Ecole de vie
Valérie Pascual
Ecole de vie
Le placage fut terrible ! Un joueur part en cathédrale. Samuel me serre encore plus fort contre lui : c’est son préféré, André Roque, qui a subit le choc. Il est encore petit, à sept ans on tremble quand le combat est trop intense. Je lui sers un peu de doudou. Je suis un ballon ovale, fait de cuir, de petite taille, adapté à ses mains d’enfants. Il m’utilise pour faire des passes, botte un peu parfois, dors avec moi et m’emmène au stade. Je ne suis jamais loin de lui ! Roque a du mal à se relever. Il se met à genoux, secoue la tête, un peu comme un chien qui s’ébroue. Le kiné lui verse une bouteille sur la nuque. Pas d’inquiétudes, dans quelques instants il courra comme un lapin. Samuel applaudit pour encourager le joueur. Le jeu reprend. Depuis le début du match, notre équipe se fait malmener. Du coup, Samuel me serre assez fort. Mais ce n’est pas grave, je résiste bien à ses coups de pied, je peux supporter un câlin un peu appuyé ! L’arbitre vient de siffler une touche. Notre talonneur se met en place, il lance. Merde ! C’est encore l’équipe adverse qui a réussi la prise de balle ! Comment marquer des essais quand on manque de ballons ? Il y a un vrai problème dans cette équipe. On les sent usés, ils ont du mal à pousser en mêlée, ils ne sont pas agressifs sur le ballon, en un mot rien ne va plus… L’équipe se dirige tout droit vers sa cinquième défaite de suite. Il faut vraiment que quelque chose change ! Pour une foule de raisons et au premier rang de cette multitude le moral de Samuel, qui plonge à mesure que son équipe descend aux enfers. Vous voyez, je vous l’avais dit : son désespoir est tel qu’il quitte le stade avant le coup de sifflet final. Le voici qui suit sagement la rue comme il l’a appris, sans changer de trottoir pour ne pas risquer une rencontre malencontreuse avec une voiture. Mais son pas est lent, il traîne les pieds, lui qui d’ordinaire trottine avec enthousiasme. J’ai l’impression de sentir poindre en lui la même immense tristesse que l’année dernière, quand son père est parti sans laisser d’adresse.
Un portable sonne, une main fouille fébrilement un sac.
- Allo ? … pardon ? Il a déjà quitté le stade ? Mais le match n’est pas fini ! Quoi, ils sont en train de se faire ratatiner ? Je te leur botterais les fesses à ces joueurs !
Marie est fan aussi, mais cette semaine elle ne pouvait pas aller au match. En retard sur le ménage à la maison et les courses. C’est si difficile de vivre seule… Heureusement Samuel est un peu le protégé du gardien du stade, il le laisse entrer sans payer. Aujourd’hui il a de plus la bonne idée de prévenir Marie. Elle raccroche, se tourne vers Jules. Elle ne peut s’empêcher de penser qu’il est beau et qu’il lui fait du bien. Une légère rougeur monte à ses joues.
- Il faut se dépêcher de finir les courses, Samuel a quitté le stade.
La soirée s’étire, ils ont beau faire des grillades puis jouer aux sept familles, Samuel fait la tête. Trop de choses lui font de la peine, son équipe qui perd et l’ « ami » de sa mère qui envahit peu à peu la maison. Maman a même commencé à ranger quelques objets qui dataient de l’époque de Papa. Par précaution, Samuel a caché dans un coin du grenier une boîte avec des photos. Il a peur que toute trace de son père s’efface. Il croit encore à son retour, il m’en parle parfois le soir avant de s’endormir. Ce soir je suis posé sur la table du jardin, à côté d’eux pendant la partie de cartes. Jules trouve cela bizarre, il a presque l’air gêné.
- Tu ne le quittes pas, ton ballon ?
- Non.
- Et quand rentres-tu à l’école de rugby ?
Marie intervient :
- En septembre. J’avoue que j’ai tardé à l’inscrire, avec tout ce qui s’est passé. Mais là, il est temps, hein mon grand ?
- Ouais.
- Tu es bien laconique ce soir…
- Si c’est pour perdre les matches comme l’équipe première, ça me gave déjà.
Jules sourit alors :
- Tu sais quoi ? J’ai une idée… Je suis coach et préparateur mental. Si je leur proposais de travailler avec eux ?
- c’est quoi, préparateur machin ?
- c’est quelqu’un qui les aide à se sentir bien dans leur tête et à avoir confiance. Tu ne crois pas que ça pourrait les aider ?
- Ben ouais, c’est une chouette idée !
Le lendemain, Jules repasse à la maison. Il raconte à Samuel, assis en tailleur par terre pendant que je suis blotti entre ses jambes :
- Je suis allé voir le président. Je lui ai raconté mon expérience avec l’équipe de basket de P… et les nageurs du club de S… Ça lui a plu, il a dit oui. C’est bien non ?
Samuel hoche la tête, gravement.
- Bon, on est copains ? fait Jules en avançant son poing pour un check. Samuel heurte le poing de l’homme avec son petit poing d’enfant. Ouais. Pour ma part je pense que Samuel se laisse trop facilement embobiner. Mais je ne suis qu’un ballon…
- Tu sais Marie, je m’inquiète un peu pour Samuel.
- Pourquoi ?
- Et ben, c’est un peu embêtant, je crains que tu te fâches…
- Ecoute, je suis occupée. Si tu as quelque chose à dire, lâche le morceau qu’on en finisse.
- Bon ben je me lance. Je trouve ça bizarre qu’il continue à trimballer son ballon avec lui. A douze ans, un doudou !
- Voyons Jules, tu sais bien que ce n’est pas un doudou ! C’est un souvenir de son père. Ce n’est pas facile pour lui de grandir en se disant que son père est parti un jour sans crier gare.
- Mais il grandit bien ce petit ! Quand je suis au stade, en sortant je le vois s’entraîner. Il a une sorte d’ascendant sur les autres, il est un peu plus mûr qu’eux, sûr de lui. Et quand il joue ! Il n’a pas peur d’aller au contact, alors qu’à cet âge-là, certains craignent un peu de se faire mal. Un vrai petit homme ! Du coup, l’histoire du ballon ça ne cadre pas bien. Je crois qu’il fait cela pour que tu penses que la blessure est toujours vive et que tu le dorlotes.
- Et alors ? Il prend des coups au rugby et il est chouchouté à la maison, ça fait un équilibre, non ?
- Si tu le dis…
Jules ne m’aime pas, je le sais. Dès qu’il le peut, il cherche à m’éloigner de Samuel. Ça fait maintenant quatre ans qu’il vit à la maison, et il s’est investi dans l’éducation de mon copain. Bon d’accord, le petit -douze ans c’est vrai, mais il reste le petit- avait besoin qu’un homme s’occupe de lui. Mais qu’il essaye de nous séparer, ça fait mal ! Il n’a pas que des défauts cet homme-là. Depuis qu’il coache l’équipe, elle va mieux. Victoires et défaites alternent, mais on ne subit plus de corrections, de pâtées mémorables qui nous rendent honteux ! L’équipe de notre bonne ville est redevenue un exemple pour les jeunes : travail, concentration, solidarité et résultats. Dis comme ça, c’est beau ! C’est tout le rugby et je suis si fier d’être ovale… Mais je veux rester avec Samuel.
Cette année notre équipe est engagée dans un championnat régional. La phase de tournoi touche à sa fin et elle est invaincue. Maintenant Samuel est trop grand pour rentrer en catimini sur le stade avec la complicité du gardien. Alors sa mère lui paye un abonnement à l’année. Il suit les matches avec attention, et il écrit des comptes-rendus pour le bulletin du collège. C’est un garçon un peu sérieux parfois, que Jules essaye de « dévergonder », en l’incitant à sortir un peu. Il craint que Samuel joue au garçon vaguement dépressif pour culpabiliser sa mère. Bien sûr il ne le dit pas de façon aussi abrupte, mais il n’en pense pas moins. Moi je sais ce que Samuel a au fond de ses rêves et de sa tête, car il me le dit encore le soir en se couchant… Et oui, il dort toujours avec moi ! Mais revenons à nos moutons, en l’occurrence notre compétition. Tout le club est en ébullition, car vu sa formidable aventure sportive (comme disent les journalistes), l’émission Rencontres à XV a décidé de venir tourner un reportage. On y verra l’équipe première, son entraîneur, sa méthode de préparation et aussi l’école de rugby ! Samuel sera sans doute filmé… Quant à moi je resterai comme d’habitude au fond de son sac, dans les vestiaires. C’est mon destin ! A son âge il ne peut plus m’emmener partout avec lui, ses potes se moqueraient de lui !
L’équipe de tournage est arrivée, elle va rester une semaine ici, toute la ville est en effervescence. Des drapeaux aux couleurs de l’équipe sont placés en devanture des magasins, des maillots exposés aux murs des cafés, comme si une finale devait être jouée bientôt ! Samuel est ravi de déambuler dans les rues avec son T-shirt et sa casquette frappés du logo du club, son sac de sport en bandoulière. Je suis doucement bercé par son pas, à l’abri dans le sac. Je voisine avec un short, des crampons, une serviette qui sera utilisée après l’entraînement, je n’aime pas spécialement cette compagnie mais je suis heureux d’être toujours le copain de Samuel. Cet après-midi, ils seront filmés à l’entraînement puis samedi en match. Ils sont trois : un caméraman, un preneur de son et un journaliste. Des jeunes types, plutôt sympas. Le preneur de son a des dreadlocks, le journaliste les cheveux coupés très court. Les gosses se moquent, la mode a complètement changé, eux ont les cheveux longs à la Beatles. Samuel est blond, avec ses cheveux dans la nuque il évoque, parait-il, une gloire rugbystique du passé. Il ne comprend pas bien de qui on parle…
Ils sont filmés à l’échauffement, puis l’entraîneur décide de faire travailler la touche. Des ballons volent, des gamins sautent, volleyent la balle ou la bloquent des deux mains. La fatigue gagne, mais le journaliste en demande encore. Alors on travaille les passes. Les gosses se déploient sur la largeur du terrain, courent, apprennent à se retourner juste ce qu’il faut pour bien cadrer la passe au partenaire. Ils travaillent par groupes de quatre ou cinq. Très vite, Samuel se met à organiser les rotations dans son groupe pour que chacun passe à une place différente. La lumière est belle, les apprentis joueurs photogéniques, le journaliste est ravi. Mais le grand jour, ce sera dimanche, lorsqu’ils filmeront l’équipe première !
La semaine s’est étirée à l’infini, interminable… Enfin dimanche est là ! Une journée terne, le ciel est uniformément gris, il bruine. Le terrain et le ballon seront donc glissants, ça va rendre le match confus. En plus, les joueurs vont être vite boueux, leurs maillots indéfinissables, pas terrible pour la qualité des images ! Alors le journaliste demande s’il peut filmer un peu le vestiaire. C’est d’accord, une fois que les joueurs seront prêts. Ici on ne fait pas comme certains dans le nord, qui aiment s’exhiber. Après s’être habillés, passé du camphre sur les muscles, strappé les articulations fragiles, les joueurs s’assoient sur le banc. Concentration. L’entraîneur parle, rappelle la tactique. Puis Jules intervient. Son objectif, c’est motiver, renforcer le mental des joueurs pour ce match qui s’annonce difficile. C’est étrange, pense le journaliste, pas un mot de rugby n’est prononcé. Jules parle de valeurs, prend un tas d’exemples pour étayer son discours. Solidarité, courage, aller au bout de soi-même. Il cite en vrac Roland à Roncevaux, ralliez-vous à mon panache blanc, Vercingétorix se sacrifiant pour son peuple, les taxis de la Marne… Un moment étrange : les joueurs, les yeux rivés sur l’orateur, attentifs, se pénètrent de ses paroles.
Le match s’est soldé par un nul, ce qui n’est pas mal compte tenu de la qualité de l’adversaire. La semaine suivante, le dimanche matin à huit heures, Samuel et Jules sont vissés devant la télé. Marie dort encore, ils lui ont promis d’enregistrer l’émission pour qu’elle la voie. Je suis posé par terre à côté du canapé. Samuel est subjugué. Il ne dit pas un mot pendant le reportage. A la fin il dit seulement :
- Jules, c’est toujours comme ça que tu fais ?
- Non. Ça dépend des jours et de l’ambiance du vestiaire. Faut savoir s’adapter.
- Et là, pourquoi t’as parlé comme ça ?
- J’ai senti en les regardant s’habiller qu’ils avaient peur. Il fallait les galvaniser.
- Ils ont pas gagné, mais bravo mon pote, tu les as bien galvanisés !
Mon pote ? Si je pouvais je sursauterais. Samuel n’a encore jamais appelé Jules ainsi.
- Dis, est-ce que tu crois que je pourrai jouer en équipe première un jour ?
- T’as du potentiel, petit. On ne peut jurer de rien, mais ça me parait possible. Il faudrait déjà que tu commences à apprendre à botter sérieusement. Parce qu’avec ton gabarit, tu joueras à des postes où le jeu au pied est indispensable.
- T’as raison, fait Samuel gravement.
Maintenant, je suis posé sur une étagère à côté de livres de « Harry Potter » et de quelques DVD. Jeudi, Samuel finit tôt au collège et va au stade. Il se met dans un coin avec un vrai ballon, pas un minus comme moi, et il tape, inlassablement. Le soir à table il est plus disert. Il pose des questions à Jules sur son passé, Marie est aux anges, après cinq années tendues entre l’homme qu’elle s’est choisi et son fils, la glace est enfin rompue ! Ils passent ainsi quelques moments paisibles, en famille. Les soirées ne sont plus consacrées aux sept familles, mais au tarot ou Samuel excelle. Il les bat à plates coutures régulièrement. Pendant ce temps, je me morfonds sur mon étagère. En ce samedi pluvieux, ils jouent au Cluedo. Samuel hésite entre Mademoiselle Rose et le Docteur Olive : lequel va-t-il accuser ? Il réfléchit, étudie ses cartes et ses notes, il est presque sûr que le coupable est l’un d’eux. Sa décision est prise, il prend une inspiration… quand on frappe à grands coups à la porte. Marie va ouvrir : des gendarmes. Ils ont un mandat d’amener contre Jules. Le monde s’écroule.
Marie a passé des heures à la gendarmerie. Elle a demandé à une amie de s’occuper de Samuel, mais il n’y a rien à faire. Il est là, effondré sur son lit. Il m’a délogé de mon étagère, s’est enroulé autour de moi. Il regarde dans le vide, ne dit pas un mot. Il ne répond pas quand la dame lui propose un coca, un pain au lait ou un yaourt. Il est enfermé dans son silence, dans sa douleur. Il voudrait construire un mur tout autour de lui. A l’intérieur il n’y aurait que lui et moi, et rien du monde extérieur, si dur et si injuste. Peut-être Marie pourrait-elle faire parfois une incursion dans ce cocon, mais personne d’autre. Il ne laissera plus jamais un Jules, ou un Pierre ou un Arsène entrer dans son monde. C’est trop dur quand ça casse.
Maman est rentrée tard, les yeux rouges, pas envie de parler. Elle a réchauffé des raviolis et ils ont mangé sans un mot. Samuel m’a gardé sur ses genoux. Il attend qu’elle lui explique, il n’ose pas poser de questions. Il a peur que Jules ait fait une chose très vilaine. Combien de temps va durer ce silence ? Marie sait qu’il faut qu’elle parle, mais elle n’a pas le courage, pas maintenant. Demain il fera jour, comme on dit.
Jules a vraiment fait des choses pas belles. Marie a tout expliqué à Samuel, aidée par un gendarme. La vérité, c’est que Jules n’est pas coach du tout. Il n’a même jamais fait d’études. Il est né dans une ville du nord de la France, il a grandi là-bas, dans la rue, son père chômeur de l’industrie sidérurgique n’ayant pas jugé bon de s’occuper de lui. Il y a environ dix ans, il a dû quitter précipitamment sa région. Il avait vendu à des petites mamies crédules, en porte à porte, des abonnements à un magazine d’art luxueux, peinture, musique, architecture… qui n’avait jamais existé ! Mais une mamie plus futée que les autres est allée porter plainte au bout de quelques mois, ne recevant pas de magazine ni de réponse aux lettres envoyées à l’adresse inscrite sur le bulletin d’abonnement, fictive bien sûr. Le gendarme désigné pour cette enquête a passé des jours et des semaines à la recherche des mamies escroquées. Puis il a passé des heures entières à les aider à rassembler leurs souvenirs pour faire un portrait-robot qui fut placardé partout. Mais cela ne donna rien, l’homme semblait s’être évaporé. Et voilà qu’en regardant une émission sur le rugby il reconnaît l’escroc ! Pas de doute possible, les années ne l’ont pas tellement changé. Il a toujours ce beau sourire avenant qui a plu aux petites mamies. Le gendarme alerte ses collègues de la ville du sud, et un juge d’instruction. La suite est évidente, naturelle : arrestation, inculpation.
Depuis des semaines, Samuel ne quitte plus la maison, ou presque. Il va au collège, parce que Marie s’est mise en colère à ce sujet. Il ne va plus s’entraîner au rugby. Il a perdu le goût de beaucoup de choses. Il est malheureux. Il a mis cinq ans avant d’accepter Jules comme une sorte de deuxième papa. Et puis pfutt ! plus rien. Tout cela s’est envolé en quelques secondes ; La seule activité qui l’intéresse, c’est Internet. Il a beaucoup cherché, tâtonné. Il ne sait pas encore bien comment ça marche, ni surtout comment faire une rechercher pertinente. Mais à force d’essais infructueux, il a fini par trouver des astuces. Il a localisé son père, il sait ou il vit. C’est loin, mais il a aussi trouvé comment y aller : bus, train, bus. Il va s’y rendre, c’est sûr. Quitte à piquer de l’argent à sa mère. Le seul problème, c’est qu’il ne sait pas très bien pourquoi. Sa première idée, c’est de lui foutre son poing dans la gueule. Il est assez grand, costaud grâce au rugby, il a beau n’avoir que douze ans il s’en sent capable. Mais il a le vague sentiment que ça ne servira pas à grand-chose. Au fond il veut lui mettre la honte. Il se dit qu’il suffirait peut-être de dire à son père que partir comme ça, c’était lâche et que lui, le petit garçon de six ans à l’époque, a du être courageux pour deux.