Eden park
Landry Royal
Sans connaître l’élément déclencheur de mon geste – mais pourquoi le voudrais-je – je quitte soudainement tous les programmes ouverts et éteins l'ordinateur. Je sens que c’est le moment, cela fait déjà plusieurs minutes que je ne travaille plus mais contemple le soleil couchant inonder l’horizon d’une apaisante lueur rose. Je glisse la veste que je porte depuis ce matin et me lance dans la traversée de l’open space où mes de collègues se lèvent à leur tour et me rejoignent dans l’allée centrale.
Quand l’ascenseur nous débarque dans le hall, je retrouve avec une synchronisation parfaite Bastien qui arrive par l’escalier. Nos mains se frappent bruyamment, on se demande comment ça va – bien – puis nous nous dirigeons d’un pas décidé vers la sortie sans même nous demander où nous allons.
« T’as vu la dernière vidéo de Megatron ? Les tractions qu’il fait sur la poutre… il invente toujours de nouveaux exercices, c’est dingue ». Bastien engage directement la conversation sur notre point commun le plus fort, le street workout que je pratique avec lui depuis que prendre soin de mon corps est devenu ma seule activité en dehors du travail et des sorties.
Il a raison à propos de ce Megatron, et discuter de ses exploits nous occupe jusque dans la rame du métro où nous continuons à nous enthousiasmer. Très volubile, Bastien s’exclame, mime des exercices, et cela ne gêne personne. Au contraire, deux adeptes de la musculation de rue qui ont entendu notre conversation se joignent à nous. Des rapprochements identiques s’organisent un peu partout, des groupes se forment naturellement, par affinités, et discutent passionnément. Cela fait longtemps qu’il n’a plus de sièges dans le métro, ni de personnes seules, tout le monde parle avec tout le monde des sujets qui les intéressent, sans qu’il n’y ait jamais un moment de silence.
Après quelques stations, nous sommes une petite dizaine à quitter le réseau de transports en commun pour nous diriger vers un immeuble ancien d’une demi-douzaine d’étages. D’épileptiques lumières colorées visibles derrière les fenêtres de la façade indiquent que l’immeuble entier a été transformé en club. Dans l’entrée bondée, je n’ai aucune peine à dire adieu à ma veste que jette sans en vérifier les poches. Elles sont vides, comme celles de mon pantalon, et toutes celles de gens présents autour de moi. Nous n’avons ni argent, ni téléphone.
Dès mes premiers pas dans la salle principale, un serveur m’arrête et me tend un Américano qu’il choisit sur son plateau rempli de cocktails en tous genres. Sans surprise, je le remercie : c’est exactement ce que je souhaite boire à cet instant. J’avale une gorgée et constate que l’endroit est déjà bien rempli, hommes et femmes discutent et dansent dans la pénombre éclairée par les spots projetant des traits de lumière verte qui courent sur les murs de la salle. L’ambiance est bonne, comme toujours à un afterwork. Je perds rapidement Bastien dans la foule et me dirige instinctivement vers un coin plus calme du club.
Je trouve rapidement de la place à une table, à côté d’une femme assise avec d’autres personnes. Nous trinquons tous ensemble puis commençons à discuter. La conversation est riche comme quand on se rencontre pour la première fois, mais amicale comme si nous nous connaissions depuis toujours. Les verres défilent au rythme de notre soif et les assiettes de tapas comblent notre faim sans que nous ayons le temps de manquer de rien. Aucun argent ne circule, que des bulles fraîches qui pétillent au milieu des sourires et des regards entendus.
Au bout d’un temps impossible à définir, la femme m’invite à danser. Elle me plait, comme toutes les femmes que je rencontre, et réciproquement. Nous faisons quelques pas, puis elle me prend la main et d’un coup de poignet me plaque à elle. Nous quittons alors la salle pour monter tous les deux, dans un long baiser qui durera le temps du trajet d’ascenseur, vers une des chambres libres du club.
*
Une musique familière venant de l’extérieur me réveille. Il fait encore nuit. Posé sur le sol, un sac en plastique blanc rempli d’une robe froissée m’indique que je suis seul. Je me lève et ouvre, nu, la fenêtre derrière laquelle m’attend un drone de réveil en vol stationnaire. Je saisis le sac qu’il porte et qui contient mes vêtements pour la journée. Le drone coupe la musique. Je le regarde repartir jusqu’à ce qu’il disparaisse au loin. A ce moment, la lumière de la salle de bain s’allume derrière moi et mon visage apparaît sur la vitre. Inconscient de moi-même, je ne me vois pas et ne regarde que les toits de la ville qui s’étendent à travers mon reflet. L’eau chaude de la douche commence à couler.
Ce jour-là, je ne pourrai plus jamais me regarder autrement, je ne pourrai plus écrire. Je serai de retour à l’état originel que la ville entretiendra en veillant à ce que j’ai toujours le nécessaire avant le manque. En apparence elle sera la même qu’aujourd’hui mais l’invisible aura changé. La seule condition du bonheur parfait.