Effet de miroir

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Madame Alexandre Bernheim, née Henriette Adler, femme du marchand.

Madame Alexandre Bernheim, née Henriette Adler, femme du marchand.

Effet de miroir

 On la pousse, on la bouscule. Insidieusement mais fermement comme si tous voulaient se coller le nez aux tableaux pour être sûrs de les avoir vus et pouvoir dire après, ce qu’il faut en dire.

Elle, refoulée en quelques secondes et coups de coudes à la dernière rangée du groupe, ose à peine un soupir quand elle se retrouve devant une ligne de têtes pour seul horizon. Bien sûr, elle ne connaît rien à l’art - son mari le lui fait remarquer assez souvent – mais, même si elle n’en montre jamais rien, ce côté « incollable, premier de la classe », l’exaspère. Chez son mari aussi. Chez son mari, surtout. Justement, elle l’aperçoit. Les lunettes en demi-lune remontées sur le front, les sourcils relevés en un double accent circonflexe signe chez lui d’une intense activité de réflexion, il semble boire les paroles de la conférencière. En vérité, elle le sait, tel un chasseur à l’affût, il guette le faux pas, l’imprécision pour donner l’estocade à la conférencière avec l’assurance de ceux qui ont l’habitude de tout savoir.

Elle, si son mari lui demandait son avis, elle lui dirait – en sachant bien que c’est complètement idiot - qu’elle aimerait se balader au petit bonheur de son humeur dans les salles du musée. Oui, c’est ça, elle adorerait se promener au milieu des tableaux. Un peu comme elle flâne dans les champs au printemps en se laissant porter par une couleur, une odeur, une lumière, une sensation. Tiens, comme cette fois à Honfleur où, au passage des nuages… dans une sorte de brouillard sonore résonnant sous la verrière, la voix de la conférencière la ramène à la réalité. Elle abandonne immédiatement son regard flottant, penche la tête studieusement, tripote machinalement sa rangée de perles, essaye de glaner les bribes de phrases qui survolent jusqu’à elle : « intérieur bourgeois et paysages intérieurs… cadrage décalé de la technique photographique… Vallotton… peintre proche des Nabis… s’essaya à tous les genres picturaux, tous les styles… Ingres, sa grande référence… sublimation du noir… envers du décor… » Elle retient son souffle. Mon dieu, pourra-t-elle comme eux, comme son mari, se souvenir de tout ?! « Vallotton est un artiste inclassable et complet, poursuit la conférencière. Il fut peintre mais aussi et on le sait moins… romancier, auteur de théâtre. » L’information a fait mouche. La voilà maintenant ballottée dans une houle de « oh ! » et de « ah ! » admiratifs. Un instant, elle tente de rester à flot, de résister à la déferlante de questions s’abattant autour elle comme un paquet de mer puis renonce. Elle n’y arrivera jamais.

Et c’est là que par une trouée dans le groupe, elle l’aperçoit. Grisaille, le tableau n’a rien pour l’attirer spontanément – son goût pour les couleurs « gaies » énerve assez son mari – mais elle ne peut en détacher les yeux. Happée. Bouleversée. Elle ne voit que lui ou plutôt qu’elle, cette femme si lasse, le regard à la dérive, le dos affaissé, les jambes nouées, molle et refermée comme une fleur fanée... Voir n’est pas le terme exact. Ce qu’elle ressent pour cette femme qui lui fait face est bien au-delà des mots. Elle la sent dans sa chair, par le moindre pore de sa peau comme elle retrouverait une amie perdue depuis longtemps. Son cœur s’emballe, son visage s’empourpre. Son mari trouvera ça une fois de plus idiot mais les larmes lui montent aux yeux sans qu’elle puisse contrôler l’émotion qui la submerge. Cette femme devant elle, cette femme « qui se tient », cette femme « comme il faut » dans une robe d’un gris souris très chic brodée de perles noires de jais, les mains ornées d’émeraudes, au léger sourire de convenance, elle la voit… nue ! Oh non pas dans la nudité de sa chair comme d’autres femmes sur d’autres tableaux mais dans la nudité de sa solitude ! Celle de l’âge qui agite le spectre du néant et fait murmurer « si j’avais su. » Comme elle la comprend cette femme qui ne compte pas plus dans le décor que le tapis, le tableau, le meuble lourd, cette femme juste posée du bout des fesses sur un fauteuil du bureau de son mari qui lui a demandé de s’asseoir, cette femme qui attend docilement qu’il finisse sa conversation et décide « on y va ! »

Dans la salle redevenue silencieuse après le départ du groupe derrière la conférencière, elle s’approche du tableau, s’incline pour lire sa légende. Ah, elle s’appelle Madame Bernheim… Plus d’un siècle les sépare mais cette femme c’est son amie, son double, sa sœur, son miroir.

« Qu’est-ce que tu fiches plantée là ? » Revenu sur ses pas, son mari la tire par le bras. « Tu vas me faire louper la communication sur Vallotton et la photographie ! Si tu veux comprendre quelque chose à son art, c’est le moment. » Elle ne va quand même pas lui dire que c’est vrai qu’elle ne connaît rien à l’art mais que pour l’instant elle est prise, que Madame Bernheim lui parle d’elle … !? Alors, sans prêter attention au regard interloqué de son mari, elle relève juste la tête vers lui « non, ça ne m’intéresse pas. Moi, je regarde. » Elle a l’impression que dans son cadre, le léger sourire de Madame Bernheim est pour elle.

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