Ecran de fumée
Clément Hourseau
« …merci de nous avoir suivi sur TV1, bonne soirée à tous, et surtoutne manquez pas la sortie, demain, du dernier opus de la saga TheOther Life, de Paul Waether. »
Paula trente-six ans. Affalé dans son canapé, les yeux rivés sur sonécran plat, vieillissant, il vient tout juste de regarder LittéActu,l'émission des actualités littéraires. Il ne la regarde passouvent. Pour ainsi dire... jamais. Mais aujourd'hui, le sujetl'intéressait particulièrement. Il s'agissait de la présentationdu dernier roman de son écrivain favori ; Paul Waether. Ironiedu sort, il s'agit de son homonyme. L'auteur est mondialementcélèbre, lui royalement inconnu. L'auteur est plus riche que riche,lui fauché comme les blés (ou presque).
MaisPaul, bien que dépourvu de célébrité, ne se plaint pas. Il vitdans une maison confortable, entouré de sa femme et de leurs deuxenfants. Cependant, il a un autre point commun avec son homonyme, ilest également écrivain. Il écrit des textes plutôt originaux,intéressants et les publie lui-même, en auto-édition. Il aimeraitpouvoir profiter de l'aura dePaulWaether, de sa célébrité. Mais par crainte de confusion de genre,et surtout de lui faire une mauvaise publicité, il préfère avoirrecours à un pseudonyme, celui de Paul Mark.
Cesoir-là, à l'émission, Paul Waether semblait troublé.Habituellement, que ce soit à la télé, à la radio, et même lorsde rencontres avec ses lecteurs, il est toujours d'humeur joyeuse. Ilaime s'exprimer en public, parler de ses romans, rire. Mais cettefois, quelque chose le tracassait. Ceci n'a d'ailleurs pas échappéau présentateur, malgré les dénégations de l'intéressé.
Maisil va falloir qu'il se ressaisisse, car à la veille d'un événementtel que la sortie de son nouveau roman, il n'a pas le droit deflancher. D'autant plus que dans moins de vingt-quatre heures, il estl'invité d'un autre plateau : le journal télévisé. Une foisn'est pas coutume, le public assistera à l'émission, et notamment àl'intervention d'un chroniqueur littéraire qui, en quelques heuresseulement, va décortiquer ce troisième tome de TheOther Life,afin delui poser un maximum de questions, d'un intérêt journalistique plusou moins avéré.
Bien qu'il ne laisse rien paraître, de soncôté, Paul est heureux. Il est parvenu, assez facilement, àobtenir une place parmi le public, il pourra donc pour la secondefois de sa vie, approcher Paul Waether à quelques mètres seulement.
Lelendemain soir, dans les studios de TV1, Paul Waether, dans sa loge,est sur le point de se faire maquiller. Paul, quant à lui, patientetranquillement avec les autres spectateurs qui s'apprêtent àassister au journal.
Pris d'une envie pressante, il s'éclipse audétour d'un couloir, pensant qu'il trouvera probablement destoilettes à proximité. Mal lui en prit. Perdu dans ce véritabledédale de couloirs, il va et vient de façon incertaine. Il croisedes dizaines de personnes, cameramans, techniciens, décorateurs...mais craint qu'en demandant son chemin, ce ne soit finalement lasécurité qui le reconduise... sur le trottoir. Il continue donc dedéambuler, à gauche... puis à droite, jusqu'au moment où, sansl'avoir voulu, il arrive devant les loges.
L'occasionest trop belle pour qu'il la laisse passer. Ni une ni deux, ilcherche celle de son idole. Bien qu'il soit conscient de prendre lerisque de se faire éjecter manumilitarides studios, il semble avoir fait son choix entre voir SA star ouêtre noyé dans une foule ne pouvant que l’apercevoir sur unplateau ; la seconde option ne fait vraiment pas le poids.
Arrivédevant la porte tant recherchée, il hésite. Mais au bout dequelques instants, il frappe. « Entrez ! »entend-il. Il s'exécute.
Ilest alors dix-neuf heures cinquante-cinq. Le journal télévisé vadébuter dans quatre minutes. Paul Waether, quant à lui, doit êtresur le plateau au plus tard dans vingt-cinq minutes. Le temps passe,et il ne peut pas se permettre d'arriver en retard. Rapidement, lamaquilleuse sort de la loge, visiblement étonnée. Elle referme laporte, mais c'estalors que celle-ci estimmédiatement verrouillée de l'intérieur. Paniquée, elle avertitsans attendre la sécurité, qui arrive sur-le-champ.
Surle plateau, la présentatrice est informée de la situation par lebiais de son oreillette. Bien qu'elle ignore totalement quelle seral'issue de cet incident, elle semble quelque peu affectée par lasituation.
Lapremière partie du journal touche à sa fin. Alors que l'interviewde Paul Waether est censée débuter dans trente secondes, celui-cin'est toujours pas arrivé. Il est toujours enfermé, personne n'estparvenu à entrer dans sa loge. Dans les studios de TV1, Les visagessont tendus, blêmes.
Nesachant pas s'il faut considérer cela comme l'acte d'undéséquilibré, les forces de police ont été averties et ont déjàpris place à proximité de la loge de l'auteur, craignant une issuefatale.
Ilfaut dire que Paul, petit auteur sans grande envergure, avait déjà,par le passé, été en proie à une certaine frustration envers sonidole. Il savait que toute sa vie, quoi qu'il fasse, il serait dansle meilleur des cas comparé en permanence à Paul Waether, ou dansle pire de cas considéré comme quelqu'un essayant de s'accaparer letravail d'autrui, comme un vulgaire copieur.
Aubout de dix minutes de retard sur l'heure prévue, alors que lapremière partie du journal est déjà largement terminée et qu'unepage spéciale « prise d'otage dans les studios » a étélancée, la porte de la loge s'ouvre, et des rires en sortent.
Néanmoins,les forces de police bondissent à l'intérieur de la loge etmaîtrisent Paul en deux temps trois mouvements. Celui-ci ne présenteaucune résistance, mais c'est qu'à la demande expresse de PaulWaether, que son fan est relâché sur-le-champ. Pour souligner sonexigence, il affirme qu'il ne se rendra pas sur le plateau si Paulest conduit au poste, et encore moins si TV1 décide de porterplainte.
Quelquesinstants plus tard, les deux hommes se dirigent à travers lescoulisses, en direction du plateau principal, escortés par lasécurité. Alors que Paul Waether s'empresse de rejoindre son siègeà proximité de la présentatrice, les hommes en noir conduisentPaul dans le public.
L'interviewpeut donc débuter, avec un bon quart d'heure de retard. Tout sepasse pour le mieux, jusqu'à ce que l'auteur déclare avoir uneannonce à faire, « d'uneimportance capitale ».Il commence d'abord par remercier tous ses fans, qui l'ont soutenupendant plus de dix ans et depuis la parution du premier tome de TheOther Life.
Dansle public, les visages sont fermés. Tous ces gens, présents cesoir, attendaient avec impatience que l'auteur révèle quelquessecrets sur l'écriture de son ouvrage, paru le jour même. Mais aulieu de cela, ils ont droit à une « prise d'otage », etmaintenant à une annonce capitale qui semble ne rien annoncer debon.
« Jetenais particulièrement à vous témoigner ma sincère gratitudepour tout ce que vous m'avez apporté au cours de ces dix dernièresannées ; vous, mes fans, mes lecteurs, qui m'avez toujours soutenu.
Maisle temps est venu pour moi de vous annoncer quelque chose. Quelquechose qui me fend le cœur. Le troisième tome de The Other Lifesera le dernier roman que je vous présenterai...
Stupeurdans le public- Ne vous inquiétez pas, vous pourrez toujours liredu Paul Waether... » Soudain, une coupure de courant plonge lestudio dans le noir complet, coupant dans la foulée les micros desdeux intervenants.
Saisis par cetteébauche d'annonce, plusieurs membres du public se jettent sur leurssmartphones pour diffuser et commenter, via les réseaux sociaux, lanouvelle qu'ils viennent d'apprendre. En quelques minutes à peine,l'information est diffusée des centaines, des milliers, des millionsde fois à travers le monde.
Mais Paul, lui, amusépar la scène qui se déroule autour de lui, a le sourire aux lèvres.Comme s'il savait quelque chose que le monde ignore encore.
Il faut plusieurslongues minutes avant que l'électricité ne soit rétablie et quel'interview ne puisse reprendre. Il est alors vingt heuresquarante-cinq lorsque Paul Waether peut enfin poursuivre.
« Jene sais pas ce que vous avez imaginé suite à mes précédentspropos, mais laissez-moi vous dire et surtout vous rassurer, vousaurez toujours, à l'avenir, la possibilité de lire du PaulWaether.
Seulement,je ne suis pas Paul Waether. Je me nomme Bill Stewart, et ne suisque le prête-nom du seul et unique Paul Waether, véritable auteurde The Other Life.
C'est à ce momentprécis que, dans le public, Paul se lève... tranquillement. Ilrejoint alors Bill et se présente, dix ans après la parution de sonpremier ouvrage, comme Paul Waether, son authentique auteur.
Paul, l'inconnu, étaiten fait l'un des auteurs le plus célèbres du moment. L'un de ceuxqui ont vendu le plus d'exemplaires au monde. Refusant d'être sousle feu des projecteurs, il avait fait le choix, au début de sacarrière, d'engager un prête-nom ; et ce fut Bill, leprête-nom. Chargé d'encaisser tous les coups médiatiques,préservant de cette façon la vie privée du vrai Paul Waether.
Aujourd'hui, Billsouhaite passer à autre chose, ceci mettant alors un terme à cettecollaboration prolifique et fructueuse entre les deux hommes. L'uncherchait la paix tout en ayant secrètement une réelle notoriétépublique, l'autre rêvait de percer en tant que comédien. Nul doutequ'après un rôle aussi long et fascinant, il aura marqué lesesprits, autant que le véritable Paul Waether.