Echange de bons procédés

solisdesiderium

C’était peut-être aussi ce qui créait cette distance, cette scission, entre le monde « civilisé » et celui dans lequel vivait le reclus. Broyez dans l’engrenage, incapable d’interagir avec le reste...

Nicole passait les portes automatiques du centre commercial de sa ville, la tête enfouie dans son ticket de caisse. Elle calculait mentalement ce qu'elle avait économisé grâce à l'offre « une achetée, l'autre offerte pour un euro de plus ».

Château Morbis 2020 ; deux euros quarante-trois la bouteille, ajoutez un euro supplémentaire pour la jumelle.

Nicole n'était jamais parvenue à être aussi économe sur ces dons obligatoires qu'imposaient les fêtes de famille ; elle en tirait une certaine fierté exempte de gêne, on doit l'avouer. Puis ce n'est pas son frère qui fera le difficile. Cet alcoolique de première n'aura le temps de ne lui demander aucune aide financière de quelques sortes quand la deuxième bouteille lui sera imposée pour le faire taire.

Pleine d'une joie que lui conférait l'astucieux stratagème qu'elle avait mis en place, Nicole se dirigeait vers sa voiture garée non loin, d'un pas dansant et d'un teint rayonnant.

Il fallut qu'une voix l'interpelle et gâche son égoïste et paisible existence. La jeune femme avait immédiatement reconnu l'intonation que l'alcool infligeait à la voix, et le phrasé des gens qui vivaient sur le pavé.

Dans l'abri en plastique rouge des caddies de même couleur, l'homme en question se pavanait, mi-adossé mi-debout, contre les grilles d'un chariot en fil d'acier. Nicole ne s'était pas fourvoyé, sa tenue vestimentaire et son entretien hygiénique parlaient pour lui. L'inconnu était évidemment à la rue… comme un pitoyable animal, pensait Nicole, déjà irrité. Quand on vivait dans les grandes villes, on rencontrait fréquemment de pauvres âmes abattues par la vie et la société, on y était même habitués au bout d'un certain temps. Il y avait de ceux qui les ignoraient, la majorité. Puis ceux qui les plaignaient, beaucoup aussi. Et ceux qui les toisaient, une grande minorité. Nicole était d'une plus petite et odieuse communauté qui considérait comme urgent de « nettoyer les rues ».

Non, bien sûr, elle ne portait pas les pauvres gens dans son cœur et ses avis sur le sujet s'en retrouvaient poussés à l'extrême. Ce n'était pas rare, après un usuel verre de trop, de l'entendre proclamer d'horribles et despotiques solutions pour la fin des mendiants et autres « rats humains », comme elle aimait ainsi les surnommer.

— M'dame, m'dame, c'est une belle paire que vous avez là, lança le pauvre homme en riant bien trop tôt de sa propre blague.

La réaction de Nicole fut la même que n'importe lequel des passants se faisant accoster par ce qui leur semble être un misérable : l'ignorance. Cela fonctionnait à toutes les reprises.

C'était peut-être aussi ce qui créait cette distance, cette scission, entre le monde « civilisé » et celui dans lequel vivait le reclus. Broyez dans l'engrenage, incapable d'interagir avec le reste de la machine.

Nicole ne jurait par le karma que quand il s'agissait d'argent ou d'amour. Mais quand l'immonde gros barbu chancelant lui était tombé sur les épaules pour l'arrêter, il faut dire qu'elle chercha en vain ce qu'elle avait pu faire de si horrible pour mériter cela.

— Tu vas me lâchez, enfoiré de rat, s'indigna -t-elle tout en se débattant avec énergie.

L'inconnu au visage charbonneux s'étala sur le bitume devant Nicole. Il s'était retourné, le dos voûté et les mains bien ouvertes en guise de protection, adoptant une grossière position de défense digne d'un animal inoffensif. Nicole le fusillait du regard, prêt à planter son talon dans l'une de ses pommettes ; pourquoi pas les deux.

— M'dame, M'dame, attend, je t'en prie, supplia-t-il en fouillant ses nombreuses poches d'une main tremblante. Nicole avait obéi et attendu par pur réflexe inconscient.

Heureusement, l'attente valait la chandelle ; non, c'était même plus brillant encore.

L'homme fétide avait sorti une montre resplendissante, incrusté de pierre brillante, de dorures en relief et de gravure couleur ambre. Il la présentait maintenant sur le plat de sa paume, à la manière d'un expert en joaillerie. Le bracelet du bijou était semblable au manche d'une épée tout droit sortie d'un conte de l'Illiade ; bande dorée qui se détachait de son support de peau grasse et de doigts noirâtres boudinés. Les pierres précieuses se reflétaient dans les ongles putrides et les rides de peau se faisaient comme chasser par l'éclat majestueux de l'objet.

D'autre part, la montre était d'une taille bestiale, Nicole ne connaissait nul humain dont le poignet était digne de porter ce bijou cosmique. Elle connaissait cependant quel poche de son manteau conviendrait parfaitement à sa taille.

— J'ai vu, m'dame, que vous étiez équipée, dit l'homme en désignant les bouteilles d'un doigt tremblant. Je voulais vous proposer un échange de bons procédés. La montre contre les bouteilles, siouplé m'dame.

— Un échange de bons procédés, répéta bêtement Nicole.

— Appelons ça une simple manifestation de générosité, m'damoiselle.

L'inconnu agitait comme un pendule la maigre ceinture brillante sous le nez de son interlocutrice et celle-ci la suivait du regard, par instinct, comme le ferait une pie.

Malgré tout, Nicole n'était pas complètement idiote. Premièrement, la montre était-elle vraie, ou d'une valeur quelconque ? Et ensuite, la question la plus importante, pourquoi un homme, sans domicile ni argent par-dessus le marché, viendrait-il lui donner le bijou en échange d'une pauvre paire de bouteille de vin ?

Nicole répondit à la première de ces questions en se disant que le risque valait le coup, au vu du bénéfice monstrueux qu'elle pourrait se faire. Quant à la deuxième, elle se demandait fortement si l'inconnu n'était pas aliéné ou en prise avec de fortes substances psychoactives. Elle voulut bien s'accorder une minute supplémentaire pour réfléchir au potentiel sacrifice de ses bouteilles à trois euros et quarante-trois centimes, mais l'homme, obnubilé par le liquide bordeaux, s'empressa de précipiter l'échange.

— Alors ? Qu'est-ce qu'elle dit la p'tite dame ? demanda-t-il avec une politesse forcée, trahie par des syllabes imbibées d'alcool.

— Je vous en offre une seule, et hors de question que ma main touche la vôtre, alors vous déposerez la montre sur le sol, compris ?

— Mais m'dame… couina l'autre.

— Vous m'avez agressé. Je suis déjà bien bonne de vous faire la charité.

Nicole le cernait, le vieil homme voulait trop de sa dose pour remballer l'impolitesse qu'elle lui jetait à la figure.

La jeune femme avait calculé son bénéfice, cette montre ne lui coûtera qu'un seul euro, le prix de la deuxième bouteille de vin. Quelle affaire ce serait si celle-ci valait vraiment quelque chose, se disait-elle avec hâte ! Le simple bonheur qu'elle ressentait à détrousser un misérable valait déjà l'effort.

Nicole n'espérait pas des millions, au vu de la fiabilité de la transaction et du profil de son allocutaire, mais une simple dizaine d'euros, gagnés en revendant le bijou, lui multiplierait par dix son investissement initial.

Le vieillard était empreint à la réflexion et Nicole s'impatienta ; elle ne voulait pas qu'on l'aperçoive en train de fricoter avec la racaille.

— Alors ? Répondez donc, bon sang, s'exclama-t-elle avec fureur.

— C'est d'accord, c'est d'accord, répondit l'inconnu apeuré.

La transaction se fit par le biais du bitume, comme convenu. Le pauvre homme avait remercié, maintes fois, ce qu'il appelait déjà « sa sauveuse », et Nicole, ladite sauveuse, s'était enfui, sans se retourner et à grands pas, vers sa voiture ; l'imposante montre brillante en poche rendant sa veste bien plus sensible à la gravité.



Le soir venu, après son monotone et banal repas de famille, Nicole venait tout juste de rentrer chez elle. Dépité, car son frère avait réussi à lui soutirer un virement bancaire de cent euros ; maudite soit-elle d'avoir donné la deuxième bouteille.

D'ailleurs, en y repensant, Nicole se souvint de la montre qui traînait dans le fond de l'une de ses poches de manteau. Elle n'avait parlé de cette transaction à personne, déjà parce qu'elle ne voulait pas sa réputation entachée par le fait de traîner avec des malpropres, et ensuite, car si le bijou avait effectivement de la valeur, alors elle ne voulait pas partager son gain avec quiconque ; ça, il en était sûr, elle garderait tout pour sa poire, et sans peines ni regrets.

Ses fantasmes spontanés de richesse excessive l'avaient plongée dans un maigre espoir de détenir un véritable trésor entre les doigts. C'est pourquoi, tenaillée par l'impatience, elle s'était attelée à chercher une méthode pour estimer un bijou par ses propres moyens ; sur internet évidemment.

Après une poignée d'heures nocturne à se raser l'opercule rétinien avec les diodes brûlantes de l'écran de son ordinateur portable, Nicole avait réussi à réunir assez de connaissances primaires pour avoir une fourchette de prix en guise d'estimation.

Bon Dieu !

Il y avait là plus d'une dizaine de milliers d'euros. Les pierres précieuses, qui pullulaient sur la montre, étaient d'une telle rareté et d'une telle qualité que leurs estimations furent terriblement aisées, et d'un simple coup d'œil, si l'on connaissait évidemment où vérifier et quoi rechercher, on distinguait leurs immenses valeurs.

Après davantage de recherches sur le bijou, pour savoir si l'objet n'était pas un trésor de musée volé ou hautement recherché, Nicole ne put mettre la main sur aucune information précisant l'origine de cet objet ; dorénavant, elle en était convaincue ; grâce à lui, elle deviendrait une femme riche.

Le lendemain, après la fameuse nuit qui apporte conseils et sagesse, elle en était d'autant plus persuadée, ce bijou sera revendu dans une élégante boutique d'objet de valeurs et son ancienne détentrice jouira d'une richesse apaisante.

Nicole s'était endormi sur son clavier, les touches de celui-ci commençaient à s'imprimer sur l'écran, ainsi que sur ses joues. La montre bien agrippée dans sa paume droite et positionnée proche de sa nuque ; pour rien au monde elle ne l'aurait perdue, et pour tout au monde elle l'aurait protégée.



Famille Besance. Antiquaire de génération en génération. Depuis 1765. Achat Or et Bijoux de valeur.

La devanture du magasin paraissait plus désuète que les articles anciens et de valeurs qui s'y trouvaient. En fait, les articles en question avaient le droit à un évident meilleur traitement que les lettres tombantes de la devanture rouillée.

Nicole s'infiltra doucement par la maigre porte qui donnait à la boutique étroite et remplie d'objet vieux et élégant. Elle se trouva bientôt cernée par des vases en argile, des statues romaines ou des horloges gothiques.

Au fond de la boutique oppressante, dissimulé derrière un haut bureau en bois usé, Nicole distingua un vieil homme affublé d'une tenue non moins âgé et qui était voûté sur son plan de travail, d'où il analysait de fins morceaux d'or à l'aide d'une petite loupe ronde qu'il tenait entre le pouce et l'index. Avec une allure fière et d'un pas déterminé, Nicole s'approcha du bureau et jeta la montre sur celui-ci. La secousse qu'avait provoquée l'imposant bijou avait fait trembler le meuble jusqu'à ses clous et renversé le labeur de précision qu'effectuait l'homme calme.

Sans salutation, et d'une confiance à toute épreuve, elle s'exclama :

— Mon vieux, vous n'allez pas être déçu de ce que je vous amène.

M. Besance avait l'habitude des manies excentriques digne d'une clientèle élitiste, mais après avoir regardé Nicole de haut en bas, il savait que ce n'était pas une de celles qui nagent dans l'opulence. Malgré tout, il ne pouvait pas la renvoyer de sa boutique ; son père avait l'habitude de lui psalmodier une phrase qui n'avait cessé de se vérifier au fil de sa carrière : « Les pauvres déterrent les trésors, tandis que les riches les achètent juste. »

— Qu'avons-nous là ? soupira doucement M. Besance en écartant son ancienne occupation en pagaille pour laisser de la place à l'imposante montre étincelante qui avait tout de même éveillé sa curiosité. Eh bien, c'est une pièce qui m'a l'air formidable, laissez-moi l'examiner.

Nicole, pendant moins d'une dizaine de minutes, flâna dans la boutique ; elle manipulait les vases et déréglait les horloges en jouant avec leurs aiguilles. Elle n'avait pas un tempérament qu'on pouvait définir de patient, surtout quand il s'agissait de faire sa prochaine fortune.

Heureusement, M. Besance venait de terminer son estimation.

— Cela ne vaut rien, désolé madame, lui dit-il en rendant le bijou d'une main molle. C'est du parfait toc.

Nicole était bouche bée, presque incapable d'articuler ses mots. Elle en était sûre, il fallait être totalement aveugle et ignorant pour ne pas détecter la moindre valeur dans l'objet.

— Vous rigolez ! s'indigna-t-elle. J'ai fait des vérifications par moi-même, elle devrait valoir des milliers d'euros !

— La montre ne vaut rien, madame, répéta calmement M. Besance. Comme votre estimation.

— Allez bien vous faire foutre, espèce d'escroc !

Nicole partit en furie de la boutique, non sans faire exprès de bousculer un vase de son promontoire. Plus tard, une facture salée parviendra dans sa boite aux lettres.

Si cette satanée famille Besance ne veut pas me faire devenir riche, alors j'irai voir un autre, lui cria-t-elle avec hargne et colère pendant que la porte se refermait derrière son passage.



L'année qui suivit fut un cauchemar.

Nicole, qui avait maintenant fait estimer sa montre plusieurs centaines de fois par des experts toujours différents, en était au même point. La montre ne valait rien, les experts n'y voyaient que du pauvre toc ; pour eux, cette merveilleuse brillance n'était rien d'autre que de simples artifices de bonne qualité.

Pourtant, Nicole ne voulait rien entendre. Elle avait décroché le pactole, et n'allait pas s'asseoir dessus facilement.

La jeune femme était si persuadée que cette richesse rêvée était dorénavant acquise, qu'elle quitta son travail, s'isola de ses proches trop avares selon elle, et dépensait sans compter un argent qu'elle n'avait toujours pas.

Cela touchait à l'obsession. Nicole n'arrivait pas à en avoir conscience, comme envoûté par le majestueux bijou. La raisonner était devenu futile, quand on lui disait de lâcher l'affaire, elle rétorquait souvent qu'un jour elle irait démanteler le complot qui orchestre sa perte. Il n'y avait pas de complot, bien sûr. Juste l'aveuglement volontaire que s'infligeait cette pauvre femme.

La vision réduite et l'obsession maudite, elle ne tarda pas à s'enfoncer plus loin encore dans le tourbillon infernal de mauvaises conséquences causées par ces propres actes. Nicole était tombé par hasard sur un reportage douteux parlant du niveau élevé des experts en joaillerie en Asie, et en Chine en particulier. Elle ne s'interrogea pas plus d'une nuit avant de vendre l'intégralité de ces biens pour s'acheter des billets d'avion-direction la Chine. La misérable fuyait le pays, de toute manière, les huissiers n'allaient pas tarder à la chasser de son logis.

Nicole en était persuadée, la prochaine fois qu'elle remettra son pied en France, ce sera pour leur jeter des billets aux museaux, à ses rats jaloux !



Six longues années venaient de filer après l'échange fait ce jour maudit, sur le parking du centre commercial.

Nicole, en ces six longues années, ne ressemblait plus vraiment à Nicole, et la jeune femme — qui n'était plus jeune et moins ressemblante à une femme qu'a un homme — n'avait pas subi la moindre amélioration, si ce n'est que maintenant sa maîtrise de la langue chinoise était exquise. Mais désormais, peu importe la langue, les mots prononcés par Nicole étaient teintés par la liqueur. Ses syllabes étaient exagérées et certaines lettres se roulaient sans qu'elle en soit consciente.

Fallait-il vraiment préciser ce qui l'avait menée jusqu'ici ?

Nicole avait échoué sur toute ses tentatives pour revendre la montre, et s'était fait expulser du pays. Évidemment.

De retour en France, acculée de dette et d'une poignée de procès, Nicole s'était retrouvé à dormir avec les hommes-rats, ceux qu'elle détestait tant. Sa vie actuelle se résumait à ressasser le passé, se flatter de ce qu'elle fut jadis, fumer des cigarettes puis en chercher, se cacher sous sa crasse et espérer éveillé la pitié chez les gens lors de la manche, chercher ou voler de quoi se nourrir ou se loger, et sans surprise, boire de l'alcool en quantité dérisoire.



Nicole, aujourd'hui, peinait à tenir debout. C'était l'un de ces jours où l'alcool l'avait emporté sur les souvenirs. Et heureusement, sinon elle aurait compris la terrible ironie du sort qui s'acharnait sur elle en ce moment. En effet, Nicole était en train de décuver, affalé sur un caddie rouge, juste au-dessous de l'abri de celui-ci, sur le même parking où elle avait acquis le bijou qui avait détruit sa vie et qui se trouvait toujours non loin d'elle, comme un artefact maudit.

La malheureuse ne pensait à rien. Si, bien sûr qu'elle pensait a quelque chose. De l'alcool fort. Bien fort. Et une tige fumante pour accompagner la potion.

Elle ne mit pas longtemps avant d'apercevoir un homme muni d'une élégante bouteille de whisky, neuve et si appétissante. Nicole se disait qu'elle pourrait donner tout ce qu'elle possédait en échange de cette bouteille.

Mais qu'est ce que possédait Nicole désormais ?

Qu'est-ce qu'elle possédait ?

Mais bien sûr.

La montre.



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