EGRATIGNURE
andree-lyse
Merveille des merveilles ! Cette bestiole noire que Gildas venait de dénicher sous la feuille de pomme de terre était un cadeau suprême pour son anniversaire !
La collection d’insectes qu’il conservait dans des boîtes en carton faisait l’orgueil de ce petit homme qui avait huit ans aujourd’hui. Quand il serait grand, il en était sûr, il parcourrait le monde à quatre pattes à la recherche des insectes oubliés. Papa lui avait dit le nom de ce métier mais c’était vraiment trop difficile à retenir. Lui il disait chasseur. Lui ne chassait que les bêtes qui avaient échappé au coloriage de Dieu, les ocres, les brunes, les noires. Il trouvait ça plus beau, plus vrai. Il n’attraperait jamais de coccinelles !
Maman lui interdisait de quitter la maison sans avoir pris son petit-déjeuner mais il savait qu’il ne lui fallait pas plus de dix minutes pour capturer une belle créature noire et brillante et puis d’ailleurs, c’était son anniversaire !
Il avait traversé la cuisine en courant, la bête enfermée dans le calice de ses mains. Maman avait tenté de l’arrêter mais il avait crié qu’il réglait une affaire urgente. Quelques minutes plus tard il était redescendu avec une boîte en carton.
- « Regarde Maman le joli cloptère »
- « Je vois surtout que tu as les pieds trempés et que tu es encore sorti sans rien dans le ventre ! »
- « Tu te trompes ! j’ai du courage plein de ventre ! »
- « Et bien délaye le dans un peu de lait »
-
Gildas ouvrit la boîte qu’il posa à coté de son bol.
- « Gildas ! Pour l’amour du Ciel range cette boîte ailleurs que sur la table et ferme-la ! »
Maman était incroyable de fantaisie dans son vocabulaire ! Papa disait que c’était des trucs de filles. L’amour du Ciel ! S’il lui arrivait d’obéir ce n’était pas pour l’amour du ciel. De toutes façons ce matin il n’obéirait pas !
- « Je crois que tu oublies quelque chose Maman…
- « Ah oui ? Le sucre ?
- « alors là c’est glacial ! »
- « Voyons, le jus d’orange est là, non, je ne vois pas. »
- « C’est mon anniversaire ! »
Elle porta sa main à sa bouche :
- « mon Dieu, bien sûr, j’avais oublié. »
En plus elle ne savait pas mentir.
- « Bon anniversaire bonhomme » dit-elle en se ruant sur lui.
Elle avait l’habitude de lui frotter le nez pour l’embrasser. Ca faisait l’orgueil de Gildas d’avoir une mère esquimaude.
Ces effusion passées, il trempa ses doigts dans son bol de lait et déposa quelques gouttes sur la toile cirée avant de libérer ses insectes sur la table. Comme à chaque fois, elle hurla :
- « Gildas ! pour la dernière fois remballe ces bestioles. En plus ça ne s’alimente pas avec du lait les insectes ! »
Qu’est-ce qu’elle pouvait bien en savoir ; il n’y en n’a pas des insectes sur la banquise !
Au dessert Gildas avait reçu en cadeau une grande boîte en carton trouée, entourée d’un ruban jaune. Quel bonheur ! il avait vraiment des parents formidables ! Cette grande boîte allait lui permettre de loger ses insectes en étages comme dans une HLM. Il battait des mains les joues rosies par le plaisir.
Il s’agenouilla sur sa chaise, tira à lui la boîte et délia le ruban. Le poids du paquet l’avait un peu étonné mais la surprise fut à son comble quand un museau pointu apparut et lui balaya le nez d’un grand coup de langue. Un chien ! Un chien esquimau !!
Cet anniversaire serait le plus beau de sa vie !
Le teckel fut baptisé Pierrot, en guise de collier Gildas lui attacha autour du cou le ruban jaune de l’emballage.
Un mâle supplémentaire était entré dans la maison et Gildas se fabriquait des souvenirs insolubles dans le temps à chevaucher le canapé en écoutant Papa raconter une version inédite de sa recherche de sa femme sur la banquise. Il s’était promis de faire pareil. Pierrot et lui parcourraient une contrée peuplée uniquement d’insectes et ils découvriraient la créature faite pour lui.
Les années avaient passé, emportant comme la marée à chaque vague un petit débris de l’enfance. Le chien avait été de toutes aventures, de toutes les désillusions.
Gildas avait abandonné peu à peu la chasse aux insectes pour des proies aux yeux brillants et aux lèvres écarlates. Il avait renoncé à trouver sa promise sur un territoire désertique quand il avait appris que sa mère était née à Suresnes. Pierrot était de toutes les fêtes. Il se logeait partout et pouvait se nourrir de n’importe quoi dès lors que Gildas restait dans son champ de vision. Pierrot était un ami, un frère, un alibi, une joie pure. Son museau blanchissait comme un authentique esquimau. Pierrot était une formule magique ; un arrêt sur image de ce déjeuner d’automne où Gildas avait eu huit ans. Les réalités pouvaient bien donner des coups de boutoir à son bonheur, quarante centimètres de fourrure à quarante degrés le réchauffaient de tout. Lorsque Gildas était parti vivre en ville pour suivre l’université il avait quitté le domicile familial avec Pierrot.
Dans sa quatorzième année, Pierrot perdit l’usage d’une patte arrière. La droite. Maman tenta de convaincre Gildas de ramener son chien à la campagne pour qu’il y finisse ses jours tranquille.
- C’est le programme que tu veux que je te réserve quand tu seras trop vieille ? Crois-tu vraiment qu’on puisse mourir tranquille en étant tout seul Maman ?
Bien sûr les promenades devinrent beaucoup plus longues. Le chien devait s’arrêter fréquemment. Pierrot levait alors un regard navré vers son maître comme pour s’excuser d’avoir vieilli trop vite. Son état de trépied avait réduit son activité à la somnolence sur un coussin et l’emploi du temps de Gildas se réduisait d’autant tandis qu’il se consacrait à la surveillance de ce qu’il refusait obstinément de concevoir comme le déclin de son compagnon.
Et puis Gildas dû parti encore dans un purgatoire dont l’utilité lui semblait discutable : Service Obligatoire. Gildas vivait difficilement un quotidien absurde. On lui avait enseigné les valeurs de l’intelligence depuis sa plus tendre enfance, il avait achevé une maîtrise de philosophie avec la certitude que l’esprit était un outil indispensable à l’humanité et on l’enfermait dans une parenthèse de bêtise avec pour seul argument celui de lui forger un caractère patriote. Ca le rendait fou de colère et il n’en finissait pas de discourir sur l’obsolescence de ce système dans les lettres enflammées qu’il envoyait à ses amis. Papa lui avait toujours épargné le chapitre « tu seras un homme mon fils », il trouvait ici un commando prêt à le convaincre que l’humanité se mesurait sur une échelle dont la servilité servait d’étalon. Les chiens de compagnie n’étaient pas admis dans les casernes parce que la solitude devait aussi être une caractéristique de leur humanité ; Pierrot avait donc rejoint ses parents et lui manquait ! Cet animal avait l’inestimable valeur d’une tendre habitude, une pensée usuelle et quotidienne dont l’absence lui faisait perdre le sommeil.
De toute façon il détestait cette période où tout le monde semblait s’accorder à attendre quelque chose de lui sous prétexte que son état civil affichait une date limite d’enfance. Que voulait-il faire ? Qui voulait-il aimer ? Combien voulait-il gagner ? Il voulait juste vivre et ça ne lui avait jamais semblé aussi compliqué !
Le sergent n’avait pas eu l’air d’apprécier d’être interrompu pendant son exercice, il dit avec mépris
- JODELET ! Téléphone urgent !
Gildas avait demandé qui l’appelait en entrant dans le bure au. « Votre Maman » avait éructé l’officier de service comme s’il prononçait une grossièreté.
- Maman, que se passe-t-il ?
- Gildas mon chéri, ton père et moi sommes très ennuyés au sujet de Pierrot..
- Il est malade ?
- Le vétérinaire pense qu’il vaudrait mieux en finir maintenant..
- Est-ce qu’il souffre ?
- Il n’a pas l’air mais il n’a plus aucune force. En fait , je t’appelle pour avoir ton accord pour l’euthanasie.
- Non, c’est non, je viens !
- Gildas je ne pense pas qu’ils te laisseront venir pour un chien. Sois raisonnable et aies un peu de pitié pour ton ami.
- Non ! hurla-t-il.
Et comme l’officier lui signifiait que la conversation avait assez duré, il raccrocha.
Gildas était bouleversé. Il s’était réfugié dans les toilettes où il avait sorti son talisman ; une photo truquée de Pierrot et lui prise le jour de l’obtention de son BAC. Le décor représentait la banquise, Pierrot et lui sont habillés en esquimaux et au bout de leurs harpons, l’un tient un poisson, l’autre un diplôme. Cette photo ne le quittait jamais. Il implorait le Dieu des esquimaux de toucher de sa grâce son fidèle serviteur et de lui laisser le temps de revoir son ami avant qu’il ne rejoigne le Paradis des chiens esquimaux.
Sa décision était prise ; il partirait ce soir.
Il avait profité de la sortie des militaires en ville pour s’esquiver, atteindre la gare et monter dans le premier train en partance pour sa direction.
Il arriva dans la nuit et réveilla ses parents affolés par les probables conséquences de son acte insensé.
- « Gildas, tu es fou ! Tu risque la prison ! » geignait sa mère.
- Je te ramène. Tu restes une heure et je te ramène. Répétait son père.
Gildas avait trouvé son ami gisant dans la cuisine sous un amas de couvertures. Pierrot souleva une paupière quand Gildas lui caressa les oreilles.
- « Je suis là mon ami » dit-il en le prenant dans ses bras.
Papa et Maman l’attendaient au bas de l’escalier, déconfits. Gildas ne voulait pas les effrayer, il dit simplement :
- « Je vis ma dernière histoire esquimaude. Laissez-moi s’il vous plait. »
Il coucha le chien dans son lit et s’allongea à ses côtés. Pierrot agitait faiblement sa queue et léchait péniblement les doigts qui lui caressaient le museau.
- Ca ne va pas te faire mal, tu verras. On en a vu d’autre ensemble non ? Tu vas pouvoir courir sur la banquise. Je suis sûr que ça va te plaire. Ici je penserai à toi tout le temps. Essaie de me faire savoir à quelle heure ils m’attendent. Dis-leur que j’ai encore deux ou trois bricoles à régler quand même mais tu verras, ça ne sera pas long. On aurait dû être de la même race tous deux ! Hé Pierrot, en m’attendant trouve toi une petite esquimaude gentille, t’as toujours trouvé que des pimbêches ici ! tu vas te marrer Pierrot, tu vas voir !
Quand il fur trop fatigué pour continuer à respirer, il s’arrêta. Gildas attendit que sa main ne perçoive plus la chaleur de son souffle, il l’enroula dans les couvertures et descendit l’escalier.
Ses parents étaient restés au salon. Ils firent cortège jusqu’au pied du noisetier.
- « Il t’a attendu Gildas » dit Maman dans un sanglot.
Gildas creusa le trou juste à côté de l’endroit qui abritait sa colonie d’insectes. Il avait noué le collier de Pierrot à son poignet.
Il faisait encore nuit quand ils prirent la route. Papa avait assuré à Maman que Gildas ne risquait rien s’il rentrait avant le jour.
Dans la voiture, Papa écoutait les suites pour violoncelle de Bach d’un air inspiré, comme s’il ne remarquait pas les larmes de Gildas. Bien sûr tout le monde allait mourir un jour, les insectes, les chiens, les parents et lui. Lui qui allait se réfugier où maintenant s’il avait peur ? Qu’est-ce que ça n’allait pas être drôle d’être tout seul ! Il sentait qu’à présent on allait exiger de lui de décider, choisir, déterminer, tenir. En fait jusqu’à cet instant il n’avait jamais envisagé l’avenir parce que son quotidien était rempli d’une chose qui le rendait heureux, vivant et serein. Il allait falloir qu’il s’inquiète maintenant, il en était sûr.
Papa trouverait-il jamais le courage de rompre ce silence ? il aurait juste fallu qu’il prenne son garçon dans ses bras ; il ne parvenait pas à le faire. Comment lui dire que quoiqu’il arrive Gildas pourrait toujours compter sur lui. Il aurait donné sa vie si ce don avait pu lui éviter toutes ces épreuves. Il dit soudain :
- Tu as raison Gildas, n’oublie jamais ça. On ne manquera pas de te faire croire que tu es faible. Ceux qui te diront ça n’ont qu’une idée approximative de la région du cœur…..
- C’est la région polaire ? demanda Gildas
Papa avait souri.
Gildas, ça ne l’arrangeait pas du tout d’avoir raison. Il avait bien compris qu’il devrait toujours justifier cette raison.
- Bon, pour la caserne trouve une salade crédible et téléphone à l’esquimaude, elle s’inquiète.
Papa le laissa à une centaine de mètres de l’entrée et au lieu de l’embrasser, le serra dans ses bras en lui tapotant l’épaule. Voilà pensa Gildas, le chasseur d’insectes a fait son entrée chez les chefs. Il se sentait misérable avec son trophée autour du poignet.
Quelqu’un l’avait poussé dans le dos pour le propulser sur la scène. Il n’était pas bien sûr d’avoir compris ce qu’il devait faire. Quelle prestation attendait-on de lui ? Devait-il être un héros ? Un fourbe ? un serviteur ou un maître ? Une sensation de vertige lui fit penser qu’il pouvait tenter équilibriste.
Dans l’immédiat, il y avait cette escapade qui n’allait pas manquer de lui attirer des ennuis et en marchant dans le froid matinal il se sentait un peu faible pour affronter ça. Il chercha à se souvenir du portrait de son chien. « La désinvolture » lui souffla quelqu’un en coulisses. Allez, il pouvait bien essayer ça.
La sentinelle luttait contre le sommeil quand il entendit quelqu’un approcher en sifflant « Au clair de la lune ».