Editorial

Pierre De Gerville

Suite aux attentats, un besoin d'écrire... Tout le monde y va de son éditorial alors pourquoi pas moi ?

AGIR

Me voilà finalement en guerre. Je l'ai pourtant vue venir, cette guerre – tapie dans les colonnes des journaux, dans les débats télévisés, dans les méandres du monde. Il suffisait de se pencher et de jeter un coup d'œil dans la marmite pour l'y voir mijoter. Mais quand elle s'est enfin montrée, j'étais démuni, et déjà en pyjama.
J'ai regardé les images défiler comme les souvenirs enfouis d'un autre temps. Parce que la guerre, pour moi, c'était le passé ou l'ailleurs. C'est à ce moment précis que j'ai compris à quel point la paix m'avait forgé. Images étranges d'un temps où la mort était possible, sautant légèrement sur mon vieil écran cathodique un peu anachronique.  
J'étais perdu au fond du bocage normand, parmi les vestiges et les fantômes d'une autre guerre. Celle-là non plus n'avait pris personne en traitre. On l'avait tout autant repoussée et niée jusqu'à l'embrasement. Parce que ce n'est pas drôle, la guerre – c'est absurde, et nous ne pouvons que la rejeter du plus profond de nous-mêmes, espérer avec une lâcheté certaine qu'elle se détournera au dernier moment comme un cyclone déviant miraculeusement de sa course avant l'île.
La guerre m'a laissé face à l'évidence : je devais agir. C'était le fruit d'une réflexion commencée depuis longtemps et catalysée par les attentats de Charlie et plus généralement une prise de conscience du monde qui m'entoure, mais à cet instant c'était plus que cela : un instinct, un besoin –agir. Comment ? Allongé dans mon lit, je voulais sauver mon pays et mon T-shirt usé n'avait même pas de manches à retrousser.
Comment agir ? Pas d'ennemi vers lequel charger sabre au clair. Plus vraiment d'uniforme ni de drapeau. Une guerre très vingt-et-unième siècle : un adversaire dématérialisé et complexe, une combinaison subtile de fanatisme, de désillusion et de lavage de cerveau, le tout fluctuant au grès d'enjeux géopolitiques qui dépassent jusqu'à ceux qui croient pouvoir les contrôler – en cela au moins, l'homme reste fidèle aux bases. Une guerre plus tant mondiale que mondialisée, en quelque sorte. Avant, les Etats se canardaient joyeusement. Maintenant, on découvre la multinationale du crime. Dans ces conditions, vouloir donner un nom et un seul à la mitraille qui nous éparpille condamne à des raccourcis peu recommandables.
Je veux agir, parce qu'il est évident que cette guerre sera longue et pourquoi pas perpétuelle : vaincu sur son territoire, l'Etat Islamique se dispersera au vent et poussera partout où corruption, faiblesse de l'état et pauvreté auront travaillé le sol en sa faveur.
Ce qui m'attend, c'est un épisode hybride entre guerre et paix, et c'est précisément ce que je n'ai jamais appris : une guerre moderne, il y a un avant et un après, c'est écrit dans tous les livres d'histoire, et pendant, c'est la guerre, point. La guerre de Trente Ans, la guerre de Cent Ans, je ne sais pas ce que c'est. Et pourtant, j'ai déjà ressenti cet état particulier quelques jours à peine après les attentats de Paris : à la télévision, le petit bandeau noir avait disparu du sigle de France 2, William Leymergie souriait à nouveau avec ses dents du bonheur, ça sentait bon le café et la vie reprenait. Mais en moi quelque chose restait éveillé et m'interdisait le réconfort et la malhonnêteté de me croire en paix jusqu'aux prochaines rafales.
Je ne peux qu'agir : l'inaction est de la collaboration passive. Mais n'être qu'en guerre ? La guerre laisse l'état faible et ruiné. La guerre renforce la dette. La guerre met en suspens les questions essentielles. Les enjeux ne manquent pas. Ils ne se sont pas volatilisés avec les bombes. L'économie, le climat, l'Europe sont toujours ceux du Jeudi 12. Seule notre société a évolué – vieilli subitement ?- mais si peu, et de façon si fragile. Cette guerre, il faudra la mener sans oublier la paix.
J'ai confiance en la société, en ce qu'elle sait faire de mieux et paradoxalement le mieux faire : lutter, aimer, s'engager. Je pense que les forces qui portent notre société sont infiniment plus puissantes que les ombres qui planent sur elle. Je ne crois pas que l'état porte en lui les réponses à notre crise. L'état protège et dirige et inspire parfois mais n'est de toute façon que le reflet de ceux qu'il administre. C'est à la société, c'est-à-dire à moi en particulier, qu'il incombe de se lever. Tendre la main, ce n'est presque rien, et pourtant c'est si difficile parce que l'homme fuit come la peste toute perte d'équilibre. Il suffit de tendre la main une première fois : l'acte devient si évident que l'avant parait absurde. Les causes pour lesquelles s'engager ne manquent pas – volontariat, associations, politique, que sais-je ? Et écrire, toujours et simplement écrire, partager et transmettre. C'est ma voix et ce n'est que ma voix.
On nous avait promis un monde post-tout, on nous avait même prédit la fin de l'histoire, mais l'histoire ne laisse jamais personne s'évader. Que faire ? Continuer à vivre, évidemment. Ne serait-ce que par bravade. Le 11 Novembre 1940, les lycéens et étudiants défilaient sur les Champs à la barbe des Nazis. Alors, on doit bien cela à leur mémoire. Vivre, mais sans œillère. S'engager. Aimer. Réenchanter le monde. La paix est à ce prix.
La société a besoin de moi. Pas parce que je serais exceptionnel. Parce que j'en fais partie.
 

Signaler ce texte