Echappées belles

Sandra Mézière

C'est le jour J. Enfin ! Le moment dont la perspective me porte depuis 20 ans. Le rendez-vous avec mes idéaux de jeunesse. Que peut-il y avoir de plus effrayant et exaltant ?

Du haut de l'Arc de triomphe, je regarde Paris harassante, harassée, grouillante de vies sans rêves imperméables à sa beauté étourdissante qui, brusquement, me heurte de plein fouet, m'insuffle de la déraison et du courage : il sera là. Un peu dédaigneuse, armée de cette force nouvelle, de mon secret qui m'a accompagnée pendant vingt ans, j'ai envie de crier un balzacien « A nous deux! ».

Le contraste est tellement saisissant avec les circonstances de notre rencontre, ce souvenir indélébile…

C'était l'été de mes 16 ans et la fin des vacances en Grèce. Ma famille et moi attendions le ferry pour l'Italie sur le port de Patras. Je fulminais à l'arrière de la voiture : j'avais chaud, faim, et j'en avais assez des kilomètres parcourus sur les routes grecques dans une voiture brinquebalante. Mon petit frère dormait, impassible, à côté de moi. Mes parents l'admiraient, évitant soigneusement de jeter ne serait-ce qu'un coup d'œil sur le vilain petit canard qui ne savait que se plaindre. Je préférai donc sortir de la voiture pour affronter le soleil de plomb qui m'était moins cruel que cette image sirupeuse de complicité familiale.

L'atmosphère était électrique. Des policiers fébriles arpentaient le port. Des chauffeurs routiers jetaient des regards suspicieux. Soudain, je tressaillis. Une chose visqueuse venait de saisir ma chambre, sous la voiture. Je restais là, pétrifiée. Face à moi, un routier belge me fit signe de me taire. Ce devait être un cobra ou une tarentule. Au moins. Je fermai les yeux, tétanisée. Quand, m'armant de courage, je les rouvris, un adolescent se tenait face à moi. A nouveau, je ne pouvais plus bouger, happée par ses yeux apeurés, fiers et téméraires. Je n'eus pas vraiment le temps de m'y plonger. Le chauffeur lui fit signe et lui tendait une pastèque qu'il courut dévorer, affamé, caché à l'arrière du camion que moi seule pouvais voir. Je ne comprenais rien et le chauffeur dut deviner ma perplexité à mon air ahuri. Il me désigna un talus derrière des barbelés, un peu plus loin, à la lisière du port. Par dizaines, des hommes, des enfants même, couraient. Je regardai discrètement à l'intérieur de la voiture. Mes parents s'extasiaient toujours devant mon petit frère. Je vis le chauffeur sur le point de fermer sa porte arrière et, sans bien savoir ce que je faisais, je courus m'engouffrer à mon tour à l'intérieur du camion. Deux paires d'yeux me dévisageaient. Le jeune clandestin se blottit au fond du camion. Il avait jeté sa pastèque. Je la ramassai et la lui donnai, hypnotisée.
-Sarah, tentai-je timidement.
Mais c'est une voix rauque qui me répondit.
-Tu devrais partir retrouver tes parents, jeune fille, ils vont s'inquiéter.
Je m'en fichais bien. Tout ce que je voulais c'était connaître son prénom, son histoire, la voix de ces yeux bouleversants dont la rage et la douceur mêlées me happaient.
-Tu nous fais prendre des risques. Va-t'en !
-Attendez !
Nous restâmes interdits par sa voix assurée et suave, dans un Français impeccable. Il s'approcha de moi, me tendit la main.
-Solal.
Comment ce gamin du bout de la terre pouvait-il porter le prénom du protagoniste de mon roman préféré! Je lui demandai s'il connaissait. Il s'offusqua. Etre clandestin, fuir pour sa survie n'empêchait pas d'avoir été éduqué. Alors, il me raconta. Tout. Son refuge : la littérature. La guerre qui avait brûlé son enfance, ses livres, son innocence. Le sacrifice de ses parents. Les passeurs. Leur inhumanité. Les vagues gigantesques. L'enfer. La peur, terré au fond du bateau, et l'espoir, malgré tout, chevillés au corps. Ses yeux, son histoire, son courage me fascinaient. L'atmosphère lugubre et malodorante du camion n'existaient plus. Il n'y avait plus que lui et moi. La rencontre improbable de deux adolescents que la folie du monde réunissait.

Soudain, le chauffeur rentra en trombe, nous ordonna de sortir. Sans réfléchir, je saisis la main de Solal et l'emmenai vers notre voiture. Les policiers approchaient, fouillaient tous les camions. Je soulevai la bâche de la remorque de notre voiture et lui dis de s'y glisser. Il hésita une seconde puis s'engouffra. J'eus tout juste le temps de la refermer : déjà les policiers passaient devant moi. Je les bravai de mon sourire innocent. C'est alors que mon père m'appela. Les voitures allaient monter sur le bateau. Il ne s'était aperçu de rien : ni de mon absence, ni de l'émotion qui bouillonnait en moi.

Tout le trajet je ne pensai qu'à lui : sa beauté et sa force, ravageuses, ses yeux bouleversants, cette certitude insensée que je ressentais pour la première fois.

Quand nous arrivâmes en Italie, mon premier réflexe fut d'aller voir dans la remorque. Il avait disparu. Il y avait juste un mot que je lus, grisée : rendez-vous en haut des Champs-Elysées, dans 20 ans jour pour jour, à midi. Tu verras : j'aurai réussi ma vie pour te remercier d'avoir sauvé la mienne.

Il est là, de l'autre côté de l'Arc. Je le reconnais, d'emblée, malgré son costume qui contraste avec ses haillons d'il y a 20 ans. Ce visage d'une beauté insolente. Ces yeux d'une fureur hypnotique avides de ma présence. Je me cache derrière un groupe de touristes, haletante. Je sens mon sang circuler dans mes veines, mon cœur battre jusque dans mes tempes. Vivante comme jamais. J'ai envie de courir vers lui, de le serrer dans mes bras. Mais je ne peux pas me confronter à mon rêve, ma force d'exister. A la hâte, je gribouille un mot, dis à une touriste à l'air affable de lui donner.

Tandis que je descends les Champs-Elysées, un sourire extatique accroché aux lèvres, Solal doit lire ceci: « C'est toi qui as sauvé ma vie, m'as donné le sens du mot courage et le goût du rêve. Merci. »Pendant ce temps, Solal, face à la splendeur enivrante de Paris, retrouvait la folle détermination de son adolescence avec cet irréfragable dessein : la retrouver.

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