ECCE HOMO

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©ISK

Moi, ce que j'en dis, c'est que c'est mal.


Avec sa mère devant, en plus. Oui, celle voilée de bleu, qui se tient debout toute droite juste devant, qui ne bouge pas d'un pouce depuis qu'ils l'ont cloué là ce matin. Elle, très digne, ça oui ; pas un cri, pas un mot, debout là les dents serrées depuis la troisième heure, sans boire, sans manger, elle pleure vous dites ? Possible, on ne voit pas bien d'où je me tiens, mais ça, digne, pour sûr.

Y'a le tout jeune aussi derrière, et puis celle de Magdala qui le suivait toujours partout, même que certains disaient que c'était sa putain, les gens sont tellement médisants. Les autres on ne les a pas revus depuis qu'ils l'ont pris au jardin, tous ils l'ont laissé. Même le grand barbu, avec ses mains calleuses, qu'a essayé de couper l'oreille de Malchus, le sauvage, même lui on l'a pas revu. Il était là pourtant chez Caïphe, cette nuit, même que je savais pas qu'il avait attaqué Malchus mais je le connaissais de vue, et j'y ai dit à mon grand « Tiens, regarde, lui il était avec le Nazaréen, je le reconnais… »

J'ai dû dire un peu fort, parce qu'il s'est tourné vers moi, avec ses yeux un peu fous à la lumière du feu, il a dit « Non, je ne connais pas cet homme. » J'aime pas qu'on me traite de menteuse, j'ai insisté, j'ai dit si, je te reconnais, tu étais avec lui, et puis ton accent là, tu es de Galilée toi aussi, on me la fait pas à moi, je suis forte en accents c'est une espèce de don, il m'a regardée il a redit plus fort « Non, je ne connais pas cet homme. » Mon fils a commencé à s'agacer lui aussi, avec toute cette fatigue, tout cet énervement, il était tellement tard, ou tôt, si vous préférez, le ton est monté, l'autre continuait à nier, ça en serait venu aux mains sûrement mais là le coq a chanté, et le barbu s'est figé net. Comme s'il avait vu un revenant, ou un golem, l'est parti livide sans plus rien dire, en titubant comme un homme pris de boisson. Ils sont particuliers, ces Galiléens.


Moi, c'est mon époux qui m'a réveillée en pleine nuit, parce que je fais le linge chez Caïphe, vous voyez ? Alors il est venu me secouer, il m'a dit femme, va voir ce qu'il se passe chez Anne –c'est le beau-père de Caïphe, je fais un peu de ménage à l'occasion pour lui aussi, c'est là qu'ils l'ont emmené en premier – va voir, ils ont arrêté le Nazaréen…

J'y ai dit t'es pas un peu fou non, à l'heure qu'il est, et puis fichez-y la paix au Nazaréen il dérange personne… Je l'avais vu quelques fois au Temple, il parlait bien, comme les sages, il racontait des histoires qui faisaient réfléchir, je ne comprenais pas toujours tout remarquez, mais enfin ça nous changeait. Et puis cette drôle de lumière dans ses yeux, la douceur dans sa voix quand il nous parlait à nous. Ma voisine a même dit qu'il lui a guéri ses pertes de sang. C'est vrai qu'elle était mal en point, la pauvre, des années qu'elle saignait du nez à la moindre contrariété, douze ans, des ongles aussi parfois, une fois des oreilles, pas joli à voir, quand son époux a passé on a bien cru qu'elle allait y rester tellement elle a saigné de chagrin. Et tous ses biens du veuvage qui y sont passés un charlatan après l'autre, rien à faire.

Et puis un jour qu'elle était vers Capharnaüm, au bord du lac de Tibériade où elle s'était rendue consulter un guérisseur de plus – des moins que rien pour la plupart, si vous voulez mon avis, des voleurs et des profiteurs – il est passé par là. On disait qu'il guérissait les gens, entre autres, on disait déjà beaucoup de choses sur lui, souvent n'importe quoi, mais enfin, dans le doute. Elle dit que quand elle l'a vu passer, elle s'est sentie toute chose. Elle n'a pas osé aller le voir, lui demander, et puis il y avait tellement de monde… Alors elle s'est approchée en douce, et a touché la frange de son manteau. Il s'est retourné, il a demandé qui avait fait ça ; elle a cru mourir de honte et de frayeur, elle s'est dit qu'elle était bonne pour se vider de son sang pour le coup, mais rien. Pour la première fois, rien. Alors elle a pris son courage à deux mains, elle s'est avancée et elle lui a dit « Moi, Seigneur. C'est moi qui t'ai touché, je savais que si je pouvais seulement te toucher… » Elle raconte qu'il a souri de sa peur, et qu'il lui a dit « Va en paix, ma fille, ta foi t'a sauvée… »

Elle est rentrée à Jérusalem, c'était plus la même, je vous jure. « Si tu l'avais vu, cet homme ! » qu'elle me disait tout le temps. « Si tu l'avais vu ! Avec cette lumière, cette douceur, il avait l'air tellement fatigué, le pauvre, tellement fatigué… mais si bon avec tous, et si fort… » Alors quand on a su qu'il était à Jérusalem, elle m'a emmené l'écouter prêcher, et c'est vrai qu'il dégageait quelque chose…


Alors quand mon époux m'a réveillée en pleine nuit pour me dire « Ils ont arrêté le Nazaréen », j'ai ronchonné pour la forme, mais j'étais déjà en train de m'habiller pendant qu'il insistait : « Toi, ils te laisseront rentrer, ils te connaissent, et prends le grand avec toi – c'est mon fils, il habite avec ma bru juste en dessous, c'est bien pratique – prends le grand avec toi, qu'on t'embête pas sur le chemin, les rues ne sont pas sûres ce soir… »


Alors on y est allés avec le grand. Dès qu'on est arrivés, j'ai compris que ça allait mal tourner. Il y a ce grand crétin d'huissier qui l'a giflé d'emblée, alors qu'il n'avait rien dit de mal, et Caïphe était plus veule que jamais – dites pas que je vous ai dit ça comme ça, je serais bonne pour le fouet – depuis le temps qu'il voulait se l'offrir en cadeau, le Nazaréen…

Comme un chien, ils l'ont traité. Le cirque a duré toute la nuit et une bonne partie du matin, Anne et Caïphe pouvaient pas le garder là, bien sûr, c'est défendu, et puis la Pâques approchait, alors ils l'ont amené au prétoire, voir le préfet Pilate. C'est là que j'ai compris que c'était encore pire que ce que j'imaginais. Que j'ai compris que Caïphe ne voulait pas seulement l'humilier et briser l'élan qu'il soulevait sur son passage, mais en être débarrassé une bonne fois. Les Romains, on ne les mêle à nos affaires qu'en cas de mise à mort, vous savez ça, vous qu'êtes un peu du Sanhédrin….


Bien embêté qu'il était le Pilate. D'abord, il l'a interrogé pendant des heures, Dieu seul sait ce qu'ils se sont dit, mais il est ressorti tout congestionné. Puis il l'a envoyé chez Hérode, il a dû se dire que comme c'était un Galiléen, il pourrait s'en tirer comme ça. Nous, on n'a pas bougé, on le connaît, Hérode. Une poupée de chiffon, faire décapiter les braves gens pour plaire à sa putain, ça pas de problème, mais se mettre Rome à dos… et puis un prophète mort, ça avait dû suffire à son palmarès, il s'est contenté de ricaner dans son vin de ce qu'on m'en a dit, puis vexé que Jésus – c'est son nom, vous savez, au Nazaréen ? – vexé que Jésus veuille pas lui faire un tour de magie, il l'a renvoyé chez le préfet. Caïphe a blêmi quand il a vu le manteau rouge que lui avait fait enfiler les hommes d'Hérode pour se moquer de lui, parce que même dans sa misère il portait encore beau, silencieux, digne, il doit tenir ça de sa mère.

Alors Pilate l'a de nouveau interrogé, puis il est sorti dans la cour pavée où nous attendions, et il a dit très froidement : « Je ne vois aucun motif de condamner cet homme. » C'est là que ça a vraiment dégénéré, je pense. Parce que si Pilate ne savait pas trop quoi faire du Galiléen, Caïphe, lui, il savait. Il est devenu fou. « Il doit mourir. Il a blasphémé. » Pilate l'a toisé, tout méprisant, l'air de dire qu'est-ce que tu veux que ça me fasse, à moi ? Mais il est malin, notre grand prêtre. « Il a prêché la rébellion, c'est un ennemi de César. Il s'est proclamé roi. Si tu ne le fais pas mettre à mort… » Pilate s'est décomposé. Il savait qu'il n'avait plus vraiment le choix.


Mais il a lutté, pourtant. Pied à pied, même si c'était perdu d'avance, pour le sauver malgré lui, ce drôle de Juif qui ne se défendait pas. Il l'a fait battre comme plâtre, peut-être un peu pour le punir de son silence aussi, de le forcer à le faire mourir, en quelque sorte. Peut-être aussi parce qu'il pensait que ça apaiserait la soif de sang du Sanhédrin – sauf votre respect. Mais rien du tout, oui. « Voici l'homme » qu'il a dit au matin, en l'amenant tout meurtri que c'en était une pitié, j'ai cru que j'allais vomir, ou pleurer, ou les deux en même temps, mais le grand me disait « Maman, tiens-toi, les huissiers de Caïphe surveillent tout le monde, tiens-toi bien ! » Ils lui avaient laissé le manteau d'Hérode, et incrusté une couronne d'épines sur la tête, pleine de sueur et sang, voici votre roi, qu'il a dit.


« Crucifie-le ! »


Qui a lancé le premier cri ? Allez savoir. Caïphe devait sans doute mobiliser toute son hypocrisie pour ne pas sourire en public. Pilate avait l'air à bout ; à bout de tout, d'idées, d'énergie. Il a quand même essayé de s'en tirer une dernière fois en nous refourguant Barrabas, il s'est dit le naïf qu'entre la brute imbécile et le doux dingue on n'allait quand même pas choisir le meurtrier pour célébrer la Pâques, mais ça a été sa dernière erreur. Même mon grand s'y est mis – ce que je vais lui coller comme volée celui-là quand j'aurais remis la main dessus, je vous dis que ça – même lui, il m'a chuchoté « Barrabas, ah ça c'est autre chose, il est gentil ton Jésus mais quand on lui parle de rétablir la royauté il nous parle de royaume des cieux, et puis rendre à César ce qui est à César, ça va bien deux minutes, et puis on comprend rien à ses discours, Barrabas, ça oui, c'est vraiment autre chose… » « C'est un assassin et un brigand » que j'ai voulu lui répondre, mais il ne m'entendait plus, déjà, il hurlait avec les autres, Barrabas, Barrabas, et crucifie-le… je lui ai mis une calotte derrière la tête, il m'a regardée tout hargneux comme un gamin de cinq ans et il a disparu dans la foule.


« Barrabas, Barrabas… »


Dégoûté de nous qu'il était, le Romain.


« Et celui-ci, que dois-je en faire ?

– À mort ! Crucifie-le ! »


Sa femme, une drôle de petite chose toute pâle avec de grands cernes, est passée lui murmurer quelque chose à l'oreille, et lui a laissé une jarre et un bol, et une serviette bien blanche. Un serviteur lui a versé de l'eau sur les mains, il s'est essuyé, et il a dit en montrant ses deux pognes d'ancien soldat : « J'ai les mains propres. Je suis innocent du sang de ce juste. » Je commençais à bien l'aimer, ce grand couillon de préfet désespéré. La foule – les trois quarts de la maison de Caïphe, les autres avaient été refoulés à l'entrée, parce que c'était son grand moment à Caïphe, il ne fallait pas qu'un imbécile au grand cœur ou un disciple du Nazaréen vienne lui gâcher son triomphe – la foule, donc, a perdu la tête. « Qu'il retombe sur nous et sur nos enfants ! » qu'ils ont hurlé. Pas sur les miens j'ai pensé, et je suis partie.


Alors ils l'ont emmené.


Le chemin jusqu'ici, ça a été l'enfer. J'en ai vu, de vilaines choses, dans ma vie, je suis plus toute jeune, et puis le chagrin je le connais bien. J'ai perdu deux enfants, j'ai eu mon lot, comme tout le monde. Mais ça, jamais j'oublierai. Quelque chose s'est cassé qu'est pas réparable vous voyez ? Pourtant, ce type-là, après tout, on peut se dire, même s'il avait rien fait, je ne le connaissais pas, moi. On allait pas risquer nos vies, nos familles, pour un étranger non ? Un étranger qui se défendait même pas, en plus ? Peut-être qu'on aurait dû. Il portait ça comme si le monde en dépendait. Chaque pas, je me disais, c'est pas possible, c'est pas possible, que des gens aussi civilisés que ça puissent, je trouvais pas les mots, même dans ma propre tête.

Parce qu'ils lui ont fait porter sa croix, les chiens, dans l'état où il était. « Une belle croix toute neuve » qu'ils ricanaient, Juifs et Romains bien compères pour une fois, « qu'on t'a fait faire exprès pendant que le préfet tergiversait ! ». Je sais même pas ce que ça veut dire, mais ce n'était pas très gentil, ça c'est sûr. Il n'a pas tenu longtemps. L'est tombé une première fois. Sa mère qui avait dû se tenir à l'écart depuis tout ce temps s'est précipitée. J'avais une espèce de bulle de savon qui m'enflait dans la gorge, qui m'étranglait, de la voir courir comme ça, comme vers un bambin qui s'est écorché le genou en buttant contre une pierre, elle s'est jetée de toute sa tendresse au milieu des soldats pour ramasser son grand gamin blessé, mais ils l'ont pas laissée le toucher. Une fille toute jeunette sanglotait à côté de moi. Je lui ai tendu mon mouchoir, le joli brodé avec du fil d'Orient que m'a trouvé mon mari, trouvé où, j'ai pas posé la question, des fois ça vaut mieux, pour qu'elle se nettoie la figure, mais elle a filé avec et lui a essuyé le visage à lui, avant que les Romains ne la chassent.

Je lui ai laissé le mouchoir, du coup, la pauvrette, un bon geste comme ça, vous pensez, j'allais pas le lui reprendre, même si je l'aimais bien ce cadeau moi.


L'est tombé une deuxième fois. Ils ont attrapé Simon qui passait en rentrant des champs, vous savez le grand gaillard de Cyrène ? Un accent chantant, je vous l'ai dit, moi les accents je suis imbattable. Un gars décent Simon, qui parle peu, se mêle de rien, ils lui ont collé la moitié de la croix sur le dos histoire que le Nazaréen arrive encore un peu vivant au calvaire, qu'ils avaient dressé au Golgotha, ça veut dire le Crâne. Parce qu'avec tous les trous dans la colline, on dirait un peu, eh bien oui, un crâne, je suppose.

La petite pleurait toujours, et elle n'était pas la seule. Presque que des femmes, vous imaginez. On marchait plus vite que lui, évidemment, alors on ralentissait souvent, pour lui laisser le temps de remonter à notre hauteur, et Simon serrait les dents, essayait un peu de le soutenir en même temps que la croix, sans que les Romains le voient, en maudissant tout bas la folie des hommes. J'ai senti mon visage à moi tout trempé aussi, je voulais me convaincre que c'était de la sueur, j'ai pas la larme facile vous voyez. Le Nazaréen a relevé la tête, et nous a parlé, mais je n'entendais rien avec les soldats qui rigolaient entre eux, avec la bousculade, un moment je crois qu'il m'a regardée, il a articulé quelque chose que je n'ai pas compris, du bois sec, du bois vert, puis il est tombé une troisième fois. J'ai serré la main de la petite qui ne me quittait plus, le mouchoir était dans l'autre, mais je n'y pensais plus, on se disait la même chose j'en suis sûre, cette fois, il ne se relèvera pas… mais il s'est relevé, et on a fini par arriver.


La crucifixion, pas eu le cœur de regarder. Avec tout ce que j'avais vu depuis la nuit, je suis allée m'asseoir à l'ombre après l'avoir entendu dire « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font… » J'étais épuisée, un peu en colère, aussi. Même maintenant, pendant qu'ils le clouaient à deux morceaux de bois, devant sa propre mère, il fallait qu'il se montre ainsi, magnanime, plein de pitié... Je repensais aux mots du Baptiste, le prophète Jean, du temps qu'Hérode le laissait tranquille et n'avait pas encore imaginé de lui faire trancher la tête en pleine fête pour offrir sur un plateau à – vous vous en souvenez ? – la fille de la femme de son frère, le vieux dégueulasse, excusez l'expression, Jean qui nous traitait d'engeance de vipères… Engeance de vipères oui… puis j'ai entendu discuter deux huissiers du grand prêtre qui avaient suivi le mouvement et s'étaient mis un peu à l'écart, qui ne m'avaient pas vue au frais derrière ma grosse pierre.


« Pendu, je te dis… Il leur a jeté leur argent au visage en plein Temple, et il est parti se pendre aux portes de la ville… Eh ben, tiens-toi bien, ils ont quand même récupéré l'argent, et le sacrificateur il a dit comme ça trente deniers, c'est trente deniers, il nous manquait justement un lieu de sépulture pour les étrangers, on n'a qu'à acheter le champ du Potier avec, c'est toujours ça qu'on sortira pas de la caisse. »


Ils sont repartis et moi avec, et quand je me suis rapprochée je l'ai vu, là, entre les deux voleurs, il arrivait encore à leur parler, et sa mère debout au pied de la croix scandaleuse, toute frêle, toute forte, même quand il a crié en araméen les mots du roi David « Seigneur, Seigneur, pourquoi m'as-tu abandonné ? »

Quelques imbéciles au premier rang ont ricané, voilà qu'il appelle Elie maintenant, sauve-toi toi-même, si tu es le Messie, Roi des Juifs… Ça, ça leur était resté en travers ; Pilate avait fait graver une plaque à la va vite qu'il avait fait clouer au-dessus de sa pauvre tête pleine de sang et d'épines, qui disait Iesvs Nazarenvs, Rex Ivdæorvm. J'ai demandé au Romain devant moi, un tout jeune qui était tout verdâtre, qui n'arrêtait pas de marmonner « une terrible erreur, une terrible erreur… » ; c'est lui qui me l'a lue, je n'ai jamais appris, et qui me l'a traduite.


Moi, pendant qu'ils ricanaient, je continuais le psaume dans ma tête, mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné, insoucieux de me sauver malgré les mots que je rugis ? Mon Dieu le jour j'appelle et tu ne réponds pas ; la nuit point de silence pour moi… et je me disais avec les mots du jeune soldat : « c'est terrible, terrible qu'il parvienne encore à prier » ; et je me disais : « c'est terrible, terrible que les hommes du Temple ne reconnaissent pas même les mots sacrés » ; et je me disais : « ça n'en finira donc jamais ? »


À présent les ombres s'allongent. Il n'y a presque plus de bruit, les plus excités sont repartis, lassés depuis longtemps, seuls les Romains de faction et quelques Juifs sont encore là. Et sa mère, bien sûr, et le tout jeune ; et la putain – pardonnez-moi, je suis mauvaise langue, je n'en sais rien au fond, la drôle de fille aux cheveux noirs qui le suivait partout depuis Magdala est là aussi, en retrait. Sa mère s'est hissée sur la pointe des pieds maintenant, il lui murmure quelque chose, et au gamin aussi. Le gosse soutient la mère, je ne sais pas comment elle tient encore debout, comment elle va pouvoir aller jusqu'au bout de tout ça, recevoir le corps dévasté qui se vide de son sang sur ses jolis voiles bleus quand ils vont le décrocher, parce que la Pâques est toute proche à présent, il va bien falloir les achever.


D'un coup de lance, peut-être, s'ils ont de la chance.


Le temps se couvre, en plus. Il vaut sans doute mieux que j'y aille. Mon fils ou mon époux vont bien finir par arriver, puis c'est pas plus mal. C'est peut-être une bonne chose, que je ne voie pas la fin. Oui, comme vous dites, une pitié tout ça. Je vous souhaiterais bonne Pâque, mais ça me paraîtrait un peu déplacé, dans ce contexte, même à moi oui.

Alors je vous bénis, et que Dieu vous garde avec votre maison, et oui, comme vous dites, qu'Il nous pardonne à tous, je ne comprends pas encore trop quoi, mais j'ai moi aussi ce sentiment bizarre qu'il a subitement beaucoup à nous pardonner. Et puis quand vous retournerez à Arimathie, dites bien mon meilleur souvenir à votre dame surtout… Bonsoir Monsieur Joseph, à bientôt alors…

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