EDUCATION SENTIMENTALE

Jacques Daillie

Jacques, après sa rencontre avec Isabelle (un vieux souvenir), raconte un peu de sa vie amoureuse et sentimentale. C'est pour lui une source de réflexion approfondie sur le "coup de foudre"…





Ma rencontre au Pays Perdu avec Yvonne de Galais/alias Isabelle, ne fut bel et bien qu'un rêve merveilleux. Comme pour Meaulnes ! Je ne la revis jamais.

 

En 1997, je me suis inscrit à l'université (Paris7), en DEUG de Lettres, n'ayant pas voulu, comme d'autres, tenter ma chance en classes préparatoires aux grandes écoles.

 

La vie estudiantine à Paris, au quartier latin, est très favorable aux rencontres et j'eus, dès les premiers mois, plusieurs flirts qui tournèrent court. Jusqu'à ce que je rencontre Sandrine Clément, dans une boite de la rive gauche, un soir, où je m'y étais laissé entraîné par Laurence, mon  flirt du moment, qui, était dans la même section de DEUG que moi. Sandrine était une de nos profs, vacataire en fin de thèse qui assurait les travaux dirigés de notre groupe en littérature contemporaine.

 

 

Ce fut l'occasion d'un échange entre nous qui ne pouvait avoir lieu dans le cadre des cours. Laurence qui sentit l'empathie qui s'installait entre Sandrine et moi eut le bon goût de jeter son dévolu sur un autre type. Apparemment, Sandrine n'était pas accompagnée. Une fois encore, je me sentais attirée par une fille plus âgée que moi — et, confidence pour confidence, c'est une tendance qui me caractérise encore !

 

Sandrine Clément n'était pas ce que la plupart des hommes considèrent comme une belle femme. Si, pour parler comme les garçons s'expriment habituellement au moins entre eux, elle était bien roulée, ni son port ni sa mise n'avaient rien d'élégant, et son visage, pour moi, aurait été laid s'il n'avait été éclairé par un gentil sourire et une intelligence peu commune. Ses yeux, sombres, comme sa chevelure et toute sa personne brillaient souvent d'humour et de bonne humeur.

 

Ce fut rapide et imprévu : le soir même elle m'entraîna chez elle. Ce qu'elle masquait sous des oripeaux mal taillés et assortis à la diable, c'était non seulement un corps bien fait, mais aussi une sensuelle propension aux jeux et aux plaisirs des corps qui me remplit d'une allégresse inattendue. D'emblée, tandis qu'elle m'ôtait mes vêtements avec dextérité, je lui dis que je n'avais encore jamais fait l'amour avec une femme. « Avec un homme, peut-être ? Non ? Avec tes mains, alors ? oui ? Bon tu me rassures! Eh bien, mon cher, moi, je ne suis pas pucelle, et je saurai me débrouiller avec toi, sois en sûr…               

 



Cela dit, même si jamais elle ne se gêna d'aucune façon pour parler de la chose, jamais non plus elle se livra, par les mots, à des propos obscènes. Elle faisait montre, même, d'une délicate attention envers moi. Le premier soir ne fut pas, de ma part, très glorieux, mais je lui sus gré et de sa patience et de sa volonté manifeste de m'aider à surmonter mes complexes. J'appris vite et beaucoup avec elle et notre relation dura jusqu'à la fin de l'année universitaire et encore, quoique de façon plus sporadique les deux années suivantes. Il n'y eut pas d'amour entre nous, mais un sain plaisir sensuel qui fit beaucoup pour mon équilibre personnel. L'amour ne fut certes pas de la partie, mais en échange, nous avons développé une agréable et tendre amitié  amoureuse, qui perdura même lorsque je compris, assez vite, que je n'étais pas son seul partenaire.

 

Lorsque je lui en fis la remarque, elle me dit, sans même s'excuser, sans même penser qu'elle puisse me devoir des excuses, « mon cher Jacques , je t'apprécie beaucoup, mais en effet, il a d'autres hommes dans ma vie que je n‘aime ni plus ni moins que toi. Tant que l'amour, le grand, le vrai Amour, n'aura pas fait irruption dans ma vie, je ne vois pas pourquoi je me priverais des occasions qui se présentent et qui me tentent. Exactement comme ça c'est passé avec toi. Et je te conseille de suivre aussi cette ligne de conduite : tu verras que c'est assez agréable et que l'on y apprend beaucoup sur nos congénères. »

 

Et c'est en effet ce que je fis jusqu'à ce que, il y a peu en vérité, je rencontre, comme on dit, l'âme sœur, qui m'a libéré de mon attachement secret à Isabelle. Sandrine, qui elle aussi s'est trouvé le compagnon qu'elle espérait, a vraiment été ma libératrice et est toujours, et même plus profondément qu'alors, mon amie.

 

 

 

Sandrine à fait mon éducation. Non seulement elle m'a appris ce que les corps peuvent se dire, par plaisir et en amitié, mais elle m'a assuré qu'échanger avec différents partenaires était une bonne façon d'en apprendre « beaucoup sur nos congénères »…J'ai suivi son conseil. Outre Sandrine elle-même, pendant une douzaine d'années, j'ai connu beaucoup de femmes. Je dois dire que ce fut rarement des aventures d'un soir, non, je ne suis pas de ce genre-là,  un rythme trop rapide serait contre-productif. Mes liaisons ont duré parfois plusieurs mois. Lorsqu'elles furent brèves, ce furent des erreurs auxquelles il convenait de mettre fin rapidement, en général par consentement mutuel.  Le plus souvent, comme je l'ai dit, j'en pinçais pour des femmes plus âgées que moi. Souvent de plus jeunes m'ont déçu ; moins expérimentées, elles m'ont surtout paru plus égoïstes. Mais peut-être n'ai-je pas eu de chance, peut-être n'en ai-je pas connues assez ?

 

 

J'ai ainsi appris à connaître la gent féminine : c'est pour moi une expérience que je ne renie en rien. Les femmes sont ma passion : pour la plupart, les femmes sont des êtres riches, intelligents, courageux, tendres et sensuels.

 

Vous n'attendez pas bien sûr que je vous parle de chacune d'elles. Ce serait fastidieux. Mais vous attendez peut-être de connaître Brigitte ? Il y a maintenant presque trois années que nous vivons ensemble. Enfin !, presque, car son métier peut l'entraîner loin de moi. Elle est musicienne, violoncelliste, dans un orchestre qui se produit parfois hors de  France.

 

C'est durant l'été 2009 que nous nous sommes connus : je venais d'avoir trente ans et elle en avait vingt-huit. Mes études terminées, j'avais obtenu un poste d'enseignant dans un lycée de Toulouse. Et en ce mois de juillet, je parcourrais tantôt à pied, tantôt en voiture le Quercy, le Rouergue et le Périgord que je n'avais pas eu l'occasion de fréquenter pendant ma jeunesse dans l'Allier, le Cher et la moyenne vallée de la Loire, ni pendant mes études à Paris. C'est une région à la riche culture que j'ai, cet été là, appris à aimer. Depuis, Brigitte et moi y retournons presque chaque année, en pèlerinage sentimental en somme. Car c'est là, d'abord, que nous nous sommes aimés.

 

Je passais la soirée dans la petite ville où se donnait ce soir-là un concert de musique classique principalement dédié à Schubert. Il s'agissait d'une petite formation fonctionnant en trio, quatuor ou quintette. Il y avait notamment au programme trois œuvres qui sont parmi mes préférées : le trio n°2 pour piano et  cordes, le quatuor pour cordes n° 14 « la jeune fille et la mort » et le quintette pour piano et cordes « la truite ».

 

Je m'y rendis. Je fus enchanté, notamment par la violoncelliste.

 

Il s'est trouvé que les cinq musiciens logeaient dans le même hôtel que moi. Je les ai retrouvés en fin de soirée alors qu'ils prenaient des rafraîchissements. Je les ai félicités, leur disant tout le plaisir que j'avais reçu de leur interprétation de Schubert, au fin fond de la France profonde. Ces musiciens s‘étaient connus au conservatoire à Paris et se retrouvaient les étés pour donner des concerts à travers la France pour occuper la saison creuse. Et gagner leur vie ! Ils ne poursuivaient pas de carrière de solistes, appartenant déjà tous, sauf la pianiste, à différents orchestres.

 

J'ai craqué pour la violoncelliste, une blonde très jolie, et même, belle, charmante et modeste. J'ai appris ce soir-là son prénom, Brigitte. Je l'ai suivie au long de son chemin, les semaines suivantes. Nous avons fait quelques balades ensemble. Nous avons passé quelques nuits aussi ensemble. Et depuis, beaucoup d'autres.

 

 

 




Dans quelques mois, nous allons atteindre, Brigitte et moi, les trois ans fatidiques, les trois ans au-delà desquels l'amour ne pourrait résister, selon certains tenants des  neurosciences. L'humour et la tendresse depuis les premiers jours sont de la partie, et ne menacent pas de s'atténuer. Depuis quelque temps, inconsciemment peut-être, ou peut-être consciemment, nous nous efforçons d'érotiser toujours plus notre relation. L'imagination ne nous manque pas pour cela ; elle est une source intarissable de stimuli pour les fantasmes qui font le reste

Ainsi, Brigitte, me joue, nue, des sarabandes sur son violoncelle planté entre ses cuisses. Quand je l'entends jouer, le matin au lever, je me présente, moi aussi dévêtu. Et moi aussi j'adore. Nous réfléchissons alors, gravement : quelle position allons nous adopter ? Le plus souvent, je la laisse décider. Elle aime érotiser...

 

 

Pendant deux ans, nous avons vécu chacun chez nous, comme des amoureux. Les rencontres étaient plus chaudes, pensions nous. Surtout, nous avions peur d'abandonner une part de notre liberté. Maintenant nous partageons le même appartement. L'intimité y gagne. Comme, cette coquinerie du matin. Mais, cela introduit des contraintes. Brigitte aime à libertiner. C'est une dévoreuse. Avant que nous vivions ensemble, cela se passait parfois chez elle ?

 

« Oui, en serais-tu choqué ? Choqué, oh non !, mais inquiet, oui ! Mais tu as tort, je t'aime. Et maintenant, quand tu t'éloignes, tu ne couches plus, le soir avec des petits camarades ? Si, ça m'arrive. Tu ne couches pas ailleurs, toi ? Avant oui, beaucoup ? Pas depuis que nous nous connaissons. Vraiment ? Même quand je ne suis pas ici, auprès de toi ? Oh, c'est arrivé par hasard, quand, allant voir une ex, par deux fois, je l'ai trouvée seule. Ah, tu vois, par hasard, avec celle que tu as lutiné tant et tant avant qu'on se rencontre ! Moi, c'est vrai, ce n'est pas par hasard. C'est par besoin. Je ne peux rester toujours seule au lit dans ces hôtels impersonnels que nous devons fréquenter. Alors, nous nous tenons chaud. Tu sais Nicole, elle est bisexuelle. Je sais que ça ne lui déplairait pas que tu la calines un peu, en même temps que moi. Si tu le voulais, on pourrait se réunir de temps en temps. Et tu crois que ça nous ferait du bien ? Peut-être pas, mais, au moins, ça ne nous ferait pas de mal. Prendre du plaisir, ça n'a jamais fait de mal. Sans doute, si tu le dis. Mais j'ai peur de te perdre ! Impossible, c'est si nous restons toujours entre nous que tu me perdras. »

Tout de même, j'hésite. Elle est toute dans ses notes. Et moi dans l'écriture. Sur ces deux terrains, nous ne nous comprenons pas toujours, mais pour tout le reste notre connivence est parfaite. Qu'elle couche avec Nicole ne me dérange pas car je ne peux remplacer sa copine. Peut-être que des femmes se disent par le sexe des choses essentielles. Mais que peut de plus que le mien lui apporter le sexe de Pierre, Paul ou Sébastien ? La diversité, Chéri ; je ne veux pas prendre le risque de rater quelque chose que j'ignore encore. La vie est si courte.

Un soir, je trouve Nicole à la maison. Tout naturellement nous passons au lit ensemble. Ce n'est pas désagréable, tant s'en faut, mais, franchement, je n'ai rien appris sur les femmes ; j'ai simplement assisté in vivo, quand Brigitte est avec nous à ce qu'elles se font lorsqu'elles se plaisent ensemble. C'est charmant, et diablement érotique.

N'empêche, je n'aimerais pas me retrouver au lit avec Sébastien et Brigitte. Et il ne me plait pas de savoir que cela se passe, parfois, en mon absence, avec Paul ou Pierre en plus...

Heureusement, elle m'apprécie au lit, et ce n'est qu'en déplacement qu'elle se laisse aller à me faire des infidélités. D'un autre côté, je n'aimerais pas davantage voir faiblir ses ardeurs. Alors, que faire ?

Cultiver et faire grandir l'amour sans se priver des plaisirs de la vie en toute convivialité ?

 

 

 

 C'est quoi l'Amour, Brigitte ?

 

Paul Auster (Sunset Park, 2011, en traduction chez Actes Sud)écrit : « Il avait été aveuglé par le talent de cette femme (…) Quelqu'un qui pouvait jouer comme elle ( …) devait posséder plus de profondeur de sentiment et une gamme de sensibilité plus étendue que toutes les femmes qu'il avait connues auparavant. »

 

Je me demande encore, alors que notre couple semble solidement établi, si cette réflexion de l'écrivain américain peut s'appliquer aussi à ma rencontre avec Brigitte…

 

C'est quoi l'amour? En voilà une question ! "La musique du hasard" (*)? m'a demandé un jour Brigitte… Ou bien : peut-on réellement ramener l'amour à une histoire de reconnaissance chimique comme semble le penser aujourd'hui nombre de neurobiologistes ?

 

Tous deux, avant de nous connaître, nous avons déjà, depuis longtemps, une vie sexuelle intense, impliquant de multiples partenaires. Les domaines troubles de l'attrait et du désir nous laissaient déjà perplexes, même si nous en connaissions bien les effets sur notre physiologie sexuelle, mais, lorsque les sentiments s'en mêlent, alors, l'incompréhension devient abyssale, la « boite » noire de l'alchimie amoureuse en est encore plus noire ! Entre nous, nous parlons souvent de ce qui nous réunit. Sans trop nous en inquiéter, bien que nous n'ayons pas d'explication ! Rien, semble-t-il, dans nos parcours, dans nos personnalités, ne nous préparait à ce  vrai coup foudre.

 

Brigitte n'est pas une intellectuelle. Après le bac, le conservatoire a été un dur apprentissage, principalement technique. En musique, qu'il s'agisse de connaissance ou de pratique, on est, en grande partie, dans le domaine du sentiment et du sensuel. On peut jouer n'importe quel compositeur, mais on ne réussit vraiment à le faire aimer que si on l'aime soi-même.  L'analyse intellectuelle n'est ici d'aucun secours.

 

J'ai, au contraire, toujours été dans le monde de l'esprit : mes études de littérature et de philosophie m'ont conduit à analyser la pensée des auteurs à travers leurs œuvres. Le point de contact entre musique et littérature se situe sans doute au niveau de la poésie. D'une certaine poésie, au moins ! Et, sans être insensible à la musique des mots — puisque  j'aime aussi la musique elle-même — je me passionne plus  du sens de l'écrit que de sa musique.

 

Et pourtant, nous nous sommes rencontrés, et reconnus. Notre amour n'a rien d'éthéré… Nos joutes érotiques sont des sources sans cesse renouvelées de plaisirs inouïs.

Nous nous aimons sans savoir pourquoi. Alors, Brigitte, c'est quoi l'amour ? 

 

« C'est le plaisir d'être heureux ensemble, non ? »

 

 

 

_____________________________________________________

(*) ‘La musique du hasard' est un ouvrage de Paul Auster (1991, Actes Sud et en poche Babel n° 83).


  • J'aime beaucoup votre texte ! votre ouverture d'esprit est une bouffée d'air ...

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Heureux qu'il vous plaise! C'est si rare qu'on me le dise…

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Default user

      Jacques Daillie

    • Je vous en prie ! Bonne journée à vous !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Louve blanche

      Louve

Signaler ce texte