire

        I.            L'environnement


         Masculin

Eastern Promises dresse une galerie de portraits masculins. Ces personnages ont des contours, des aspérités. Leur couleur d'existence est vive, intense, parfois cramoisie ; tandis que les personnages féminins sont plus fades, plus transparents, leur rôle est secondaire.

Bien qu'Anna Khitrova fasse débuter l'histoire qui tourne autour de Tatiana, ces personnages ne sont que des prétextes, la mère d'Anna n'existe que pour faire parler l'oncle, pour l'animer et exposer ainsi son passé. Par contraste, la fadeur des personnages féminins épice la couleur des personnages masculins.


         Des immigrés dans un univers urbain

Les gangsters de la trilogie fondatrice du genre (Scarface (1932) de Howard Hawks, Little caesar (1931) de Melvin Leroy et The Public Enemy (1931) de William A. Wellman) sont la voix d'une culture (italienne, irlandaise), cette voix passe par des accents, des noms typiques et des acteurs avec des origines.

Les personnages de Eastern Promises ont des noms russes : Nikolai Luzhin, Anna Khitrova, Semyon, Kirill, Tatiana, Stepan Khitrov. Ils sont interprétés par des acteurs qui ont des origines des pays de l'Est comme Viggo Mortensen (danois), Armin Mueller-Stahl (allemand), Jerzy Skolimowski (polonais). Cronenberg les a choisi ainsi «J'ai souhaité Jerzy, car je voulais un slave, sinon russe, du moins polonais »[1].

Les acteurs parlent tous anglais avec des accents russes. La teneur de l'accent se fait en fonction du personnage. Il y a plusieurs niveaux: Kirill est arrivé tôt en Angleterre, son anglais est meilleur. Nikolaï est arrivé tard, son accent est plus prononcé. Traitement identique pour l'oncle russe d'Anna ou le chef mafieux Seymon.

Cronenberg s'attribue cette particularité du genre (une minorité ethnique en ville), nous avons des immigrés russes dans la ville de Londres.

Les spécificités ethniques passent par une chanson traditionnelle russe (les yeux noirs) interprétée par un chanteur et accordéoniste russe (Igor Outkine) lors de l'anniversaire d'une vieille femme.


         Lieu de vie

La ville de Londres, la maison et l'espace de travail d'Anna sont éteints, froids et ternes, alors que le restaurant de Seymon est habillé de couleurs vives et éclatantes. Ce lieu est un microcosme de la Russie à Londres, une compression de tout ce qui est russe dans un seul endroit.

Lorsqu'Anna rentre pour la première fois l'intérieur du lieu, elle découvre le masque de la respectabilité. Le restaurant rend alors physiques la double lecture et l'impalpable ambigüité qui dominent le film, la couleur rouge est très présente dans le restaurant, la mafia vit en faisant couler le sang. Les tables, les chaises, les canapés en sont imbibés. C'est le sang des meurtres qui colore et paye le mobilier. La mort, qui est à la fois visible et cachée, plane comme une atmosphère.

 

         Famille organisée

Dans la mafia, la famille est un élément essentiel. Cela se voit dans de nombreux films du genre, tout tourne autour d'elle. Les membres de l'organisation se retrouvent autour d'un banquet, le banquet devient le signifiant de quelque chose d'important et se mut en événement de la vie. Des séquences à l'intérieur des films de gangsters sont alors entièrement dédiées à un évènement auquel la famille est rattachée (baptême, anniversaire, mariage, enterrement).

Dans la mafia russe d'Eastern Promises, nous retrouvons ceci sous le nom d'une « bratva » (fraternité), c'est le titre que se donnent les sociétés criminelles russes.

Pour mériter d'appartenir à cette organisation, Nikolaï renie sa famille biologique pendant son rite d'initiation, il dit qu'il n'a ni père ni mère, qu'il est déjà mort, avant de nommer « papa » le chef de l'organisation mafieuse. La famille est le gang, on retrouve le code d'honneur des gangsters, cet honneur se traduira par des tatouages ; les excroissances organiques qui émergent des personnages tout au long de la filmographie de Cronenberg sont rentrées à l'intérieur des corps. De leur passage, elles ont laissé ces cicatrices d'encre qui servent de CV corporels pour adhérer à l'organisation mafieuse.

On aperçoit dans le film deux âges de la vie bien définie, les petites filles au violon et les vieillards lors de l'anniversaire de la vieille femme. Deux personnages féminins pour délimiter l'existence au sein de l'organisation. Ces deux extrêmes (enfance et vieillesse) font apparaitre la notion de clan : on nait, on grandit et l'on vieillit au sein de ce clan. Nous avons le début et la fin de la vie, entre les deux on vit pour la famille, c'est une forme d'emprisonnement inconscient, on ne quitte pas la mafia. Elle nous garde jusqu'à la fin.


     II.            Les personnages


Stepan, l'oncle russe et Helen, la mère d'Anna

Stepan et Helen incarnent l'aversion que les gens ordinaires ont à l'égard des gangsters, cela est un autre élément du film de gangsters et vient de l'évolution du genre. Les gangsters sont vus comme indésirables.

L'oncle, ancien agent du KGB, rempli deux fonctions : il introduit l'existence de services secrets dans le film et son appartenance, toute relative au KGB, rends le personnage plus facile à faire disparaitre du scénario que s'il avait s'agit d'un grand-père ordinaire.

Anna

Anna est une Russe qui essaye d'être britannique. Elle est vêtue d'une palette de couleur moyenne, du beige, du bleu clair, des choses peu marquantes. Cela contraste avec les teneurs fortes de Kirill et Nikolaï. Nous retrouvons le rôle secondaire qu'occupent les femmes dans les films de gangsters.

Anne refuse de placer Christine (la fille de Tatiana) dans une famille d'accueil, elle sait qu'une fois que l'on est pris dans ce système, on peut plus en sortir. Cette idée qu'un milieu défavorable dans lequel évolue un enfant a, une influence sur sa vie renvoie à l'époque de misère qui a produit les gangsters. On peut faire référence à Regeneration (1915) de Raoul Walsh ou The angels with dirty faces (1938) de Michael Curtiz, dans lequel le gangster a grandi dans des milieux propices à développer le germe de la criminalité. Cette notion d'emprise est ensuite figurée par l'arrivée de Seymon sur le lieu de travail d'Anna. Seymon incarne cette idée qu'on ne peut échapper à la mafia, elle est toujours présente.

Kirill

Kirill est très expressif, impulsif et nerveux.  Il correspond à l'ancien modèle du gangster, celui décrit par Howard Hawks, dans Scarface (1932). C'est un grand enfant irresponsable qui s'amuse avec de vrais morts, il tue quand un propos vient à lui déplaire ( l'assassiné du barbier).

Pour l'intelligence des gangsters, nous avons Kirill au téléphone pour expliquer l'expression « ça baigne ». C'est une répétition du gag dans Scarface (1932) avec le gangster qui ne sait prendre de notes au téléphone et souhaite tirer dessus avec son révolver.

On retrouve l'homosexualité sous-jacente des gangsters dans l'amitié virile exprimée par Kirill sur Nikolaï (tape sur les fesses, embrassade, façon de le regarder durant son examen de passage). Dans la scène du bordel, on voit le rapport à la femme qu'a le gangster, elle est une marchandise.

Azim le barbier

Lorsque l'on découvre le cadavre dans le congélateur, on voit apparaitre une différence de génération entre Azim et Kirill, une différence de génération de gangster. Pour Kirill le respect c'est l'argent, pour Azim il y a un respect à avoir pour les morts. Le vieux gangster a en tête les imposantes funérailles que les mafieux se faisaient entre eux, d'énormes enterrements avec de considérables bouquets de fleurs, élément que l'on retrouve dans Scarface (1932) lorsque Tony et Lovo parlent des obsèques de Big Louis, ou dans Little Caesar (1931) pour l'enterrement de Tony.

Une autre différence de génération vient du fait que les nouveaux gangsters vivent complètement à l'extérieur de la société, cette fois les mafieux ne cherchent pas à s'intégrer, l'idée est de ne pas appartenir à la société, de ne pas faire ce qu'elle fait, on ne se fait de l'argent qu'en volant. Azim et Seymon ont un emploi de façade, tandis que Kirill ramène un camion d'alcool. Ce vol, en plus de marquer une différence de génération, est un clin d'œil au détournement des camions d'alcool, chose directement inspirée de ce qui se passait durant la période de la prohibition aux États-Unis et a nourri les films de gangsters comme The Public Enemy (1931) de William A. Wellman.

Seymon

Il existe dans le système mafieux une hiérarchie, il y a à la tête de celle-ci un « boss », c'est Vito Corleone dans The Godfather (1971) ou Al Capone dans The untouchables (1987) de Brian De Palma.

Dans Eastern Promises, Seymon incarne cette figure du patriarche, il est celui qui dirige, celui que l'on respecte et que l'on craint. Il est au sommet du système hiérarchique de la mafia, il le dit à Nikolaï « Tu joues avec le prince pour travailler avec le roi ».

Les hommes aux ordres du caïd ne doivent pas agir sans confirmation de sa part, c'est ce que dit Azim lorsqu'il s'entretient avec lui après l'assassinat d'Ekrem « Je vous crains davantage»,« Je ne travaillerai plus avec Kirill sans vous avertir ». D'ailleurs, lorsque le barbier et Seymon conversent, Seymon prétend qu'il va vendra Kirill, mais la famille passe au-dessus de tout, nous sommes dans le film de gangsters et non dans le film noir, les personnages ne trahissent pas leurs proches comme ceux de The Maltese Falcon (1941) de John Huston.

Seymon cache ce qu'il est derrière la façade d'un métier ordinaire et des rides de grand-père. Les gangsters de sa génération se fondent dans la masse, Seymon s'occupe d'un restaurant, Azim fait le barbier. Il y a l'idée de ne pas se  faire remarquer, ainsi que le font les deux gangsters qui vont au cinéma dans Bullets or ballots (1936) de William Keighley. (Personnages du 2nd cycle du film de gangsters.)

Les intentions sont là, mais on ne les montre pas. Ainsi, Seymon conserve son masque de la respectabilité, ses actes véritables ne sont pas montrés à l'image, ils sont effectués par d'autres (tentative d'assassinat dans les douches) ou cités (l'acte de viol décrit dans le journal).

Les méthodes de police pour arrêter les gangsters sont perçues comme une méthode de gangster par ces derniers. Les mafieux savent que les hommes de loi peuvent avoir recours à des méthodes peu orthodoxes comme les G-men (1935) de William Keighley. La prise de sang montre aussi le résultat de l'infiltration réussie du policier, il a de l'impact sur l'environnement des gangsters.

Cet écart entre le fond (mafieux) et la forme (grand-père) donne un double sens à ses dialogues. Lorsqu'il parle à Anna sur un ton très amical, il demande malgré tout à obtenir le carnet qui pourrait trahir sa véritable activité, à venir chez elle ou à la raccompagner afin de savoir où elle habite, il souhaite conclure un marché avec le bébé, il demande à mi-mot d'assassiner l'oncle lorsqu'il brûle le carnet.

Nikolaï

Seymon et Nikolaï sont ainsi très proches, l'un est un policier qui joue un gangster, l'autre est un chef mafieux qui joue un restaurateur. Chaque apparence cache une double identité. Chacun cache sa véritable nature au monde comme dans ou Bullets or ballots (1936). Cette idée qu'une chose n'est pas ce qu'elle prétend être se retrouve incarnée par Nikolaï, ainsi que dans l'histoire même du film, on croit d'abord que Kirill est le violeur, puis l'on découvre qu'il s'agit du père.

Nikolaï est l'élément fondamental du film de gangsters: l'ascension de l'homme dans l'empire du crime organisé. Cette montée en grade se poursuit avec la venue des chefs des différents gangs, l'image de la réunion de plusieurs mafieux dans un même lieu se retrouve souvent (The St. Valentine's Day Massacre (1967) de Roger Corman., The godfather… etc). Cet homme est un policier infiltré qui use de méthode de gangster pour y arriver comme dans Bullets or ballots (1936). Nikolaï a conscience de l'état hiérarchique dans lequel il évolue, il le dit lui-même avec lucidité «  comment puis-je devenir le roi si le roi est encore en place ? ».

Après son passage aux douches, Nikolaï se retrouve avec une balafre en forme de X sur le visage ce qui renvoie à Tony et au signe de mort de Scarface (1932).

Dans le plan final, Nikolaï est devenu le roi, mais c'est aussi un policier qui marche des deux côtés de la ligne. Il a eu ce qu'il souhaitait, mais que va-t-il devenir ? Là encore l'ambigüité du second cycle des films de gangsters règne sur le plan.


[1]Revue Positif n°561, novembre 2007

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